"Travailler plus pour gagner plus" : une misérable rhétorique

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modérateur victimes_cne

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Feb 9, 2007, 4:54:07 PM2/9/07
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"Travailler plus pour gagner plus" : une misérable rhétorique


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Le 30 janvier 2007, Le Figaro publiait une interview de Nicolas
Sarkozy intitulée "Travail, autorité, responsabilité".

Bien que n'ayant pas été invité à prendre part à cette discussion, je
me permets néanmoins de répondre à mon tour à Monsieur Sarkozy, en me
posant en quelque sorte du côté de ceux qui, pour des raisons
diverses et variées, ne réussissent pas à intégrer la "France qui
gagne", bref, ceux qui, pour le dire vite, "perdent". Mais d'abord
citons un extrait de l'interview en question :

(le fig.) - Vous parliez des valeurs de la droite. Quelles sont-
elles ?
(N. Sarkozy) - Au premier rang, je mettrai la valeur travail dont
l'oubli résume à mes yeux toute la crise morale française. Le travail
a été délaissé par la droite et trahi par la gauche. Les socialistes
ne parlent plus des travailleurs, c'est un signe. Je veux être le
candidat du travail. C'est ma cohérence et le ciment de mon projet.
La deuxième valeur, c'est le respect. L'erreur de mai 68, c'est
d'avoir pensé faire le bonheur de l'élève en le considérant comme
l'égal du maître. Or, si l'élève a vocation à dépasser le maître, il
doit respecter son autorité. Enfin, il y a la valeur de
responsabilité. Je considère qu'il n'existe pas de droit sans devoir
en contrepartie. Je demande que nul ne puisse refuser plus de deux
offres d'emploi qui correspondent à sa qualification. Je demande
aussi qu'il n'y ait pas de minimum social sans une obligation
d'activité en contrepartie.

(le fig.) - Avec ce discours, est-ce que vous ne refaites pas aux
Français le coup de la «fracture sociale» ?
(N. Sarkozy) - La fracture sociale c'était défendre les pauvres sans
travail. Je veux qu'on n'oublie pas les travailleurs pauvres. Je ne
promets pas plus d'assistance, mais plus de travail. Je suis contre
l'égalitarisme, l'assistanat, le nivellement, pour le mérite, la
juste récompense des efforts de chacun, et la promotion sociale.

(le fig.) - Sur la valeur travail, l'immigration ou l'éducation,
Ségolène Royal ne dit-elle pas la même chose que vous ?
(N. Sarkozy) - Les socialistes proposent de travailler moins. Moi, je
propose de gagner plus. Jusqu'à présent, la candidate socialiste ne
nous a pas fait l'honneur de nous dire ce qu'elle proposait sur les
35 heures. Moi, je le dis très simplement : je veux que les 35 heures
soient un minimum, pas un maximum. Sur les clandestins, c'est clair :
si je suis président de la République il n'y aura pas de
régularisation globale. Est-elle prête à prendre le même engagement ?


(dh) - La valeur travail dites-vous ? Mais en quoi le travail est-il
une valeur ? This is the question. C'est-à-dire... il y a bien des
gens qui travaillent, dans des ateliers de couture, des fabriques
d'automobile, des pizzerias, des salons de coiffure, il y a des
médecins, des avocats, des conseillers en relations publiques, des
ministres, des traders. Tous ceux-là exercent une activité dont on
pourrait dessiner les caractéristiques suivantes (parmi d'autres).

1° Ils consacrent une bonne partie de leur existence propre à
s'occuper de l'existence de l'autre. Les objets dont ils s'occupent,
les automobiles, les coiffures, la maladie, les administrés,
l'argent, forment ce que j'appelle des objets sociaux, éventuellement
créateurs de liens sociaux : par leur intermédiaire, des personnes
qui n'auraient aucun intérêt à se rencontrer nouent des relations,
parfois éphémères, parfois durables (quoi qu'on puisse à bon droit se
demander quel est premier du lien social ou de l'objet social).

2° Ces objets cependant, les objets du travail, ne sont pas engendrés
par altruisme, si j'ose dire. Et c'est là le caractère somme toute
paradoxal de l'activité de travail : car leur déploiement sert aussi
l'intérêt propre du travailleur. Ce que vous appelez, vous, le
travail, c'est manifestement le travail payé, rémunéré. On ne
comprendrait pas que des personnes passent des milliers d'heures de
leur existence à fabriquer des automobiles ou des pizzas pour la
satisfaction d'un plaisir personnel. Il s'agit donc bien, comme votre
formule "Travailler plus pour gagner plus" le dit sans équivoque, de
gagner de l'argent. La dimension éthique, je le dis non sans ironie,
de votre programme, consiste à assimiler "l'épanouissement personnel"
prisé par l'ego-psychologie de magazine à l'enrichissement
financier : dès lors, il est assez paradoxal de présenter le travail
comme une valeur alors qu'il n'est dans votre logique qu'un moyen -
comment un moyen se transmue en valeur : je vous invite pour le
comprendre à relire Nietzsche.

3° Du coup, l'activité de travail rémunérée semble avoir au moins
deux finalités : premièrement, elle permet de gagner de l'argent, et
secondement, et comme par un effet dérivé, elle produit du lien
social. C'est là j'imagine que se glisse votre remarque sur le
travail comme cohérence et ciment de votre projet politique.
Effectivement, le travail rémunéré cimente le social. Il le cimente
là où précisément on pourrait s'attendre, comme dans l'état de nature
de Hobbes, à ce que chacun poursuive son intérêt propre au mépris de
l'intérêt des autres. En travaillant, je m'occupe à la fois de mon
intérêt propre et je contribue à cimenter le social. Bien. Dans un
monde idéal (la démocratie coiffée du voile de l'ignorance de John
Rawls par exemple), on pourrait s'en satisfaire rationnellement.

4° Du coup, je sacrifie au travail une partie de ma durée de vie, et
une partie importante, parce que tout travail s'accompagne d'une
certaine pénibilité - et la peine qu'on y prend, à cette durée là, se
paye au bout du compte, parfois psychiquement, mais souvent aussi
physiquement. C'est pourquoi la question de la rémunération est
cruciale quand on parle du travail : or, je note qu'à aucun moment
vous n'évoquez la rémunération du travail. Vous proposez de
travailler plus, c'est-à-dire de sacrifier encore plus de temps, mais
votre approche est en réalité purement quantitative. Là où la
rémunération vient indiquer une certaine qualité de cette durée
occupée par le travail, c'est-à-dire dans l'idéal, devrait compenser
la peine qu'on y prend, vous vous contentez de mettre tous les
travailleurs dans le même panier, les invitant à travailler plus pour
gagner plus : qui ne voit ici une supercherie ? Assimiler comme vous
le faites une heure de travail sur une chaîne de fabrication
industrielle et une heure d'exercice de la médecine ou une heure du
travail d'un employé des postes à son guichet, c'est tout réduire à
cette sorte d'économie purement quantitative, qui occulte les hommes
derrière les objets sociaux, et ne prend jamais en compte la
pénibilité qualitative du travail.

5° La rhétorique du temps de travail à laquelle se résume votre
projet social, parce qu'elle ne prend pas en compte les différences
qualitatives des durées passées à travailler, pas plus que les
différences de rémunération, est tout bonnement simpliste. Vous
généralisez, là où, au contraire, il faudrait, dans l'esprit d'un
Michel Rocard par exemple, faire de la casuistique. Madame Parisot,
présidente du MEDEF, va plus loin que vous quand elle présente le
travail comme la voie privilégiée (et galvaudée) de l'épanouissement
personnel. À l'aulne de cette psychologie de comptoir qui fait tant
florès aujourd'hui dans les librairies et certains cabinets de
psychothérapeutes, on raccroche l'activité salariée au genre de
l'"estime de soi" - occuper un emploi, voilà qui est forcément
épanouissant et valorisant pour le sujet. C'est là projeter sur les
autres en bloc votre propre phantasme - je me réjouis sincèrement que
votre travail à vous, de ministre ou de patron soit valorisant et
épanouissant, mais pourquoi faudrait-il que le travail du travailleur
à la chaîne, du pizzaiolo ou de l'enseignant le soit forcément aussi.
Pourquoi vous semble-t-il si difficile d'imaginer que d'autres
puissent exercer un emploi qui les aliène, les rende malheureux ou
dingues, les dégoûte, - s'ensuit que parfois ils le considèrent comme
une simple affaire alimentaire, c'est-à-dire un "moyen" ?


Faire du travail une valeur, sans nuance et sans différence, monsieur
Sarkozy, c'est manquer de respect à la réalité : vous qui prônez,
c'est votre seconde valeur, le respect, vous devriez commencer par
respecter la réalité et entendre la pluralité des voix qui causent de
leur travail.

Votre laïus final sur la responsabilité procède du même mépris de la
singularité des situations et des personnes. Qu'il n'y ait pas de
droits sans devoirs, ça ne coûte pas grand chose de le dire. Voilà
une sorte d'équation abstraite, presque tautologique (car le droit se
définit précisément par le devoir et réciproquement). L'aberration
logique, c'est que vous passez allègrement de cette sorte de vérité
plate et abstraite (vérité de principe, consensus à peu de frais) à
la réalité la plus crue une fois encore : mais pas toute la réalité !
La responsabilité OK : mais la responsabilité d'une partie des
Français seulement, et cette partie la plus pauvre, celle qui
précisément ne travaille pas, ou peu, bref, le monde des perdants, de
ceux qui décidément n'y arrivent pas. Et la responsabilité des
autres ? De ceux qui gagnent comme vous dites ? Pourquoi désigner
ainsi à la vindicte populaire ceux qui déjà sont mal en point ? Un
homme est à terre, blessé, et vous lui donnez un coup de pied aux
parties. "Sois responsable ! relève toi, va travailler !" C'est
exactement cela.

Savez-vous pourquoi on a inventé les aides sociales, Monsieur le
ministre ? On les a inventées précisément pour que ceux qui n'y
arrivent pas, c'est-à-dire ne parviennent pas à exercer un travail
rémunéré et dès lors n'ont pas les revenus suffisants pour subsister,
ne meurent pas tout à fait de faim. Il existe des sociétés où l'on
n'est guère ému par cela qu'une partie des gens crève de faim. Mais
dans les sociétés où existent des aides sociales, il faut croire que
le fait de savoir que quelqu'un crève de faim à deux pas de nos logis
est une idée suffisamment insupportable pour que l'on s'engage à
l'aider un peu. Certes, les motivations qui justifient l'opportunité
d'une telle aide relèvent peut-être tout autant de l'amour du
prochain que de l'amour-propre, ou de la pitié au sens rousseauiste :
c'est-à-dire que je prends conscience que le type blessé à terre, ça
pourrait tout aussi bien être moi - et par prudence, je consens à
l'aider en considérant qu'à mon tour, si j'occupais sa place, on en
sait jamais, la vie est tellement précaire, j'apprécierais qu'on
m'aide un peu.

Il n'empêche : vous essayez de nous faire croire que la différence
entre ceux qui échouent et ceux qui réussissent tiendrait simplement
à ceci que ceux qui échouent manquent de volonté - c'est-à-dire qu'il
leur manque ce par quoi précisément celui qui réussit réussit : la
volonté, la persévérance, la croyance que le travail est nécessaire à
l'épanouissement personnel. Or, ne vous est-il pas venu à l'esprit
que les aléas de la vie ne sont pas étrangers aux destins de nos
volontés - qu'on échoue ou qu'on réussisse (selon vos critères) ?
Qu'il demeure tout de même plus facile de devenir médecin quand on
est bien né, qu'on a bénéficié d'une enfance suffisamment bonne et,
plus tard, d'un soutien financier familial au moment des études. Et
il reste vrai, aujourd'hui comme hier, ici comme ailleurs, que naître
pauvre, c'est partir de plus loin et que dès lors, le chemin qui mène
à la réussite est forcément plus retors, plus exigeant pour la
volonté, et riche d'expériences démotivantes. Rajoutez à ceci une
couleur de peau, ou un nom, qui vous destine à des discriminations
supplémentaires, un zèle de la police à votre égard, et vous
conviendrez qu'il est irrespectueux d'en appeler à la bonne volonté
de chacun sans prendre en compte les obstacles auxquels ces volontés
doivent s'affronter et qui ne dépendant pas d'elles.

Vous demandez qu'on ne puisse plus refuser deux offres d'emploi
successives, et que l'aide sociale soit conditionnée par une
contrepartie en termes d'activités. Mais pourquoi, dites-moi, ceux
qui vivent dans la misère devraient-ils de surcroît accepter
n'importe quel emploi ? C'est ce qu'on exige des justiciables soumis
aux travaux d'intérêts généraux - et là, ça peut se défendre. Mais
étendre ces travaux d'intérêts généraux aux personnes qui n'ont pas
la volonté ou les compétences ou les dispositions d'esprit pour les
effectuer, ou qui, simplement, n'ont pas eu de chance, c'est tout
bonnement les assimiler à des criminels, lesquels on peut condamner
effectivement à la mise entre parenthèse de leurs désirs : "Tu
exerceras cette activité, qu'elle te plaise ou non, telle est la
condamnation à laquelle la société soumet ton désir et une certaine
durée de ton existence." Dès lors, l'aide sociale n'est plus la manne
qui vient corriger (modestement il est vrai) les inégalités, soutenir
les personnes vulnérables ou peu adaptées au modèle dominant de la
réussite sociale par le travail, mais elle devient une rémunération
en échange d'une activité - sauf que : cette rémunération n'aura
évidemment rien de comparable aux rémunérations du travail salarié
traditionnel. Bref : c'est la porte ouverte à l'exploitation des
miséreux.

Vous me direz : si nous obligeons les pauvres à travailler, c'est
évidemment pour leur bien. Corrigeons : parce que vous savez, vous,
ministre de l'Intérieur et patron des patrons, ce qui est bien pour
les pauvres ? Mais dites-moi : comment donc le savez-vous ? Avez vous
déjà vécu avec 600 € par mois ? Etes-vous né dans une cité minable au
milieu de tours crasseuses ? Et pourquoi faut-il toujours qu'on leur
donne des leçons, aux pauvres ? Ne leur suffit-il pas de vivre dans
la misère, qu'on les accable en plus de discours moralisateurs et
stigmatisants, mettant en doute leur courage et leur volonté ? De
quel droit vous prétendez-vous psychothérapeutes des pauvres ?

Les pauvres se permettent-ils de dire aux riches de quelle manière
ils devraient vivre ? Devraient-ils se contenter de les envier ?

Et encore : si les aides sociales ruinaient véritablement le pays !
Mais le coût du RMI pour la nation s'élève à moins de 6 milliard
d'euros, soit 0,27% du PIB. En comparaison, le montant des aides
publiques aux entreprises et les allègements fiscaux ou
d'exonérations sociales s'élevaient en 2004 à plus de 20 milliard
d'euros (1). Croyez-vous réellement que les aides sociales
représentent une charge si insupportable pour le pays ? Car
soyons "réalistes" : de toutes ces personnes qui, pour des raisons
diverses et variées, ne trouvent par leur place dans le monde du
travail salarié, qu'adviendrait-il si, du jour au lendemain, on les
condamnait à se débrouiller sans les aides sociales ? Croyez-vous
vraiment qu'elles y trouveraient soudainement une motivation
suffisante pour s'engager sur le sentier lumineux de la réussite
sociale (entendue dans votre acception) ?

La vérité, qui ne date pas d'aujourd'hui, c'est que la providence de
la nation à l'égard des plus vulnérables, des moins adaptés, achète
la paix sociale, prévient la révolte, fait taire les motions
agressives. En condamnant les plus démunis à cette sorte de double
peine qui les obligerait à exercer n'importe quel travail en échange
de l'aumône publique, et qui les punirait en conséquence en cas de
refus ou d'incapacité, vous jouez avec le feu, Monsieur le ministre.
Mais ça n'est pas la première fois que vous jouez avec le feu - et
tant que vous avez la police à vos côtés, c'est comme dans les
régimes militaires, voyez-vous, vous vous sentez capable d'éviter le
pire.

Vos psychothérapies de masse à destination des plus vulnérables ou
des moins adaptés, votre vision monochrome de l'existence humaine -
qui ne semble avoir pour seule finalité viable que de travailler plus
pour s'enrichir financièrement -, votre incapacité totale à vous
représenter la situation réelle des pauvres, comment ils survivent au
jour le jour, votre pédagogie corrective dont l'autorité se soutient
essentiellement de la force policière, de la peur du gendarme, à
défaut d'argumentaire un peu subtil, tout cela laisse augurer du
pire, Monsieur Sarkozy.

Pourquoi faudrait-il, mon dieu ! que tous les êtres humains sans
exception soient destinés à désirer la même chose, c'est-à-dire,
selon vous, plus d'argent ? Ne voyez-vous pas autour de vous des
personnes qui préfèrent à la réussite financière l'approfondissement
de leur vie affective, l'amour, pour ainsi dire, et d'autres, la
création d'objets inutiles, d'œuvres d'art, et la poésie ? Quelle
place accordez-vous dans votre monde aux fous, aux poètes et aux
amoureux ? En privilégiant de manière radicale le point de vue
des "gagnants" sans tenir compte de la réalité des "perdants", en
faisant l'apologie d'un modèle de réussite sociale fondé sur l'appât
du gain, en faisant ainsi appel aux pulsions les plus archaïques de
la psyché humaine (ce que les psychanalystes kleiniens
appelent "l'envie"), en manipulant la haine et le ressentiment, vous
creusez la discontinuité sociale, laquelle est déjà bel et bien
creusée, vous attisez les sentiments d'injustice de part et d'autre,
bref : vous risquez gros.

La politique, disait Platon dans les Lois, est un art, et pas un jeu.
Les cartes de votre jeu sont bien trop pauvres, à mon avis, pour
garantir que vous puissiez exercer un pouvoir politique juste et
éclairé.

par Dana Hilliot pour AgoraVox

(1) Les aides publiques aux entreprises se sont élevées en 2005 à 65
milliards d'euros soit 4% du PIB, et c'est... Le Figaro qui a publié
cette information le 24 janvier 2007.

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