ET LES CHIENS SE TAISAIENT(Tragédie) (Pendant que lentement se lève le rideau on en­tend l'écho). L'ÉCHO Bien sûr qu'il va mourir le Rebelle. Oh, il n'y aurapas de drapeau même noir pas de coup de canonpas de cérémonial. Ça sera très simple quelquechose qui de l'ordre évident ne déplacera rienmais qui fait que les coraux au fond de la merles oiseaux au fond du ciel les étoiles au fond desyeux des femmes tressailliront le temps d'unelarme ou d'un battement de paupière. Bien sûr qu'il va mourir le Rebelle, la meilleureraison étant qu'il n'y a plus rien à faire danscet univers invalide : confirmé et prisonnier delui-même... Qu'il va mourir comme cela est écriten filigrane dans le vent et dans le sable par lesabot des chevaux sauvages et les boucles desrivières... Gibier de morgue ce ne sont pas des larmes qui teconviennent ce sont les faucons de mes poingset mes pensées de silex c'est ma muette invo­cation vers les dieux du désastre Architecte aux yeux bleus je te défie prends garde à toi architecte car si meurt le Re­belle ce ne sera pas sans avoir fait clair pourtous que tu es le bâtisseur d'un monde de pes­tilence architecte prends garde à toi qui t'a sacré? En quelle nuit as-tu troqué le com­pas contre le poignard?architecte sourd aux choses clair comme l'arbremais fermé comme une cuirasse chacun de tespas est une conquête et une spoliation et uncontresens et un attentat Bien sûr qu'il va quitter le monde le Rebelle tonmonde de viol où la victime est par ta grâceune brute et un impie architecte Orcus sans porte et sans étoile sanssource et sans orient architecte à la queue de paon au pas de cancer àla parole bleue de champignon et d'acier prendsgarde à toi (Le rideau est levé). (Dans la barathre des épouvantements, vasteprison collective, peuplée de nègres candidatsà la folie et à la mort; jour trentième de lafamine, de la torture et du délire). (Un silence). LA RÉCITANTE Rentrez chez vous jeunes filles; il n'est plus tempsde jouer; les orbites de la mort poussent des yeuxfulgurants à travers le mica blême. PREMIÈRE FOLLE (sérieuse) c'est une devinette? LE RÉCITANT c'est la saison des étoiles brûlantes qui commence. DEUXIÈME FOLLE (riant) Ah, c'est un conte. LE CHŒUR (menaçant) L'île raidit ses pattes d'araignée venimeuse sur la gadoue des barracoons. PREMIÈRE FOLLE hou, hou. DEUXIÈME FOLLE hou, hou. LE RÉCITANT jeunes filles, respectez les étrangers qui passentsur les riches ornières du crépuscule. (Les folles s'écartent). L'AMANTE Embrasse-moi : la vie est là, le bananier hors deshaillons lustre son sexe violet; une poussièreétincelle, c'est la fourrure du soleil, un clapotisde feuilles rouges, c'est la crinière de la forêt...ma vie est entourée de menaces de vie, de pro­messes de vie. LE REBELLE O mort où la faim n'avarie, ô dent douce, deuxenfants noirs sur ton seuil ils sont sans paren­tage, mort grasse deux enfants maigres se tenantpar la main sur ton seuil, ils sont crépusculaireset faillis. L'AMANTE O mer, ô ressac, ô troupeau de flammes furibondes,moutonnez vos semences à mes pieds intouchés. LE REBELLE O mort deux enfants noirs dans ton soleil, sois-leurtranquille et tiède, ô mort dévoreuse de pig­ments, grande égale grande juste sans sherif nigendarme, grande enrouleuse, grande endor­meuse de frères. L'AMANTE Embrasse-moi, l'heure est belle; qu'est-ce que labeauté sinon ce poids complet de menaces quefascine et séduit à l'impuissance le battementdésarmé d'une paupière?... LE REBELLE qu'est-ce la beauté sinon l'affiche lacérée d'un sou­rire sur la porte foudroyée d'un visage? Qu'est-cemourir sinon la face pierreuse de la découverte,le voyage hors de la semaine et de la couleur àl'envers du soleil? L'AMANTE Ne calomnie pas le soleil. Est-ce que je maudisl'ombre, moi? je te chéris ombre, pêcheur des beaux cris chevelusdu soleil, dans tes ruisseaux incertains ô le ventet ses doigts d'orpailleur attardé. LE REBELLE O mort, ô reine, ô tisseuse aux bons bras, ô car­deuse, ô doigts froids sans onglée, nous sommes là devant toi deux râleux et cagneux au traversde la chaîne, et vers le simple silence lancezvotre navette faite de vers somptueux. L'AMANTE Beau doux ami, le ciel ingrat sans nous se peuplera‐t-il de faucons désillés, les huîtres perlières sans nous sous le couvercle dutemps apaiseront-elles de longs gestes dormantsle serpentement de la blessure obscure? beau doux ami, sans nous le vent s'en ira-t-il déflo­rant, gémissant vers l'attente cambrée? LE REBELLE Le parfum de la mandragore s'est séché; la collinechasse sur ses aussières; les grands remous desvallées font des vagues; les forêts démâtent, lesoiseaux font des signaux de détresse où noscorps perdus bercent leurs épaves blanchies. LE CHŒUR Quel est celui qui tarde, quel est celui qui se faneen oubliance? LE DEMI-CHŒUR pierre de soufre tombé des nues LE DEMI-CHŒUR bel arc LE CHŒUR beau sang LE DEMI-CHŒUR belle pluie LE DEMI-CHŒUR Susciteuse oh, LE CHŒUR Susciteuse oh, je ne puis chasser de mes yeux cetteimage : des mangeuses de terre dans un champd'argile. LE DEMI-CHŒUR toutes les mordorures et tout l'espoir au dos desmains, au creux des mains des feuilles de caïmi­tier ne me consoleront pas. LE REBELLE J'ai capté dans l'espace d'extraordinaires mes­sages... pleins de poignards de nuit de gémisse­ments; j'entends plus haut que les louanges unevaste improvisation de tornades, de coups desoleil, de maléfices de pierres qui cuisent de petits jours étranges,l'engourdissement bu à petites gorgées. L'AMANTE un oiseau sans peur jette son cri de flamme jeunedans le ventre chaud de la nuit. LE REBELLE ...un grand brasier de prunelles rouges et de crabes.. un ensemencement pour voir de mouches de pa­labres de mauvais souvenirs, de piste de ter- mites, de fièvres à guérir, de torts à redresserun bâillement d'alligator une immense injustice. L'AMANTE Embrasse-moi : le monde est jeune LE REBELLE O comme le monde est fragile L'AMANTE Embrasse-moi : l'air comme un pain se dore et lève LE REBELLE Comme le monde est solennel L'AMANTE Embrasse-moi : le monde flue d'aigrettes de palmesde spicenards de désirs de canéfices LE REBELLE O le monde est mat de chevaux cabrés L'AMANTE Embrasse-moi; embrasse-moi : dans mes yeux lesmondes se font et se défont; j'entends des mu­siques de mondes... les chevaux approchent...un paquet de frisson gave le vent charnel devenaisons... (Un silence prodigieux). PREMIÈRE FOLLE Les morts saluent les croque-morts DEUXIÈME FOLLE J'ai entendu dans le tonnerre le chien maigre de lamort... Salut compagnon maigre. (Musiques funèbres). LE REBELLE Oh, mes amis, il suffit : je ne suis plus que pâture;des squales jouent dans mon sillage LE CHŒUR Les blancs débarquent, les blancs débarquent LE REBELLE Les Blancs débarquent. Ils nous tuent nos fillescamarades. LE CHŒUR (terrifié) Les Blancs débarquent. Les Blancs débarquent. LE DEMI-CHŒUR Jaillissez larmes LE DEMI-CHŒUR Coulez rosée. LE REBELLE Qu'est-ce que tu vois? L'AMANTE La vie poto-poto beaucoup de boue LE REBELLE Tu te souviens? L'AMANTE les fougères arborescentes... torrentielle le bruit del'eau. LE REBELLE les pitons, les anses... la pluie... ses arilles de clusiarosea... L'AMANTE Oh! un paysage de faux ébéniers, lacs et scirpes etla pluie d'or sur le toit de tôle rouillée. LE REBELLE roses de Canna éteignez-vous landes de Campines je suis à vous. polders de Hollande engloutissez-moi laisses de basse-mer soyez-moi sœur. (Entrent les évêques paissant sous la houlettede l'archevêque). PREMIER ÉVÊQUE quelle époque : mes enfants vous avez fait là unebelle boucherie (Il s'assied sur son trône). DEUXIÈME ÉVÊQUE Une époque étonnante mes frères : la morue terre­neuvienne se jette d'elle-même sur les lignes (Il s'assied sur son trône). TROISIÈME ÉVÊQUE je dis que c'est une époque étourdissante ou stu­péfiante à votre gré (Il s'assied sur son trône). QUATRIÈME ÉVÊQUE une époque phallique et fertile en miracles (Il rit idiotement et s'assied sur son trône. Lestrois premiers évêques se touchent le front dudoigt et désignent le quatrième évêque pourindiquer qu'il est fou). L'ARCHEVÊQUE allons, j'aime les bêtes de beau pelage : ne tuez pas les chats. ouha brrouha ou-ou-ah (Les évêques se touchent le front du doigt etdésignent l'archevêque pour indiquer qu'il aperdu la raison). L'ARCHEVÊQUE allons, j'entends la flûte perlée des crapauds et lecrécellement rugueux des grillons de la nuit.Ouha bruhah (Les évêques se lèvent, le groupe sort lentement,chacun traînant derrière soi un hareng-saurau bout d'un fil). (Vision de forêt et de broussailles. Des cavaliersnoirs). PREMIER CAVALIER Fougères bègues, guidez-nous. DEUXIÈME CAVALIER Paroles séchées des herbes, guidez-nous. TROISIÈME CAVALIER Couleuvres endolories, guidez-nous. QUATRIÈME CAVALIER Lucioles cris du silex, guidez-nous. CINQUIÈME CAVALIER Guidez-nous, ô guidez-nous, aloès aveugle ven­geance tonnante armée pour un siècle. (La troupe s'ébranle, les cavaliers disparaissentdans la forêt). PREMIÈRE FOLLE C'est étrange le soir promène des sorcières... DEUXIÈME FOLLE Les araignées au ventre d'œuf entrent avec desmines de pape dans leur palais de fil salué determites; dans les cavernes désireuses du som­meil des babines de requins s'agitent en rêvantde chasse et de carcasse. Bien sûr les filets pro­tecteurs ne jouent plus : à contre-flot sur lesmurs de la mer dans le paroxysme du remugleles céphalopodes tricotent leurs pattes attendent et crient; marais marais vomissez vos cou­leuvres. LA RÉCITANTE La mort pleure tout doucement dans le cou duvent doux LE RÉCITANT Le feu accroche ses fanes rapaces aux toits fascinésdes maisons LA RÉCITANTE ...la ville s'effondre sur ses jarrets ...dans le vertigelent du viol ...parmi les chatouilles d'un lit defumée et de cris PREMIÈRE FOLLE Des femmes passent dardant leurs ongles ...leursparoles sont d'effroi ...Oh, j'entends croîtrel'épeautre des nuits ...des femmes ...la fosse estpleine de sang ...des flocons de feu tombent ...jevois des lézards de feu, des sauterelles de feu,des colocases de feu. LE REBELLE Ne parlez pas ainsi. Ne parlez pas ainsi... je suisassis dans la désolation. Ma cour un tas d'osse­ments, mon trône, des chairs pourries, ma cou­ronne un cercle d'excréments. Et voyez :d'étranges noces ont commencé : les corbeauxsont les joueurs de rebec, les os, des osselets; des flaques de vin sur le sol font des caillots frater­nels où les ivrognes couchés sont couchés pourlongtemps... longtemps. (Cependant que trois dieux à tête de chienemportent l'âme de l'amante). LA RÉCITANTE (dolente) Nous sommes au moment où la princesse lasséeessuie sur ses lèvres une absence de baiserscomme une pensée de fruit âcre. (Elle avance l'aiguille d'un demi-cadran). Nous sommes au moment où la princesse a cesséde croire au faiseur de pluie hirsute. (Elle avance l'aiguille d'un demi-cadran). Nous sommes au moment où brin de sourire parbrin de sourire la princesse se tisse une robe denid de pluie inédite. (Elle avance l'aiguille d'un cadran). Nous sommes au moment où le prince a inventél'ophrys-femme, la plus belle des fleurs du cer­veau. (Elle avance l'aiguille d'un demi-cadran). Nous sommes au moment où la princesse proclameirrédentes toutes les terres circonvoisines desmousses de la mer (Elle avance l'aiguille d'un quart de cadran). LE RÉCITANT Nous sommes au moment où sur le seuil desflammes la princesse fait signe à son cacatoèspréféré cacatou cacatou parmi le livre vide de fins labours défunts. Nous sommes au moment où neuf scorpions sefrappent, formés par la malédiction des âmes. (Pause. Le cortège funèbre a disparu). LE RÉCITANT Nous sommes au moment où un volcan se sabordedans la soute à corail Nous sommes au moment où l'impératrice décrètedans les grottes de l'Empire l'inutilité des caissesde compensation et se tatoue les cuisses d'unepluie de daturas où râle une lance flammée. LA RÉCITANTE (solennelle) Arpège de guitares sinistres, il se lève sous mespaupières une aube saignée à blanc je suis attente toute attente. je marche sur les œufs des instants précieux O les chemins fragiles têtus et certains de mon royaume qui est et qui n'est pas encore Il fait beau monstrueusement beau. Déferlez semaines, scrupules des mondes mourants; déferlez filles grosses; écumez contre mon attente scabreuse. LE RÉCITANT (humble) Me voici l'homme marchand aux mains vides, œilnu suscitant le spectacle, gorge brassant vivantsles mots éclos contre mes dents. LA RÉCITANTE Me voici moi moi : la femme obsédée de grandesparoles et je nage parmi les glaïeuls et les rosesde Jéricho vers l'odeur simple des cadavres. LE REBELLE Ce n'est pas vrai ...il n'y a plus de combats. Il n'ya plus de meurtres n'est-ce pas? Plus de crimesflamboyants? L'orgue de barbarie ronronneaveugle des minutes de silence, sciure du tempssans poussière. Ho, Ho, une odeur de cadavre ...du sang pétillantcomme une grande cuve de vin. LA RÉCITANTE Il n'est que de cogner à la vitre du soleil. Il n'y aqu'à casser la glace du soleil. Il n'y a qu'à décou­vrir dans la boîte du soleil la houppe rouge desfourmis venimeuses éclatées à tous vents. Ha,Ha. LE RÉCITANT Il fait beau. Une gerbéra plus nue qu'une femmedans le soleil joue vers le soleil et le soleil crépitedans les cerveaux fermés diadème miné arbredu voyageur cœur tressé belles eaux-soufflées‐haut-gelées. PREMIÈRE FOLLE L'odeur de la terre défoncée des machetes de lapluie fume. Le jour simple est un mouroir... Oh,j'écarte les feuilles de bruit. Oh, j'écoute à tra­vers les fissures de ma cervelle. Il monte. Ilmonte. DEUXIÈME FOLLE Il monte. Il monte. Le soleil est un lion qui setraîne fou brisé de pattes dans la cage quitremble. LE REBELLE (Fébrile). Il monte... il monte des profondeurs de la terre...le flot noir monte... des vagues de hurlements...des marais de senteurs animales... l'orage écu­mant de pieds nus... et il en grouille toujoursd'autres dévalant les sentiers des mornes, gra­vissant l'escarpement des ravins torrents obs­cènes et sauvages grossisseurs de fleuves chao­tiques, de mers pourries, d'océans convulsifsdans le rire charbonneux du coutelas et del'alcool mauvais... PREMIÈRE FOLLE En ma main noire et rouge s'époumonne une au­rore de sureau blanc. DEUXIÈME FOLLE Au commencement il n'y avait rien. PREMIÈRE FOLLE Au commencement il y avait la nuit. LE REBELLE (bas) La nuit et la misère camarades, la misère et l'accep­tation animale, la nuit bruissante de soufflesd'esclaves dilatant sous les pas du christophorela grande mer de misère, la grande mer de sangnoir, la grande houle de cannes à sucre et dedividendes, le grand océan d'horreur et de déso­lation. A la fin, il y a à la fin... (Il se bouche les yeux). (Loin, très loin, dans un lointain historiquele chœur mimant une scène de révolution nègre,chants monotones et sauvages, piétine­ment confus, coutelas et piques, un nègregrotesque, le speaker gesticule. Le tout sinistreet bouffon, plein d'emphase et de cruauté). LE SPEAKER Silence, messieurs, silence. PREMIER ÉNERGUMÈNE pas de silence qui tienne : nous sommes libres etégaux en droit. N'oubliez pas cela. DEUXIÈME ÉNERGUMÈNE Et moi je dis : malheur à ceux qui n'ont pas luinscrit sur le mur de nos honorables faces déli­cotées le Mane Thecel Phares de la tyrannie. et voici, je sais des têtes qui rouleront comme descabosses de cacao : mort aux blancs. LE CHŒUR D'ÉNERGUMÈNES mort aux blancs, mort aux blancs. (Échos répercutants, vociférations et chants. Levide et le silence retombent, lourds). LA RÉCITANTE (d'une voix cinglante) A la fin... ce que je vois à la fin... Ah, oui... àl'extrême fin... la culbute de la bête, la poséesur cette merde hystérique des goules mastica­trices, son avachissement visité d'épouvante, soninsolence triturée de prières, et sur ses blessures,la pimentade de mon rire et le sel de mes pleurs. LE RÉCITANT Iles, j'aime ce mot frais guetté de karibs et de re­quins. LA RÉCITANTE O j'attends passionnément : je suis cernée LE RÉCITANT ...cerné d'yeux de cauchemars... LA RÉCITANTE cernée d'enfants et d'yeux et de ruées de rire LE RÉCITANT Cataractes; voici les cataractes, et le chant meur­trier clair des oiseaux. LA RÉCITANTE (jetant bas son masque) Attention, je crie attention du haut de ma guette plus près par ici d'une voix douce et lente de mauvaise récolte etde pluie inattenduela nue noire dessine un nœud coulant LE RÉCITANT (jetant bas son masque) Attention, je crie attention du haut de ma guette plus prèspar ici le canot des flibustiers pille sur champ d'azur : pourse distraire. Ivresse et débauche. Une immense étendue se dore; dans les profondeurs du lac lessive un aigle de ver­meil;des champs de maïs, d'indigo de cannes à sucre, à quelques brasses de profondeur; des clameurs au creux se ruent au creux et bou­chent le ciel... LE CHŒUR (chantant) Hé, mes amis Ho. DEUXIÈME CHORISTE (chantant) Hé, mes amis, Ho PREMIER CHORISTE La terre est une fatigue, ma fatigue va la fatiguer DEUXIÈME CHORISTE Le soleil est une fatigue, ma fatigue va la fatiguer TROISIÈME CHORISTE La pluie est une fatigue; ma fatigue va la fatiguer PREMIER CHORISTE Hé, mes amis, Ho DEUXIÈME CHORISTE Ma fatigue est un gouffre; aucun sommeil ne sau­rait le combler. TROISIÈME PAYSAN Ma fatigue est une soif Ho aucune boisson ne sau­rait l'apaiser. LE CHŒUR Hé, Ho mes amis, Ho. Ma fatigue est un tombereaude sable insonore aux quatre coins de moissonspétrifiées. PREMIÈRE FOLLE (chantant) Où est celui qui chantera pour nous? LE CHŒUR Il tient un serpent dans sa main droite dans sa main gauche une feuille de menthe ses yeux sont des éperviers sa tête une tête de chien DEUXIÈME FOLLE (chantant) Où est celui qui nous montrera le chemin? LE CHŒUR ses sandales sont de soleil pâle ses courroies sont de sang frais PREMIÈRE FOLLE (chantant) Préparons la maison pour le bel hôte triomphant. DEUXIÈME FOLLE (chantant) O chiens, ô scorpions, ô serpents, seuls pas, vraispas qui montez des ténèbres DEUXIÈME FOLLE (chantant) Préparons le sentier pour le bel homme plein deforce LE CHŒUR (frappant dans ses mains) c'est en vain qu'il se cache le dernier des vivants pour le louer nous n'avons pas besoin de tambou­rins, manioc des brûlis, feu des campements holà écou­tez-moi, j'ai soif de vos flèches incendiaires devos fumées rouges de piment de votre curare devotre jénipa. pour le louer et l'encourager nous n'avons pasbesoin de tambourinsholà dans le sang feu continu commencez le feudans l'ombre et le fossémille excuses c'est ce que nous avons de mieux àvous offrir un incendie clignoté saluant desouffles l'obscurité armée d'ombres bleues. PREMIÈRE FOLLE je le coucherai entre mes seins comme une feuille dementhe je le coucherai entre mes seins comme un paind'encens je le coucherai entre mes seins comme un poignardrouge LE CHŒUR (psalmodiant) Avec tes sandales de pluie et de courage, montesurgir imminent seigneur tout près des larmes monte dans le désertcomme l'eau et la montée des eaux houleuses decadavres et de moissons; monte très imminent seigneur, la chair vole encopeaux d'Afrique sombre, monte très imminentseigneur, il y aura encore des yeux comme destournesols ou de grands sojas amoureux bandésd'oiseaux aussi beaux qu'une sonnerie de pommed'adam dans l'éclair des colères brèves LA RÉCITANTE Vous avez entendu, vous avez entendu, le roiarrive, le roi met pied à terre; le roi montel'escalier; le roi franchit la première marche;il en est à la deuxième; le roi est sur le perron. LE RÉCITANT (très calme) pas après pas le roi a mis le pied dans la fossecamouflée de sourires glissants LE REBELLE Vous ne m'empêcherez pas de parler à mes amissans éclipse lune grasse mauvaise herbe, sycomore sycomore... voici mes amours, voici mes haines et ma voix très sage enfant au bord de votre alcôve. LE CHŒUR (lointain) O roi debout LE REBELLE le fleuve sans idiome s'exaspère des manœuvres dela cendre le cap et la limaille les oiseaux et les jours tournent avec leur bruit de serrures; à l'horizon enfantin les animaux fantastiques brouteurs de cervelles ont remisé leurs yeux enjoués de toute la nuit bue. LE CHŒUR (lointain) O roi debout LE REBELLE je veux peupler la nuit d'adieux méticuleux LE CHŒUR (au loin) O roi debout LE REBELLE des violettes des anémones se lèvent à chaque pasde mon sang LE CHŒUR (plus lointain) O roi debout LE REBELLE ...à chaque pas de ma voix, à chaque goutte demon nom LE CHŒUR (plus lointain encore) O roi debout LE REBELLE ...des pommes d'araucaria, des bouquets de cerises LE CHŒUR (presque perdu dans la distance) O roi debout LE REBELLE (d'une voix tonnante) ...des arcs, des signes des empreintes des feux LE CHŒUR (gémissant) O roi debout LE REBELLE j'avais amené ce pays à la connaissance de lui‐même, familiarisé cette terre avec ses démons secrets allumé aux cratères d'hélodermes et de cymbales les symphonies d'un enfer inconnu, splendide pa­rasité de nostalgies hautaines LE CHŒUR O roi debout LE REBELLE Et maintenant seul tout est seul j'ai beau aiguiser ma voix tout déserte tout ma voix peine ma voix tangue dans le cornet des brumes sanscarrefour et je n'ai pas de mère et je n'ai pas de fils. LE CHŒUR O roi debout LE REBELLE je comprends. Holà chiourme retirez-vous, votreoffice est fini. Belle comme la mémoire dessaisie d'oubli frais, lavengeance s'est dressée avec l'oreille du jour ettoutes les poussières qui tissent la chair des nuits,toutes les guêpes qui salivent la cassave des nuitstoutes les sphyrènes qui signent le dos des nuitsont forcé jusqu'à voir leur œil de jouvence. Et voici je salue maintenant la dernière nuit demon sexe foyer charbon soleil enraciné dans les mines de ma force Vous ne m'effraierez pas fantômes je suis fort. j'ai muselé la mer en écoutant peiner les maraî­chers vers la croupe fabuleuse des matins dansune douceur de scandale et d'écume. (la lumière s'éteint). LE REBELLE j'ai pacte avec cette nuit, depuis vingt ans je lasens qui vers moi doucement hèle...(Des lumignons s'allument). LE REBELLE j'ai hélé mes dieux à force de reniements(Ricanements). mais ils me regardent ils m'épient, et j'ai peur des dieux méchants et jaloux. et leur bras est long immense, et leur main est palmée. pas moyen d'échapper je dis que je suis fichu je dis que je ne peux pas comment leur faire comprendre que je ne veux pas.Que je ne peux pas pas une touffe de sommeil, pas une touffe de silencequi ne cache un dieu et les voix disent que je suis un traître, je ne suispas un ingrat je me prosterne je baisse la tête et le chevreau bêle en mon cœur (Il s'arrête. Apparaissent des figures grima­çantes immobiles : ce sont les fétiches : ani­maux fantastiques faces difformes énormes prunelles blanches). LE REBELLE (à plat ventre) Me voici... (Pause). on a beau peindre blanc le pied de l'arbre la forcede l'écorce en dessous crie... (Pause). pourquoi aurais-je peur du jugement de mes dieux? qui a dit que j'ai trahi? (Pause). les étranges mendiants aux faces de millésime quitantôt menacent tantôt saluent les aubes c'est moi une faim chaque nuit les réveille parmi le madré­pore une faim de soleil plus large et de pièces de mon­naies très anciennes. je me tourne à nouveau vers le vent inconnu saillide poursuites. je m'en vais ne parlez pas, ne riez pas L'Afrique dort, ne parlez pas, ne riez pas. L'Afriquesaigne, ma mère L'Afrique s'ouvre fracassée à une rigole de ver­mines, à l'envahissement stérile des spermatozoïdes duviol. PREMIÈRE VOIX TENTATRICE quel fil tendu par-dessus les forêts les fleuves lesmarais les langues et les fauves? je n'ai pas de mère je n'ai pas de passé j'ai comblé jusqu'à l'oubli de poussières et d'in­sulte le puits marâtre de mon nombril. LE REBELLE arrière bourreaux ah vous me clignez de l'œil vous me demandez ma complicité? au secours au secours au meurtre ils ont tué le soleil il n'y a plus de soleil il ne resteplus que les taureaux de Basan une torche est attachée à leur queue furibonde assassins assassins ça y est... ils ont reniflé la viande du nègre ils s'arrêtent ils rient. DEUXIÈME VOIX TENTATRICE C'est fini, tout est fini, inutile de réclamer, l'actionde la justice est éteinte. Voyez, ils l'ont déchiré en lambeaux, en lambeauxcomme un cochon sauvage LE REBELLE comme un agouti? comme une mangouste? qui a fait cela? vous me demandez qui a fait cela? non ce n'est pas moi je suis innocent Qui? Eux eux les chiens eux les hommes aux babines saignantes, aux yeuxd'acier mais vous savez je vous dis que l'action de la jus­tice est éteinte. éteinte, mais la lueur de leurs yeux ne s'éteintjamais. Assassins, Assassins, Assassins.(S'avançant dans la barathre et circulant decadavre en cadavre). La cendre, le songe... affamé, affamé... deux mainsbrûlantes dans l'assiette du soleil... ô morts...et le sadisme du maître et le râlement de l'es­clave par force coprophage parachèvent en traitsde vomi le happement du squale et le rampe­ment du scolopendre. O morts en terre franche. les beaux yeux aveugles de la terre chantent d'eux‐mêmes l'école buissonnière, les sourcils joints des hautslabours les ruses savantes des colloques sans rime ni raisonaux sables mouvants. la vache des naufrageurs, la pluie des calvaires etdes vagues ensorcellent de serpents de palabresde varechs le phare disjoint de sang et d'ombre ô morts sans caveçon je bâtirai de ciel, d'oiseaux de perroquets, decloches, de foulards, de tambours, de fuméeslégères, de tendresses furieuses, de tons de cuivre,de nacre, de dimanches, de bastringues, de motsd'enfants, de mots d'amour d'amour de mitaines d'enfants un monde notre monde mon monde aux épaules rondes de vent de soleil de lune de pluie de pleine lune un monde de petites cuillers de velours d'étoffes d'or de pitons de vallées de pétales de cris de faon effa­rouché un jour autrefois les sœurs égales se donneront la main dans leschambres de tortures le monde penchera tout doucement pour mourirsa tête biscornue les jours bien rangés comme un orphelinat allant àla messe les jours avec leurs mines d'assassins polis se détrousseront de lait d'herbe d'heures avec leurs mines de cerisiers sauvages avec leurs politesses de galères sur la route descygnes avec leurs airs de château connu mais aux salles inconnues aussi belles que le men­songe qui n'est pas autre chose que l'amour duvoyage un jour autrefois trêve de dieu sans dieudes ports inconnus toujours des soleils inconnustoujours LE DEMI-CHŒUR Homme, prends garde, le feu est un langage quidemande à courir. (S'avance la mère). LE REBELLE Femme prends garde, il y a un beau pays qu'ils ontgâté de larves dévergondé hors saison un monde d'éclats de fleurs salis de vieilles affiches une maison de tuiles cassées de feuilles arrachéessans tempête pas encore pas encore je ne reviendrai que grave l'amour luira dans nos yeux de grange incendiée comme un oiseau ivre un peloton d'exécution pas encore pas encore je ne reviendrai qu'avec ma bonne prise de con­trebande l'amour vivant herbeux de blé de sauterelles devague de déluge de sifflements de brasiers designes de forêt d'eau de gazon d'eau de trou­peaux d'eau l'amour spacieux de flammes d'instants de ruchesde pivoines de poinsettias prophétique dechiffres, prophétique de climats LE CHŒUR hachoirs mes doux cantiques sang répandu ma tiède fourrure les massacres, mes massacres, les fumées, mes fu­mées font une route peu limpide de jets d'eaulancés par les évents de l'incendie LE REBELLE Laboure-moi, laboure-moi, cri armé de mon peuple.Laboure-moi phacochère et piétine piétine-moijusqu'à la brisure de mon cœur jusqu'à l'éclate­ment de mes veines jusqu'au pépiement de mesos dans le minuit de ma chair... LA MÈRE Mon fils! LE REBELLE Une minute trop lourde ou trop belle pèse sur moidepuis longtemps PREMIÈRE VOIX TENTATRICE je suis l'heure rouge, l'heure dénouée rouge. DEUXIÈME VOIX TENTATRICE je suis l'heure des nostalgies, l'heure des miracles. LE REBELLE Des femmes depuis longtemps je ne parle qu'à laplus ivre qu'à la plus belle. LA MÈRE (se dévoilant) et la plus malheureuse est à tes pieds LE REBELLE A mes pieds? Je ne parle depuis longtemps qu'àcelle qui fait que la nuit est vivante et le jourfeuillu. LE DEMI-CHŒUR Celle qui fait du matin un ruisseau de jonquesbleues? LE DEMI-CHŒUR Celle qui fait... LE REBELLE que le silex est impardonnable. Femme du cou­chant femme sans rencontre qu'avons-nous ànous dire? A l'heure rouge des requins, à l'heurerouge des nostalgies, à l'heure rouge des mi­racles, j'ai rencontré la Liberté. Et la mort n'était pas hargneuse mais douce aux mains de palissandre et de jeune fille nubile aux mains de charpie et de fonio douce nous étions là et une virginité saignait cette nuit-là timonier de la nuit peuplée de soleils et d'arcs-en‐ciel timonier de la mer et de la mort liberté ô ma grande bringue les jambes poisseusesdu sang neuf ton cri d'oiseau surpris et de fascine et de chabine au fond des eaux et d'aubier et d'épreuve et de letchi triomphant et de sacrilège rampe rampe ma grande fille peuplée de chevaux et de feuillages et de hasards et de connaissances et d'héritage et de sources sur la pointe de tes amours sur la pointe de tesretards sur la pointe de tes cantiques de tes lampes sur tes pointes d'insectes et de racines rampe grand frai ivre de dogues de mâtins et demarcassins de bothrops lancéolés et d'incendies à la déroute de l'exemple scrofuleux des cata­plasmes. LA MÈRE O mon fils mal éclos. LE REBELLE Quelle est celle qui me trouble sur le seuil durepos? Ah, il te fallait un fils trahi et vendu...et tu m'as choisi... Merci. LA MÈRE Mon fils. LE REBELLE Et il fallait aussi n'est-ce pas à ceux qui t'ontenvoyée, il leur fallait mieux que ma défaite,mieux que ma poitrine qui se rompt, il leur fal­lait mon oui... Et ils t'ont envoyée. Merci. LA MÈRE tourne la tête et me regarde LE REBELLE mon amie, mon amie est-ce ma faute si par bouffée du fond des âges, plusrouge que n'est noir mon fusc, me montent etme colorent et me couvrent la honte des années,le rouge des années et l'intempérie des jours la pluie des jours de pacotille l'insolence des jours de sauterelle l'aboi des jours de dogue au museau plus verni quele sel je suis prêt sonore à tous les bruits et plein de confluences j'ai tendu ma peau noire comme une peau debourrique. LA MÈRE cœur plein de combat. cœur sans lait. LE REBELLE Mère sans foi LA MÈRE mon enfant... donne-moi la main... laisse pousserdans ma main ta main redevenue simple. LE REBELLE le tam-tam halette. le tam-tam éructe. le tam-tamcrache des sauterelles de feu et de sang. mamain aussi est pleine de sang. LA MÈRE (effrayée) tes yeux sont pleins de sang. LE REBELLE Je ne suis pas un cœur aride. Je ne suis pas uncœur sans pitié. Je suis un homme de soif bonne qui circule fouautour de mares empoisonnées. LA MÈRE Non... sur le désert salé et pas une étoile sauf legibet à mutins et des membres noirs aux crocsdu vent. LE REBELLE (ricanant) Ha, Ha, quelle revanche pour les blancs. La merindocile... le grimoire des signes... la famine, le désespoir... Mais non, on t'aura menti, et la merest feuillue, et je lis du haut de son faîte un paysmagnifique, plein de soleil... de perroquets... defruits... d'eau douce... d'arbres à pain. LA MÈRE ...un désert de béton, de camphre, d'acier, de char­pie, de marais désinfectés, un lieu lourd miné d'yeux de flammes et de cham­pignons... LE REBELLE Un pays d'anses de palmes de pandanus... un paysde main ouverte... LA MÈRE voyez, il n'obéit pas... il ne renonce pas à sa ven­geance mauvaise... il ne désarme pas. LE REBELLE (dur) Mon nom : offensé; mon prénom : humilié; monétat : révolté; mon âge : l'âge de la pierre. LA MÈRE Ma race : la race humaine. Ma religion : la frater­nité... LE REBELLE Ma race : la race tombée. Ma religion... mais ce n'est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement... c'est moi avec ma révolte et mes pauvres poingsserrés et ma tête hirsute (Très calme). Je me souviens d'un jour de novembre; il n'avaitpas six mois et le maître est entré dans la casefuligineuse comme une lune rousse, et il tâtaitses petits membres musclés, c'était un très bonmaître, il promenait d'une caresse ses doigtsgros sur son petit visage plein de fossettes. Sesyeux bleus riaient et sa bouche le taquinait dechoses sucrées : ce sera une bonne pièce, dit-ilen me regardant, et il disait d'autres chosesaimables le maître, qu'il fallait s'y prendre trèstôt, que ce n'était pas trop de vingt ans pourfaire un bon chrétien et un bon esclave, bonsujet et bien dévoué, un bon garde-chiourme decommandeur, œil vif et le bras ferme. Et cethomme spéculait sur le berceau de mon fils unberceau de garde-chiourme. LA MÈRE Hélas tu mourras. LE REBELLE Tué... Je l'ai tué de mes propres mains... Oui : de mort féconde et plantureuse... c'était la nuit. Nous rampâmes parmi les cannesà sucre. Les coutelas riaient aux étoiles, mais on se moquaitdes étoiles. Les cannes à sucre nous balafraient le visage deruisseaux de lames vertesNous rampâmes coutelas au poing... LA MÈRE J'avais rêvé d'un fils pour fermer les yeux de samère. LE REBELLE J'ai choisi d'ouvrir sur un autre soleil les yeux demon fils. LA MÈRE ...O mon fils... de mort mauvaise et pernicieuse LE REBELLE Mère, de mort vivace et somptueuse. LA MÈRE pour avoir trop haï LE REBELLE pour avoir trop aimé. LA MÈRE Épargne-moi j'étouffe de tes liens. Je saigne de tesblessures. LE REBELLE Et le monde ne m'épargne pas... Il n'y a pas dansle monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné ethumilié LA MÈRE Dieu du ciel, délivre-le LE REBELLE Mon cœur tu ne me délivreras pas de mes souve­nirs... C'était un soir de novembre... Et subitement des clameurs éclairèrent le silence, Nous avions bondi nous les esclaves, nous le fu­mier, nous les bêtes au sabot de patience. Nous courions comme des forcenés; les coups defeu éclatèrent... Nous frappions. La sueur et lesang nous faisaient une fraîcheur. Nous frap­pions parmi les cris et les cris devinrent plusstridents et une grande clameur s'éleva vers l'est,c'étaient les communs qui brûlaient et la flammeflaqua douce sur nos joues. Alors ce fut l'assaut donné à la maison du maître. On tirait des fenêtres Nous forçâmes les portes. La chambre du maître était grande ouverte. Lachambre du maître était brillamment éclairée,et le maître était là très calme... et les nôtress'arrêtèrent... c'était le maître... J'entrai. C'esttoi me dit-il, très calme... C'était moi, c'étaitbien moi, lui disais-je, le bon esclave, le fidèleesclave, l'esclave esclave, et soudain ses yeux furent deux ravets apeurés les jours de pluie...je frappai, le sang gicla : c'est le seul baptêmedont je me souvienne aujourd'hui. LA MÈRE J'ai peur de la balle de tes mots, j'ai peur de tesmots de poix et d'embuscade. J'ai peur de tesmots parce que je ne peux les prendre dans mamain et les peser... Ce ne sont pas des motshumains. Ce ne sont point des mots que l'on puisse prendredans la paume de ses mains et peser dans labalance rayée de routes et qui tremble... (La mère s'écroule). LE REBELLE (penché sur la morte ou l'évanouie) Femme, ton visage est plus usé que la pierre ponceroulée par la rivière beaucoup, beaucoup, tes doigts sont plus fatigués que la canne broyéepar le moulin, beaucoup, beaucoup, Oh, tes mains sont de bagasse fripée, beaucoup,beaucoup, Oh, tes yeux sont des étoiles égarées beaucoup,beaucoup, Mère très usée, mère sans feuille tu es un flam­bloyant et il ne porte plus que les gousses. Tu es un calebassier, et tu n'es qu'un peuplementde couis... (Pause). UNE VOIX Assassin, il a tué son maître UNE VOIX Assassin, maudit, il va tuer sa mère UNE VOIX Assassin à mort coupez-lui les mains UNE VOIX A mort, à mort, crevez-lui les yeux UNE VOIX C'est ça, qu'on lui crève les yeux. LE REBELLE (aveuglé) Coursiers de la nuit, entraînez-moi. LE CHŒUR Le jour est sous la pluie contagieuse une maisonfermée Le jour est dans la nuit empoisonnée une ville quise ferme. O galérien, ô pèlerin, sous la pluie et dans la nuitsans huis tes pas voûtés, mes pas voûtés dans la percée sansmains et sans oreilles sans eau et sans heurtoirtorturée de sentinelles LE REBELLE Coursiers de la nuit entraînez-moi... (S'avançant vers le chœur). Mes enfants je suis un roi qui ne possède rien LE CHŒUR O roi debout LE REBELLE ...Qui ne possède rien LE CHŒUR O roi debout LE REBELLE Ravaudeurs du désert, baptisez-moi. (Il s'incline face contre terre les bras écartés.Un des hommes lui verse de la terre sur latête et la nuque). Terre farineuse, lait de ma mère, chaud sur manuque, ruisseau riche, demi-ténèbres, exige,dirige... (Il approche l'oreille du sol).Oh des pas; des sabots de chevaux, de rampementsde larves grossies dans la vallée de mes oreilles...je suis atteint. Oh oh je suis atteint. (Il se redresse). Coursiers de la nuit entraînez-moi. LA RÉCITANTE campagnes de Babylone feu fumée plaine étendardmille diamants Lucifer beau cavalier j'ai choisimille diamants Jérusalem trébuche une pierreau cou postillon sanglant des fraudes mille dia­mants le jour se soutiendra très pur d'artificesje vais Ah je vais Ha Ha Ha tripudiant fourbuefourchue... les mains nues. Je suis le regret...bateau noir dans le soleil dans les bottes boueusesmais sûres de mes parentés fantastiques. LE RÉCITANT Et maintenant le voici le nautonier noir de l'oragenoir, le guetteur du temps noir et du hasard pluvieux il ne sait plus que l'orage muré dans la passion noire du voyage noir un vieillard têtu, fragile noire interrogation dudestin dans le cycle perdu des courants sommaires mais sa bataille est avec les vents et les rocs non avec son sexe et son cœur... LE REBELLE Va-t'en je ne suis qu'un vaincu retire-toi je ne suis qu'un coupé donné et rejeté je me dédie au vent absolu moi moissonneur vaincu de la chair tiède exalté dans le triomphe salubre des goélands. (Pause). connaissez-vous Ouagadougou la cité de boue sèche LE CHŒUR Ne parlez pas ainsi LE REBELLE connaissez-vous Djénné la cité rouge? LE CHŒUR Oh ne parlez pas ainsi LE REBELLE connaissez-vous Tombouctou? LE CHŒUR Ne parlez pas, ne parlez pas... LE REBELLE j'ai étendu mon mouchoir sur les eaux, sur leseaux de la mort. j'ai étendu mon mouchoir, hé. prêtez-moi un parasol pour le soleil de Ouaga­dougou. (Pause). parce que j'avais tiré toute la nuit sur ma chaîne parce que les mailles à force de japper s'étaientfixées dans ma chair clignotante et noire les minutes autour de moi processionnent comme une bande de loups efflanqués comme un troupeau de coups de fouet comme les nœuds d'une échelle de corde et destatuts sujet indocile victime parfaite défi rivé au front des mares je ne converse pas avec les dieux je ne guéris pas les possédés je ne sais pas le secret qui tua Antiochus Épiphane ni Hérode le grand qu'attendez-vous pour cracher sur moi l'épais crachat des siècles mûri en 306 ans trop tard il est trop tard mes amis je n'y suis pour personne pour personne sauf pour l'inondation trop détrempée pour que lesétoiles y éclatent sauf pour la boue aux yeux brûlés au sexe brûlé des filles courent dans mes yeux cahotés de lu­zernes en faisant sonner leurs sabots de rivières leurs voix d'arbres sans poussières leur long corsage de pain, de plaine et voici j'ai commandé pour mes funérailles un troupeau de buffles sauvages un cent d'ennuques des sacrifices des tumultes un vol de couteaux de jet de sagaies de cuivrerouge mon corps mon corps brancard je ne jetterai pas le blessé aux chiens del'aubépine(La lune monte). LE REBELLE lune pourrie l'amant l'amante l'arbre fétiche l'amant l'amante la colline est un grand seau d'eau qui ne finit pasde tomber dans la lumière des failles des cils des terres le ciel a demandé au frangipanier ses empreintesdigitales fin des mondes des nombres bien entendu on a menti je n'étais pas là à l'adoration des mages; je n'ai pour moi que maparole par la grâce des terres jeunes et du bassin sis­mique et des marais fleuris au front d'une blessure phénix cicindelle catalpa lumière claire ma parole puissance de feu ma parole brisant la joue des tombes des cendresdes lanternes ma parole qu'aucune chimie ne saurait apprivoi­ser ni ceindre mains de lait sans paroles sans pagne — le dragondu dégel mon grand désir sauvage nu noir sagace et brun. (Pause) Ho ho Leur puissance est bien ancrée Acquis Requis Mes mains baignent dans des bruyères de clairin.Dans des rizières de roucou. Et j'ai ma calebasse d'étoiles grosses. Mais je suisfaible. Oh je suis faible. Aidez-moi. Et voici je me retrouve au fil de la métamorphose noyé aveuglé apeuré de moi-même, effrayé de moi-même Des dieux... vous n'êtes pas des dieux. Je suis libre. Vos voix ne me jettent que la pierre de ma proprevoix Vos yeux ne m'enveloppent que de mes propresflammes Vos couteaux de jet qui sifflent autour de ma têtejaillissent du fourré de cactus de mon sang empoisonné C'est égal. Les saules font des prairies de crotonsrouillés Les poinsettias m'entourent et dégorgent dans labile de leurs feuilles le poignard rouge du souvenir et voici les filles qui s'en mêlent les voici les filles du feu les chanterelles de l'enfer les papillons de satin rouge aux ailes plus sonoresque la parole et que la nuit leurs fesses balaient la nuit de leurs projecteurs les lance-flammes mettent le feu à la brousse deleurs seins de leurs reins de leurs cuisses de lait brun de miel noir de mielrouge He ho papa l'amour mettez mettez le feu mettez le feu de vos membres rouges de vos cheveux rouges de vos pieds rouges mettez le feu à la berge rouge de vos sexes rouges bombaïa bombaïa (Il tombe évanoui). LE DEMI-CHŒUR son dos appuie contre les jours LE DEMI-CHŒUR son dos appuie contre les nuits LE DEMI-CHŒUR Je me souviens des soirs, le crépuscule était uncolibri bleu-vert jouissant dans l'hibiscus rouge. LE DEMI-CHŒUR Le crépuscule hésitait frissonnant et fragile parmiles criquets rapiéceurs de ferraille. LA RÉCITANTE Qu'il dorme. LE RÉCITANT Laissez-le dormir. LE CHŒUR Mornes, tuniques aux reins ceints de rivières. LA RÉCITANTE Qu'il dorme. LE RÉCITANT Laissez-le dormir. LE CHŒUR Manguier d'avril, armes claires, îles. LE RÉCITANT laissez-le mûrir dans la belle gousse du sommeil. LA RÉCITANTE Laissez-le dormir, dans son sommeil il y a des îles, des îles comme lesoleil, des îles comme un pain long sur l'eau, des îles comme un sein de femme, des îles comme unlit bien fait, des îles tièdes comme la main, desîles à doublure de champagne et de femme... Ah,laissez-le dormir... dormir... LE REBELLE (tâchant de se relever puis tombant). Et laissez-moi, laissez-moi crier à ma suffisance lebon cri saoul de la révolte, je veux être seuldans ma peau, je ne reconnais à personne le droit de m'habiter, est-ce que je n'ai pas le droit d'être seul entre laparoi de mes os? et je proteste et je ne veux pas d'hôte, c'est ter­rible, je ne peux faire un pas sans que je sois agrippé Du ravin, de la montagne, du bayahonde, mâchantde la canne, suçant des cirouelles... La statue que nous sommes en train d'ériger, cama­rades, la plus belle des statues. C'est pour lescœurs absolus avec sur les bras notre très granddésespoir à force de frémir, dans l'air lourd etdégagé d'oiseaux, la plus belle des statues, laseule où ne pousse pas l'ortie : la solitude DEUXIÈME FOLLE Tou-coi, chien; meurs donc. assez, assez. LA RÉCITANTE Qu'il dorme. Laissez les marsouins sablonneuxs'avancer entre les hauts tessons de l'orage versla mousse jeune et cavalière... LE RÉCITANT Un cheval... contre ses flancs battent les étriersvides. LA RÉCITANTE J'ai beau ouvrir les yeux, mon chemin est sansempreinte, mon œil sans ornière, la fraternitéest si grande : un crépuscule d'arum plein defaims de pollen et de délires d'oiseaux. LE RÉCITANT (confidentiel) l'ai-je rêvée? c'était une ville clamée dont le pavéétait des ébats de dauphins et des pommes deraphia dont la poitrine sensible marquait lesmoindres fléchissements de l'amour... LA RÉCITANTE Oh, je ne rêve jamais... et l'air s'est allégé. Et lesbruits m'arriveront assourdis de plusieurs siècles.Et je les recueillerai sur ma poitrine de silencejusqu'à ce que vienne se débattre à mes piedsce beau poisson essoufflé dans son agonie luxu­riante de bête plus dorée et plus lisse que toutesles autres bêtes... la vengeance... LE CHŒUR je suis le tambourinaire sacré, il est celui qui dansl'éclairage tâtonnant et les relents lance d'ungeste sûr sa paume ligneuse et le maillet, il estle roi des aubes et des dieux, il est le pêcheurroux des choses profondes et noires. LE DEMI-CHŒUR (absent) ...une tache de soleil mûrissait d'or et rose sur lapeau de l'eau. LE DEMI-CHŒUR (absent) Ho, ho, il y avait un bougainvillier saumon et lelong gris clair d'un palmier l'embrassementconstrictor d'une liane gorgée de venin bleu. LE CHŒUR Une aube juste battait sourire Une aube juste battait espoir Une aube juste battait de simples paroles plusclaires que des socs de charrue... et c'est toujours pour nous la saison des pluies et des bêtes venimeuses et des femmes qui s'écroulent enceintes d'avoir es­péré... LE CHŒUR T'es-tu levé? LE REBELLE Je me suis levé. LE CHŒUR T'es-tu levé comme il convient? LE REBELLE Comme il convient LE CHŒUR Et c'est vrai; c'est mille fois vrai salut feuille morte LE REBELLE Ténèbres du cachot je vous salue. UN GEÔLIER (au public) Regardez-le, caricatural à souhait, la mine décon­fite, la face blette, les mains frileuses, chef hypo­crite et sournois d'un peuple de sauvages, tristeconducteur d'une race de démons, calculateursournois égaré parmi des frénétiques LE REBELLE Attaché comme une enseigne au haut bout dupays, je ne sanglote pas, j'appelle. LE GEÔLIER Nous avons miné l'écho, tes paroles brûlerontcomme des excréments. LE REBELLE J'ai acclimaté un arbre de soufre et de laves chezun peuple de vaincus La race de terre la race par terre est connue despieds Congo et Mississipi coulez de l'or coulez du sang la race de terre, la race de cendre marche les pieds de la route explosent de chiques de sal­pêtre LE GEÔLIER Tu expieras prisonnier de la faim, de la solitude,du désespoir LE REBELLE Non. Le paysage m'empoisonne des aconits de sonalphabet. Aveugle, je devine mes yeux et lenuage a la tête du vieux nègre que j'ai vu rouervif sur une place, le ciel bas est un étouffoir, levent roule des fardeaux et des sanglots de peausuante, le vent se contamine de fouets et de fu­tailles et les pendus peuplent le ciel d'acéras etil y a des dogues le poil sanglant et des oreilles...des oreilles... des barques faites d'oreilles cou­pées qui glissent sur le couchant. Va-t'en homme, je suis seul et la mer est une ma­nille à mon pied de forçat. LE CHŒUR Pitié, je demande pitié LE REBELLE Qui a dit pitié? qui essaie par ce mot incongru d'effacer le tableaunoir et feu? qui demande grâce? Est-ce que je demande grâce à mes yeux aveuglés? est-ce que je ne subis pas mes visions irréparables? et je n'ai pas besoin de harpon. Et je n'ai pasbesoin de merlin. Pas de pardon. j'ai remonté avec mon cœur l'antique silex, le vieilamadou déposé par l'Afrique au fond de moi‐même. je te hais. Je vous hais. Et ma haine ne mourra pas. Aussi longtemps que le soleil obèse chevauchera lavieille rosse de la Terre. Et maintenant le passé se feuille vivant le passé se haillonne comme une feuille de bana­nier. le cataclysme à la tête de scalp, à la cervelle derouages de larves et de montres au hasard des fables, au hasard des victimes expiatrices attend les yeux chavirés de palabres magnétiques. Liberté, liberté, j'oserai soutenir seul la lumière de cette tête bles­sée. (Entre le messager). LE CHŒUR Ah, voici le digne messager de cette race cupide. l'or et l'argent ont tissé leur teint pâle. l'attente de la proie a busqué leur nez fauve l'éclat de l'acier niche en leurs yeux froids Ah, c'est une race sans velours. LE MESSAGER Salut. LE REBELLE O mes membres de mur bousillé vous n'éteindrez pas de fatigue et de froid mon cri fumant mon cri intact d'animal pris aupiège. LE MESSAGER J'ai dit salut. LE REBELLE qui m'appelle? j'écoute je n'écoute pas. il y a dans ma tête une rivière de boue d'ablettesde choses troubles et vertes, d'oiseaux morts, deventres jaunes, des miaulements entre-croisés giclés très près dubâillon mes années convulsées peintes en feu des plaques tournantes de marécages de cratèresde fillettes violées il y a dans mes oreilles le peloton d'exécution dans les caponnières du ma­tin. LE RÉCITANT une trompette guerrière a passé dans les airs : ellecrachait de la poussière et de la fumée. LE RÉCITANT des singes gambadaient autour du lion à faced'homme. LE REBELLE je ne crains rien mes amis aujourd'hui est un jour de connivence. il est des jours amers à ma lèvre et le mangot qui tombe tombe lugubrement et les fleurs res­semblent à des ensevelies qui répondent de plusen plus faiblement, mais aujourd'hui je suis enpaix et le filao me fait des signes et la mer mesourit de toutes ses fossettes et chaque mance­nillier se double et se suicide de l'olivier propice. jour de l'épreuve soyez le bienvenu. (Pause). Hé, bien te voilà digne messager de la race supér­ieure. pleins de flair ayant humé l'odeur du trésor prochenos maîtres t'ont délégué pour ouïr la révélationde nos petits secrets... c'est très bien... la civetten'accourt pas plus vite sur les pas de la gazelle. (Pause). ravale ton message je veux mourir ici seul tiens ne fais pas cette tête-là je le connais ton message... ma liberté n'est-ce pas? mais le colon le légitime du sucre de canne du clai­rin de la fève de cacao et de café dressera aux quatre coins de notre lassitude sagueule de table de matières et de requiescat et il fera à nos négresses des mulâtresses en paix c'est ça hein? et puis encore ceci (Parodique). bandes de salauds, reprenez le travail, si vous ne vous exécutez pas presto le malheur estsur vous... les anolis vous suceront la plante des pieds... lesmenfenils vous mangeront le foie... le tafia vousfera naître des termites dans la gorge... dans vosyeux nicheront les guêpes... et quand vous mour­rez (de mauvaise graisse et de fainéantise), vousserez mauvais nègres condamnés à planter de lacanne et à sarcler dans la lune où il n'y a pasd'arbre à pain... Eh bien c'est ça... entendu nousaurons la patience des termites, pour gentillesse,la gentillesse des crabes qui reculent quand onleur donne un coup de pied sur le museau, pourdocilité celle des étoiles, celle des tiques quiéclatent sous le talon des nuages. (Délirant). Oh, laissez-moi. laissez-moi. je veux être plus petitqu'un gémissement d'albizzia nué d'yeux... plussecret que la cornulaire au fond des mers, plusléger que la plumaria des profondeurs. que me voulez-vous? pourquoi s'acharner sur moi?c'est vrai vous ne savez pas qui je suis. Regardezl'élégance de mes bras la finesse de mes mains.Zut pour moi si je ne suis pas au fond des merssous la face des noyés sous la face du soleil lasimple et parfaite ophiure. (Haineux). Eh, bien, fous le camp je veux dire tu repasserasdemain... c'est ça... tu as compris... j'en étais sûr... on est tout demême mieux seul... et sans rancune hein... et je pousserai d'une telleraideur le grand cri nègre que les assises dumonde en seront ébranlées.(Le messager sort à reculons). LA RÉCITANTE je dis que ce pays est un ulcère LE RÉCITANT je dis que cette terre brûle LA RÉCITANTE j'avertis : malheur à qui frôle de la main la résinede ce pays LE RÉCITANT je dis que ce pays monstrueusement dévore LA RÉCITANTE ce pays est maudit ce pays bâille ayant craché l'ankylostome Cuba,une bouche de clameurs vides LE RÉCITANT ce pays mord : bouche ouverte d'une gorge de feuconvergence de crocs de feu sur la croupe del'Amérique mauvaise. LA RÉCITANTE en marge des marées sautillantes je marche surl'eau des printemps tournants et j'aperçois trèshaut mes yeux de sentinelles. l'insomnie à touteépreuve grandit comme une désobéissance le longdes tempes libres de la femme à l'amphore, ver­seau, verseau tempête de germes, bouilloire. LE REBELLE je démêle avec mes mains mes pensées qui sont deslianes sans contractures, et je salue ma fraternitétotale.Les fleuves enfoncent dans ma chair leur museaude sagouin des forêts poussent aux mangles de mes muscles les vagues de mon sang chantent aux cayes, je ferme les yeux toutes mes richesses sous mes mains tous mes marécages tous mes volcans mes rivières pendent à mon cou comme des ser­pents et des chaînes précieuses LE RÉCITANT Il est debout dans le grondement du fleuve... dela rive d'or cent guerriers lui lancent un cent desagaies... sa poitrine est lunée de cicatrices. LA RÉCITANTE C'est le jour de l'épreuve le rebelle est nu. le bouclier de paille tressée est àsa main gauche...il s'arrête, il rampe... il s'immobilise un genou enterre... le torse est renversé comme une muraille.la sagaie est levée... (A ce moment un cortège du moyen âge africainenvahit la scène : magnifique reconstructiondes anciennes civilisations du Bénin et duGao). PREMIÈRE VOIX TENTATRICE Ma voix froisse des mots de soie ma voix souffle en ombelle des panaches ma voix sans saison d'entre les vasques creuse mille songes harmonieux ma voix de cils aiguise juste mille insectes triom­phants ma voix est un bel oiseau flamboyant d'or de mousseline de ciel de désir sans parade mes voix humides roulent des ruisseaux de co­lombes sans effroi sur des galets de jaspe etd'ecbatane... LE REBELLE Quelle est la cachée qui me traverse d'or et d'argentet m'assiège de dangers de caresses inconnues? LE RÉCITANT j'ai interrogé les dés sacrés. je dis qu'il habite entoi un être royal sommeillant sur un lit étroit. LE REBELLE je dis que nous avons cloché un branle nouveauau monde en heurtant trois mots d'or... PREMIÈRE VOIX TENTATRICE Ha, Ha, Ha, des mots rien que des mots : veux-tude l'argent? des titres? de la terre? Roi... c'estça... tu seras roi... je jure que tu seras roi. LE REBELLE je tire un pied Oh je tire l'autre pied laissez-moi sans m'insulter de promesses me dé­gluer de la charogne et de la boue... DEUXIÈME VOIX TENTATRICE ...un roi quelle aventure. Et c'est vrai qu'il y aquelque chose en toi qui n'a jamais pu se sou­mettre, une colère, un désir, une tristesse, uneimpatience, un mépris enfin, une violence... etvoilà tes veines charrient de l'or non de la boue,de l'orgueil non de la servitude. Roi tu as étéRoi jadis. LE REBELLE Fête de nuit les maisons fendues filent leur coupe abstraite deserpents fer de lance et de rosace les villes sautent comme les moutons du vomito­negro le fleuve grossi fait le paon sur la digue rompue des fenêtres s'ouvrent sur toujours cessez la torture croisière des paradis barrés deturbations au bord de la mer une campagne de rhum et decontrebandedédouble de soleils nichésla fièvre lisse des jours. LE CHŒUR Bornou, Sokoto Bénin et Dahomey Sikasso Sikasso je sonne le rassemblement : ciels et seins, bruineset perles, semailles clefs d'or. LE REBELLE Martinique Jamaïque tous les mirages et tous les lampornis ne peuvent faire sonner d'oubli dormant le coup de feu le sang gâché le chant d'acier abîmes fraternels des roses de Jéricho LE CHŒUR Tu n'échapperas pas à ta loi qui est une loi dedomination LE REBELLE Ma loi est que je courre d'une chaîne sans cassurejusqu'au confluent de feu qui me volatilise qui m'épure et m'incendie de mon prisme d'oramalgamé LE CHŒUR goût des ruines; baiser funèbre; la lune décroît, leRoi se cache. LE REBELLE Je ne veux pas être le grain de parfum où se résumeet se fête l'innombrable sacrifice des roses dé­sarmées LE RÉCITANT Tu périras LA RÉCITANTE Hélas tu périras LE REBELLE Hé, bien, je périrai. Mais nu. Intact. Ma main dans ma main, mon pied sur le sol, quel est en passe de noyés et de nasses ce sombreécroulement vers le couchant? le monde assassiné d'ambages, pris dans le filet deses propres parenthèses, coule. Nu comme l'eau nu comme le regard unicorne de midi comme le cri et la morsure j'éclaircis de basses buées le monde sans reconnaissance et sans ingratitude où la pensée est sans équivoque une fleur au cœurde papillon je veux un monde nu d'univers non timbré une petite fille du Fouta ronge un os en forme decandélabre et je suis jeune, je suis opulent de jeunesse, d'uneenfance d'avant les portes et les fenêtres, d'uneenfance de libation et d'holocaustes au fil desyeux au fil des heures. Un lac de sécheresse pendsur ma joue, mais il pleure des yeux aux arbresde judée baignés de crocus et d'anémones je suis nu je suis nu dans les pierres je veux mourir LA RÉCITANTE Patience je regarde, j'ai regardé. ma tête polaire engloutit les lueurs de cadavres lescasques brisés les débris inconsolables LE REBELLE je ne suis pas un poulpe. je ne cracherai pas de lanuit et de l'encre au visage de la mort. LA RÉCITANTE une fille terrible brise sa coquille de désastre, destireurs de coyotes se réveillent dans une hutted'absinthe heureuse LE REBELLE approchez donc flammes effilées, paquets de fris­sons. Que la senteur des feux jette son javelotautour de ma tête. LA RÉCITANTE Et il n'y a plus maintenant qu'un homme perdu,tragique comme un moignon de palmier dansl'émeute banale et le champ de la foudre. Sesyeux poussiéreux s'élancent dans une steppe sansombre et sans eau et il mâche ombre et eau une prière qu'il ne vendra pas LE REBELLE ...ma prière de cobra... ma prière de murène dansles forêts de la mer ma prière de lait de cactus dans les halliers duciel... LA RÉCITANTE ...j'ai regardé et les ponts sont coupés...les étoiles ont débridé leurs cicatrices de sable LE REBELLE Ha, Ha nous ne voyons plus ha, ha, nous sommes aveugles aveugles par la grâce de dieu et de la peur et tu ne vois rien parmi l'herbe nouvelle? rien parmi le barattement de la terre et le convul­sif chahut végétal rien dans la mer n'est-ce pas? Je vois, J'entends... Je parlerai... O succion nouvelle de mon sang par le soleil vam­pire ô assaut de mon roc par la nuit corsaire et monaube a pété sous leur gueule ses fracas de midiet de goélands, Ligotez-moi, piétinez-moi. Assassinez-moi. Trop tard. les heures débusquées sonnent sur les accalmies et les fanaux de mouillage les heures sonnent renifleuses et s'allongent aux caresses de mes mains les flammes s'allongent moi aussi je suis une flamme je suis l'heure j'entends ce que dit le vent la langue de brandon dans ma gorge desséchée LE CHŒUR (faisant fonction de foule) Il est Roi... il n'en a pas le titre, mais bien sûrqu'il est roi... un vrai Lamido... voici sa garde... les casques d'ar­gent s'enflamment au crépuscule LE RÉCITANT Le Roi a froid... le roi grelotte... le roi tousse LA RÉCITANTE Hélas, Hélas, l'Europe arachnéenne bouge sesdoigts et ses phalanges de navires... Hélas hélas. LA FOULE-CHŒUR mes souvenirs délirent d'encens et de cloches... leNiger bleu... le Congo d'or... le Logone sablon­neux... un galop de bubales... et les pileuses demillet dans le soir de cobalt. LE RÉCITANT mes souvenirs brament le rapt... le carcan... lapiste dans la forêt... le baracoon.. le négrier. LE DEMI-CHŒUR ils nous marquaient au fer rouge... LE REBELLE Et l'on nous vendait comme des bêtes, et l'on nouscomptait les dents... et l'on nous tâtait lesbourses et l'on examinait le cati ou décati denotre peau et l'on nous palpait et pesait et sou­pesait et l'on passait à notre cou de bête domptéele collier de la servitude et du sobriquet. LE RÉCITANT Le vent s'est levé, les savanes se fendent dans une gloire de panachesfolles... j'entends des cris d'enfants dans la mai­son du maître... LE REBELLE j'entends des cris d'enfants dans la case noire... etles petits ventres pierreux pommés en leur mitan du nombril énorme se gonflent de famine et dunoir migan de la terre et des larmes et de lamorve et de l'urine LE RÉCITANT au nom de tous les désirs effrités en la mare de vosâmes LA RÉCITANTE au nom de tous les rêves paresseux en vos cœursje chante le geste d'acier du matador LE RÉCITANT je chante le geste salé du harponneur et la baleinea soufflé pour la dernière fois. LE CHŒUR un oiseau et son sourire... un navire et ses racines...l'horizon et ses cheveux de pierres précieuses...une jeune fille au sourire d'herbe déchire enfines alouettes le vin des jours, la pierre desnuits... LE REBELLE Assez, j'ai peur je suis seul mes forêts sont sans oreilles mes fleuves sans chair des caravelles inconnues rôdent dans la nuit. Est-ce toi Colomb? capitaine de négrier? est-ce toivieux pirate vieux corsaire? la nuit s'augmente d'éboulis. Colomb, Colomb, Réponds-moi réponds-moi donc : beau comme la matrice d'ombre de deux pitons àmidi l'archipel turbulence d'orgues couchées sacrifice de verres de lampes croisées sur la bouchedes tempêtes branle-bas virulent pris tout absurde dans le mou­vement des pâtures et des scolopendres c'est moi ce soir jurant toute la forêt ramassée enanneaux de cris violents Colomb, Colomb, ÉCHO. PREMIÈRE VOIX (ironique) gloire au restaurateur de la patrie ÉCHO. DEUXIÈME VOIX (ironique) gloire et reconnaissance à l'éducateur du peuple ÉCHO. LES CHANTRES (braillant) salvum fac gubernatorem LE REBELLE Iles heureuses; jardins de la reine je me laisse dériver dans la nuit d'épices de tor­nades et de saintes images et le varech agrippe de ses petits doigts d'enfants mon barrissement futur d'épave LES CHANTRES (braillant) salvum fac civitatis fundatorem LE REBELLE une tour il y a des lézardes dans le mur : je vois une comètedessus une forêt pleine de loups et ils se promènent là dedans mitre en tête un plat de champignons vénéneux et ils se jettent dessus goulument LES CHANTRES INVISIBLES (braillant plus fort) salvum fac... LE REBELLE allez-vous-en allez rats que je plains rats qui vous apercevez que le vaisseau est pourri allez allez en paix enlevez d'ici vos carcasses peintes vos carcasses pieuses. LES CHANTRES (braillant) salvum fac libertatis ædificatorem LE REBELLE un singe, je suis un singe qui par ses grimacesattroupe les escales de flaques d'eau de pou- drières de désespérance de famine de vengeance rentrées, de détresses nucléaires, de dévotions ina­vouables et c'est toi que j'interroge ô vent calme face peinte de guano de contorsions vent des déserts debout de cactus et de sphinx calamiteusement as-tu entendu quelque chose? LE RÉCITANT (ricanant) une flotte des flottes : l'armada du destin LA RÉCITANTE oh, la levée des bâtardeaux : une agonie sur les eaux une voix dans la citerne une grosse voix de guépard pluvieux dans la citerne dans la forêt de l'océan LE REBELLE ici est ma quérencia LA RÉCITANTE ...une houle de marsouins de frégates de connivencesavant-garde de vocératrices et de fossoyeurs (La scène est envahie par des prêtres de tousordres qui bénissent frénétiquement). LE REBELLE Nom de dieu, mais foutez le camp, espèce de nom de dieu est-ce que les bourreaux n'essaient pas leur hachesur le billot? est-ce que les oiseaux de proie ne violentent pasle cerne de leurs yeux? est-ce pour vous voirque les pyramides se sont cette nuit hausséessur la pointe des pieds? LE RÉCITANT nous sommes au moment où dans la nuit croulièrele piège sans murmure commence à fonctionner LA RÉCITANTE nous sommes au moment où l'ombre se projettesur le mur assassiné la main lourde LE RÉCITANT nous sommes au moment où nettoyée d'insectes etde parasites toute parole est belle et mortelle LA RÉCITANTE nous sommes au moment où la pluie meurtrièreaiguise blanc chaque dent de pierre dans lechamp LE CHŒUR Homme toutes les paroles d'aujourd'hui sont pourtoi. homme toutes les paroles d'homme ont les yeuxbraqués sur toi LE REBELLE Et moi je veux crier et on m'entendra jusqu'aubout du monde (il crie) mon fils, mon fils. LE RÉCITANT le fils arrive LE REBELLE (faisant mine de bercer un enfant) trois enfants noirs jouent dans mon œil sollicités de chiens et les galaxies ouvertes dans ma main foudroientle paysage de plaintes de lèpres d'éléphantiasis de non-lieu de déni de justice de lynchage de mortslentes pikaninies pikaninies et votre rire indompté rire de larves rire d'œuf votre rire de paille dans leur acier votre rire de lézarde dans le mur votre rire d'hérésie dans leurs dogmes votre rire qui tatoue les monnaies sans qu'il s'endoute votre rire irrémédiable votre rire de vertige où s'abîmeront fascinées lesvilles votre rire de bombe en retard sous leurs pieds demaîtres toucan vent du désastre aspergé de liqueurs fortes pikaninies rongés de soleil attention à la tache maléfique du soleil au cancer de soleil qui rampe vers votre cœur jusqu'à ce que tombe rire de vos pieds nus le monde grand vol fou de poule écrasée (Il rit frénétiquement). LA RÉCITANTE Le fils arrive LE RÉCITANT le fils arrive LE CHŒUR attention le fils arrive LE REBELLE c'est bien : je demande une torche et mon fils arrive LA RÉCITANTE attention le fils arrive LE REBELLE un trésor, mais c'est moi qui leur réclame mon tré­sor volé, Londres, Paris, New-York, Amsterdam je les vois toutes réunies autour de moi comme desétoiles, comme des lunes triomphales et je veux avec mes mauvais yeux, mon haleinepourrie, mes doigts d'aveugle dans la serrure supputer ah, supputer sous leur calme et leur dignité et leuréquilibre et leur mouvement et leur bruit et leurharmonie et leur mesure ce qu'il a fallu de ma nervosité de ma panique de mes cris d'éternel clochard et de dés de sueurde ma face suante pour faire cela, mon fils (Musique aussi hot que possible : le pianoricane, fuites et zigzags de la clarinette quede temps en temps rattrape, avec une grandetape dans le dos, le rire jovial du trombone). (La prison est entourée d'une foule porteuse deflambeaux vociférant des cris des insultes.Derrière les barreaux le Rebelle). UN ORATEUR (désignant le Rebelle) camarades c'est pour vous dire que cet homme estun ennemi public et un emmerdeur. comme sion n'en avait pas assez d'emmerdements? biensûr qu'on n'était pas heureux. Et maintenant, camarades, est-ce qu'on est heureux avec laguerre et la vengeance des maîtres sur les bras?Alors je dis qu'il nous a trahis. LE REBELLE cuve de scorpions. LA FOULE-CHŒUR A mort. LE REBELLE lâches j'entends dans vos voix le frottement dela bricole. LA FOULE-CHŒUR A mort, à mort. LE REBELLE dans vos voix de chacal la nostalgie des muselières LA FOULE-CHŒUR Mort, mort. LE REBELLE Ah, je vous plains âmes gâchées: toute la vieillessedu monde sur votre jeunesse cannibale sansespoir ni désespoir... LA FOULE-CHŒUR Tue tue à mort. LE REBELLE Malheur sur vos têtes. A moi ô mort, milicien auxmains froides. LA FOULE-CHŒUR vive la paix. LE REBELLE Vive la vengeanceles montagnes trembleront comme une dent priseau davierles étoiles écraseront contre terre leur front defemmes enceintes... LA FOULE-CHŒUR Écoutez-le, écoutez-le... LE REBELLE ...les soleils arrêtés feront de nuit d'immenses coco­tiers catastrophiques... LE CHŒUR Malheur, malheur. LE REBELLE Ah, vous ne partirez pas que vous n'ayez senti lamorsure de mes mots sur vos âmes imbéciles car, sachez-le je vous épie comme ma proie... et je vous regarde et je vous dévêts au milieu devos mensonges et de vos lâchetés larbins fiers petits hypocrites filant doux esclaves et fils d'esclaves et vous n'avez plus la force de protester de vousindigner de gémir condamnés à vivre en tête à tête avec la stupiditéempuantie sans autre chose qui vous tiennechaud au sang que de regarder ciller jusqu'à mi-verre votre rhum antillais... âmes de morue. LA FOULE-CHŒUR Bravo, bravo LE REBELLE mes amis j'ai rêvé de lumière d'enseignes d'or de sommeilspourprés de réveils d'étincelles et de peaux de lynx LA FOULE-CHŒUR Bravo, mort aux tyrans. LE REBELLE Et en effet des catacombes essoufflées de la fin et ducommencement la mort s'élance vers eux comme un torrent de che­vaux fous, comme un vol de moustiques... LE GEÔLIER Silence. LE REBELLE Allons, bonnes gens, c'est vrai que je vous impor­tune... et vous voudriez m'empêcher de parler...faites-moi peur, faites-moi bien peur, je suis très lâche vous savez : j'ai tremblé de toutes les peursdepuis la peur première LE GEÔLIER le gredin. LE REBELLE faites-moi peur, faites-moi très peur je vous dis.Et vous savez les bons moyens : serrez-moi lefront avec une corde, pendez-moi par les ais­selles, chauffez-moi les pieds avec une pelle rou­gie. LE GEÔLIER Tais-toi, nom de dieu. LE REBELLE percez-moi la bouche d'un cadenas rougi au feu LA GEÔLIÈRE il me tente LE REBELLE marquez-moi à l'épaule d'une fleur de lis, d'unverrou de prison, ou de vos initiales entrelacéestout simplement, Jean ou Pierre ou Jeanne ouLouise ou Geneviève... c'est ça... ou d'un dra­peau... ou d'un canon.. ou d'une croix... oud'un trèfle LE GEÔLIER tous les diables de l'enfer tisonnent dans sa couennenoire LE REBELLE ...ou bien de vos chiffres entrelacés ou bien d'uneformule latine LE GEÔLIER Assez. LE REBELLE ils font les scrupuleux. Ne vous gênez pas, j'étaisabsent au baptême du christ LE GEÔLIER ça se voit à l'œil nu LE REBELLE Et je m'accuse d'avoir ri de Noé mon père nu monpère ivre et je m'accuse de m'être vautré d'amour dans lanuit opaque, dans la nuit lourde. LA GEÔLIÈRE frappe-le, frappe-le cela fera du bien à sa vilainecouenne LE REBELLE qui es-tu femme? j'en ai connu des femmes; des seins surpris au pâturage des éléphants enfants allant à la messe. LA GEÔLIÈRE aïe, le goujat il m'insulte : le salaud il m'insulte tuentends? LE GEÔLIER Insolent, dégoûtant, singe libidineux(Il le frappe; la femme le frappe également). LE CHŒUR que son sang coule LE DEMI-CHŒUR qu'il coule communniel LE CHŒUR je ne pousserai pas de gémissements LE DEMI-CHŒUR O sang plus riche et salé que n'est doux le miel LE REBELLE Le Roi... répétez : le roi toutes les violences du monde mort frappé de verges, exposé aux bêtes traîné en chemise la corde au cou arrosé de pétrole et j'ai attendu en san-benito l'heure de l'auto-da-fé et j'ai bu de l'urine, piétiné, trahi, vendu et j'ai mangé des excréments et j'ai acquis la force de parler plus haut que les fleuves plus fort que les désastres LE GEÔLIER Dis donc il se fout de nous le moricaud... bien sûrqu'il fait le fou. plus fort, encore plus fort... (Il frappe). LE REBELLE Frappe... frappe commandeur... frappe jusqu'ausang... il est né du sillon une race sans gémisse­ments... frappe et lasse-toi. LA GEÔLIÈRE bûche; quelle bûche. c'estune bûche te dis-je... une drôle de race ces nègres... crois-tu que noscoups lui fassent mal? en tout cas ça ne marquepas (elle frappe). Oh, oh, son sang coule. LE GEÔLIER il essaie de nous faire peur, allons-nous en... LA GEÔLIÈRE Ah, il déraille sérieusement... c'est à mourir derire... Dis c'est marrant le sang rouge sur la peaunoire. LE REBELLE (sursautant). des mains coupées... de la cervelle giclante... de lacharogne mollepourquoi rester sous la pluie de scorpions veni­meux? les tamanoirs égarés dans les époques lapent aupavé des villes des fourmis d'aigue-marine.Les sarigues cherchent entre le joint des équinoxes un arbre roux un arbre d'argent une volonté se convulse dans le mastic bourbeuxdes fatalités et le cache-cache des vers luisants ( Il s'écroule en gémissant). LA RÉCITANTE quelle nuit; quel vent : c'est comme si le vent et lanuit s'étaient furieusement battus : de grossesmasses d'ombre s'écroulent avec tout le pan­neau du ciel et la cavalerie du vent se précipiteau vol fouetté de ses cent mille burnous (Le vent apporte des bribes de spirituals). LE REBELLE Tout s'efface, tout s'écroule il ne m'importe plus que mes ciels mémorés il ne me reste plus qu'un escalier à descendremarche par marche il ne me reste plus qu'une petite rose de tison volé qu'un fumet de femmes nues qu'un pays d'explosions fabuleuses qu'un éclat de rire de banquise qu'un collier de perles désespérées qu'un calendrier désuet que le goût, le vertige le luxe du sacrilège capiteuxRois mages yeux protégés par trois rangs de paupières gau­frées sel des midis gris distillant ronce par ronce un maigre chemin une piste sauvage gisement des regrets et des attentes fantômes pris dans les cercles fous des rochers desang noir j'ai soif oh, comme j'ai soif en quête de paix et de lumière verdie j'ai plongé toute la saison des perles aux égouts sans rien voir brûlant LA RÉCITANTE des malédictions écrasées sous des pierres pal­pitent en travers du chemin avec de lourds yeuxde crapauds; un grand bruit dément secoue l'îlepar le ciel, les os tragiques se déroulent contrenature, une nuit mal drainée et malsaine fait letour du monde. LE CHŒUR je me souviens du matin des îles le matin pétrissait de l'amande et du verre les grives riaient dans l'arbre à graines et le vesou ne sentait pas mauvais non dans le matin fruité LE REBELLE je cherche les traces de ma puissance comme undans la brousse les traces perdues d'un grandtroupeau et j'enfonce à mi-jambes dans leshautes herbes du sang. pauvres dieux faces débonnaires, bras trop longschassés d'un paradis de rhum, paumes cen­dreuses visitées de chauves-souris et de meutessomnambules Montez, fumées, éclairez le désastre... j'ai saigné dans les couloirs secrets, sur le sol grandouvert des batailles Et je m'avance, mouche dédorée grand insecte mali­corne et vorace attiré par les succulences de mon propre squeletteen dents de scie,legs de mon corps assassiné violent à travers lesbarreaux du soleil LE RÉCITANT dépecé, éparpillé dans les terrains dans les halliers poème éventré émigration de colombes, brûlées arrosées d'eau-de-vie... LA RÉCITANTE L'île saigne LE RÉCITANT L'île saigne LA RÉCITANTE cul de sac de misère de solitude d'herbe puante LE REBELLE le caïman les torches les drapeaux et l'Amazone debout d'hévéas et les lunes tombées comme des graines ailées dansl'humus tiède du ciel mon âme nage en plein cœur de mælström là où germent d'étranges monogrammes un phallus de noyé un tibia un sternum (Ici la prison est envahie d'ondes Mortenot etdes grandes ombres de l'hallucination et desréalités sombres du cauchemar). PREMIÈRE VOIX SOUTERRAINE O roi DEUXIÈME VOIX SOUTERRAINE O roi debout PREMIER CHUCHOTEMENT chevaux de la nuit DEUXIÈME CHUCHOTEMENT Entraînez-le, entraînez-le LE REBELLE est-ce qu'ils croient m'avoir comme la laie et lemarcassin?m'extirper comme une racine sans suite? vaincu, Afrique, Amérique Europe, j'ai de la frénésiecachée sous les feuilles à ma suffisance; je tiens à l'abri des cœurs à flanc de furie la clé des perturbations et tout à détruire le soufre mon frère, le soufre mon sang répandra dans les cités les plus orgueilleuses ses effluves parfumées les charismes de sa grâce inutile de me contredire je n'entends rien rien que les catastrophes qui montent à la relèvedes villes PREMIÈRE VOIX CÉLESTE Tournesols de l'ombre, inclinez vos faces de bous­soles vers le plus noir des minuits... DEUXIÈME VOIX CÉLESTE que l'on m'invente des tortures, que l'on sonnel'olifant, fil de toron fil de toron LE CHŒUR (souterrain) voici ma main. voici ma main ma main fraîche, ma main de jet d'eau de sangma main de varech et d'iodema main de lumière et de vengeance... LE REBELLE Dieux d'en bas, dieux bons j'emporte dans ma gueule délabrée le bourdonnement d'une chair vivante me voici..... (Pause). une rumeur de chaînes de carcans monte de la mer.. un gargouillement de noyés de la panse verte dela mer... un claquement de feu un claquement de fouet, des cris d'assassi­nés... ...la mer brûle ou c'est l'étoupe de mon sang qui brûle Oh le cri... toujours ce cri fusant des mornes... etle rut des tambours et vainement se gonfle levent de l'odeur tendre du ravin moisi d'arbres à pain de sucreries de bagasse harcelée demoucherons... Terre ma mère j'ai compris votre langage de capeet d'épée mes frères les marrons le mors au dent mes frères les pieds hors clôture et dans le torrent ma sœur l'étoile filante, mon frère le verre pilé mon frère le baiser de sang de la tête coupée auplat d'argent et ma sœur l'épizootie et ma sœur l'épilepsie mon ami le milan mon ami l'incendie chaque goutte de mon sang explose dans la tubu­lure de mes veines et mon frère le volcan aux panses de pistolet et mon frère le précipice sans rampe de balisiers et ma mère la folie aux herbes de fumée et d'hé­résie aux pieds de croisade et de bâton aux mains d'hivernage et de jamais et de jujubier et de perturbation et de soleil bayon­netté (Le Rebelle se met à marcher, à ramper, à cou­rir dans d'imaginaires broussailles, des guer­riers nus bondissent, un tam-tam bat lointai­nement). LA RÉCITANTE O la danse des étoiles sans nom... les savaness'animent... les pluies fument... des arbres incon­nus tombent palmés de foudre LE RÉCITANT Qu'est-ce qu'elle dit? qu'est-ce qu'elle dit? (A ce moment le Rebelle se redresse). LE REBELLE Les chenilles rampent vers l'auberge des bonnetsde coton... La cuve de la terre s'est éteinte...c'est bon... mais le ciel mange du bétel... ha, hale ciel suce des poignards... Roi de Malaisie etde la fièvre pleine d'insectes, mâche bien ton criss et ton bétel... Mon fils, mon fils une balle pour­rit entre tes sourires blancs... aïe, je marche dansdes piquants d'étoiles. Je marche... J'assume...J'embrasse... (Le Rebelle s'affaisse, les bras étendus la facecontre terre, à ce moment des tams-tamséclatent, frénétiques, couvrant les voix). LE REBELLE Accoudé à la rampe de feu les cris des nuages ne me suffisaient pas Aboyez tams-tams Aboyez chiens gardiens du haut portail chiens du néant aboyez de guerre lasse aboyez cœur de serpent aboyez scandale d'étuve et de gris-gris aboyez furie des lymphes concile des peurs vieilles aboyez épaves démâtées jusqu'à la démission des siècles et des étoiles. LE RÉCITANT Mort, il est mort LA RÉCITANTE Mort dans un taillis de clérodendres parfumés. LE RÉCITANT Mort en pleine poussée de sisal LA RÉCITANTE Mort en pleine pulpe de calebassier LE RÉCITANT Mort en plein vol de torches, en pleine fécondationde vanilliers... LA RÉCITANTE les secrets enfermés sous un tour de gorge montentdans le clocher du sang. Les femmes possédéesdressent leurs mains savonneuses aux quatrecoins du marais au cœur rouge; les soifs nou­velles s'écoulent, lunes cassées à même la miched'eau, une pierre au front. LE RÉCITANT Kohol sans langueur l'atmosphère blasée de portevide tient du miracle un ricanement de roucouprécieux. Une boussole meurt de convulsion dansune lande, jatte de lait à la fin du monde LA RÉCITANTE dans la forêt les meurtrières coulent avec des riresde fontaine et les fleuves sans signaux tramentl'aventure charnue des voyages virulents sang nomade en coquetterie de mort et de genèses gaspille du fond des pierres trouées et de la nuitdes âges le rire mortel des momies caverneuses LE RÉCITANT Tour des veilles, écroulez-vous LA RÉCITANTE Tour des vengeances, écroulez-vous plus bas quela parole LE RÉCITANT Plantes parasites, plantes vénéneuses, plantes brû­lantes, plantes cannibales, plantes incendiaires,vraies plantes, filez vos courbes imprévues àgrosses gouttes LA RÉCITANTE Lumière décomposée en chaque splendeur avare cargaison de poisson d'or, fruits fourbus fleuve à mes lèvres foudroyées LE RÉCITANT Orgie, orgie, eau divine, astre de chairs luxueuses,vertige îles anneaux frais aux oreilles des sirènes plongées îles pièces tombées de la bourse aux étoiles LE CHŒUR grouillement de larves, talismans sans valeur îles terres silencieuses îles tronquées LE RÉCITANT Je viens à vous LA RÉCITANTE Je suis une de vous, Iles (Le Récitant et la Récitante vacillent sur leursjambes puis s'effondrent, le chœur sort àreculons). (Vision de la Caraïbe bleue semée d'îles d'or etd'argent dans la scintillation de l'aube).