Pages 357 à 360
Cet article traite de la relation entre pauvreté et droits humains, et tout particulièrement des situations dans lesquelles se posent les questions de l’ethnicité et de la discrimination. La pauvreté est considérée dans de nombreuses sociétés comme le résultat de violations des droits humains par le biais d’actes de racisme et de nombreuses formes de discrimination (personnelle, sociale, économique…). C’est finalement la présence de telles dimensions qui détermine la façon dont les sociétés appréhendent les différentes facettes de la pauvreté, qui mène aux choix des instruments visant à réduire la pauvreté, et qui établit les politiques appliquées par les gouvernements.
La relation entre pauvreté et droits humains n’a jusqu’à présent pas été clairement comprise et il existe peu de recherches empiriques sur ce thème. En conséquence, des perspectives aux apparences fortement contrastées demeurent. La vision dominante en matière de développement économique considère que les programmes de réduction de la pauvreté sont si variés et englobent tant de choses qu’ils permettront de faire respecter les droits humains. Toutefois, les militants des droits humains estiment que les violations desdits droits sont l’une des principales causes de la pauvreté. En conséquence, priver un individu de ses droits signifie, par définition, le maintenir dans la pauvreté. En fait, ces deux approches détiennent une vérité et une valeur ajoutée considérables.
Plus particulièrement, l’expérience du développement économique montre que les droits humains ne sont pas simplement des obligations à respecter. Les droits humains représentent par ailleurs une dimension intrinsèque du développement, ce qui rend indispensable le lien entre le respect des droits humains et les processus de création de richesse, de réduction de la pauvreté et d’efficacité du développement. Toutefois, il est important de noter que très peu de travaux ont été publiés sur ces aspects, hormis le travail d’Amartya Sen sur un « nouveau modèle économique » (Sen, 1999), et le rapport de la Commission sur la sécurité humaine (2003).
Mais il est également vrai, même d’un point de vue strictement économique, que ceux dont les droits sont violés, ou qui n’ont pas la possibilité d’en bénéficier (c’est-à-dire, dont les droits humains sont dénigrés, même s’ils ne sont pas expressément violés) sont fortement handicapés dans tout le processus d’accumulation de capital. Non-respect des droits humains rime avec exclusion sociale, perte de l’identité sociale et individuelle, et marginalisation. Ce qui, en conséquence, laisse peu ou pas de possibilité d’accéder aux biens de production. Le manque de capital est constitutif de la pauvreté tout autant qu’il l’enracine. Inversement, l’accessibilité du capital est un moyen indispensable de sortie de la pauvreté.
Pour les besoins de la présente discussion, il importe que le capital soit compris au sens large, comme une dimension de la capacité. Ainsi, tout en prenant en considération tous les sens que le terme pauvreté peut recouvrir – et en particulier la pauvreté en termes de revenus – la pauvreté humaine doit être entendue comme l’incapacité à accumuler du capital (des actifs tels l’infrastructure, l’argent, les connaissances, les ressources naturelles, la culture) au sein de l’économie. Insister sur cet aspect peut s’avérer utile pour pénétrer le débat sur le lien entre racisme, discrimination, et pauvreté.
Ainsi, si les sociétés doivent éliminer la pauvreté et faire respecter la totalité des droits humains, il est nécessaire d’avoir de nouvelles réflexions et de nouvelles approches. Mais lorsqu’on propose de nouvelles approches on est toujours confronté à de fortes résistances, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, parce que la pauvreté et les droits humains peuvent être appréhendés de multiples façons et qu’il n’existe pas de consensus sur une trajectoire optimale pour sortir de la pauvreté. En prenant des décisions, on est souvent confronté à des choix difficiles car l’ampleur des programmes et des politiques doit être restreinte dans un souci d’efficacité. Ce faisant, les trajectoires finalement choisies seront sujettes à de nombreux compromis, parmi lesquels l’équilibre nécessaire entre coûts et bénéfices politiques. Ensuite, parce qu’en dernière analyse, de nouvelles modalités de développement nécessiteront de nouvelles approches de la pauvreté. On ne peut voir cela d’un bon œil si l’on considère les innombrables approches de la réduction de la pauvreté des programmes économiques et sociaux mis en place ou expérimentés par divers pays, sans qu’elles aient forcément rencontré un grand succès. Si l’on oppose par exemple approches par le bas et par le haut, on peut ainsi faire un balayage : des immenses infrastructures aux petits projets menés par les communautés, des programmes exclusivement orientés vers une croissance économique au concept de croissance équitable, participative et habilitante, de l’exclusion à l’inclusion sociale, de la croissance au développement, du développement au développement durable, du développement durable au développement pris en main, et des questions de pauvreté au niveau local ou national à la prise en compte de la dimension internationale de la pauvreté.
Il devra néanmoins y avoir un engagement fort pour accélérer et renforcer le développement si l’on veut que le nombre de pauvres dans le monde soit significativement et durablement réduit. Cette préoccupation n’est pas un effet de rhétorique : de nombreux programmes de réduction de la pauvreté ne sont pas forcément durables dans le temps ou dans l’espace. Cette double exigence d’accélération et de pérennisation nécessite une nouvelle compréhension des conditions nécessaires et suffisantes, ainsi qu’une prise en compte des défis que représentent le racisme, l’ethnicité, les discriminations et les droits humains. Cette tâche n’est pas sans importance.
Une grande attention a été portée ces dernières décennies sur les capacités des pauvres à accumuler du capital – un capital physique (infrastructurel par exemple), financier (le crédit par exemple), et humain (éducatif par exemple). On a accordé beaucoup moins d’importance à la façon dont les pauvres pouvaient accumuler d’autres formes de capital, et en particulier un capital naturel, institutionnel et humain. Nous nous intéresserons ici au capital dit institutionnel, qui comprend un certain nombre de composantes (par exemple des arrangements organisationnels, le rôle des différents acteurs, des structures et des instruments stimulants, la participation, l’habilitation, la gouvernance), et dont l’objectif est de mettre l’accent sur l’importance des aspects normatifs et de fabrication des règles du développement. L’une des revendications centrales est en effet que cette création de règles et de lois, plus qu’un simple résidu de la manipulation des autres formes de capital, devienne une variable déterminante et endogène de la conception et de la mise en œuvre de programmes de réduction de la pauvreté.
Ce nouvel accent fait avancer le débat, en forçant les responsables politiques à identifier le principal facteur ou élément qui jouerait un rôle « intégrateur » entre d’une part les approches traditionnelles de la pauvreté centrées sur les revenus, et d’autre part une approche centrée sur la notion de création de règles et de lois. La notion de capital caractérise justement ce bon « intégrateur ». L’accumulation de capital est en effet le facteur central de la création de richesse au sein d’un cadre de croissance économique, d’équité sociale, et de développement durable :
Les droits humains sont peut-être le seul élément qui manque dans l’énumération qui précède. Nous suggérons ici de considérer ces droits précisément comme une autre forme de capital. Les droits humains sont une forme de dotation de capital que les pauvres doivent accumuler pour pouvoir sortir de la pauvreté, dans le contexte des autres formes de capital précédemment énumérées. Cette perspective offre un cadre commun pour évaluer comment les violations des droits humains deviennent un déterminant majeur de l’enracinement de la pauvreté. Ces violations limitent en effet directement la capacité des pauvres à accumuler du « capital de droits humains », ainsi que leur accès aux autres formes de capital. Inversement, pour sortir les individus de la pauvreté, les sociétés doivent se concentrer sur les formes de capital que les pauvres ont le plus intérêt à accumuler.
Il s’agit à présent pour nous d’approfondir cette notion des droits humains comme capital. Il faut tout d’abord admettre que le rôle des droits humains dans le développement économique reste controversé. Cela est dû, pour une grande part, à la mauvaise compréhension de leur sens en économie, ce qui ne leur a pas permis d’acquérir une place établie et consolidée dans l’économie utilitariste du « bien-être » (welfare economics). Dans le domaine public, les controverses actuelles reflètent les malentendus entre avocats, militants des droits humains, et les quelques économistes qui se sont intéressés au sujet.
Il existe un espace, même dans l’économie utilitariste traditionnelle, pour que les droits humains soient intégrés. Tout processus visant à un optimum social (en termes d’utilité ou de bien-être collectif) au sein d’une société donnée passe par les thématiques des droits humains. Les conditions, les hypothèses, et les processus sont souvent liés à un cadre normatif déterminant ce qui constitue la « bonne » décision ou le « bon » état final (ou ceux qui sont « acceptables »). Ainsi, un certain nombre de préconisations d’action publique formulées par l’économie utilitariste reposent sur l’application des valeurs des droits humains aux différentes formes d’interactions humaines, suivant la logique de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de la Convention sur les droits civiques et politiques, et de la Convention sur les droits économiques, sociaux et culturels.
Cela explique pourquoi les droits humains sont plus que de simples lois, règles ou règlements qu’il faut mettre en place et respecter. Ces droits doivent ainsi être compris comme une partie intégrante de la dotation initiale dont les producteurs, les consommateurs et les autres agents peuvent se servir pour allouer, utiliser, gérer et contrôler toutes les autres formes du capital (qu’il soit tangible ou non). Les droits et les responsabilités qu’engendrent les droits humains peuvent être formels ou informels, explicites ou tacites, privés ou publics. Interprétés de cette manière, on peut considérer que les droits humains font partie intégrante du capital institutionnel et culturel, et participent fondamentalement à la bonne allocation du capital humain et de toutes ses autres formes. Le respect des droits humains détermine fortement la façon dont les entités économiques se comportent dans des conditions de pénurie matérielle. D’une certaine façon, l’on pourrait expliquer les allocations ou les pertes de ressources dans l’économie par l’état du capital de droits humains. C’est pourquoi il importe de les mettre au cœur des débats sur l’efficacité économique, les avantages comparatifs et la réalité du développement. Les droits humains peuvent significativement modifier l’environnement favorable requis pour la croissance économique et le développement.
L’exclusion d’une forme de capital, y compris celle représentée par les droits humains, contribue essentiellement à l’explication des différentes formes de sous-développement et de pauvreté. De cette façon, par exemple, les projets passés de bâtiments, de canaux d’irrigation ou d’autres formes d’infrastructures physiques artificielles n’ont en général pas atteint de hauts niveaux de développement et d’équité, mais surtout n’ont apporté aux pauvres que des bénéfices marginaux, car ces projets étaient détachés des thématiques des droits humains.
De l’idée des droits humains comme capital et comme composante de la « dotation initiale en capital » de chaque personne, résultent un certain nombre de conclusions en matière d’équité, de justice sociale et de réduction de la pauvreté. Imaginez par exemple un monde dans lequel le capital (formel ou informel) de droits humains n’existerait pas. Quels y seraient les états de bien-être ? Et à l’opposé, quels seraient les effets de leur inclusion ? Il n’existe pas de réponse simple à ces questions contrefactuelles. Les réponses dépendent en fait fortement de la relation que les dotations de droits initiaux entretiennent avec les autres formes de capital. De nombreux éléments prêtent à penser que les niveaux d’investissements privés dépendent fortement de l’existence, de l’accessibilité et du bon fonctionnement de systèmes judiciaires efficaces, ainsi que de la mise en œuvre des conventions internationales sur les droits humains (comme les droits des travailleurs et des enfants) et de nombreux autres facteurs institutionnels. On pourrait ainsi s’attendre à ce que les niveaux de salaires et les taux d’activité (celui des enfants par exemple) varient selon l’effectivité de la réalisation des droits humains.
De plus, la reconnaissance des droits humains comme dotation initiale en capital affectera et influencera les options et les choix privés, en particulier pour ceux qui sont mal dotés en capital sous d’autres formes (les pauvres, par exemple). Pour les personnes pauvres, que leur dotation initiale en capital de droits humains soit reconnue aura une influence décisive sur la quantité de travail offerte ou vendue et sur la quantité de capital fabriqué qui sera incorporée dans leur comportement économique. À l’inverse, les personnes très riches de toutes les formes de capital peuvent accorder peu d’importance aux droits humains comme forme spécifique de capital. Cela explique que les droits humains soient si importants pour s’attaquer aux défis de la pauvreté et de l’inclusion.
Par ailleurs, les droits humains comme capital sont importants si l’on considère la façon dont les gouvernements et les sociétés définissent les politiques de lutte contre la pauvreté. Le capital de droits humains est un élément essentiel de toute stratégie sérieuse d’empowerment, visant donc à donner du pouvoir à chacun. La redistribution du pouvoir touche également à la distribution sociale des droits et responsabilités et affecte ainsi la façon dont toutes les formes de capital sont allouées dans une économie. Les droits humains doivent en conséquence davantage être considérés comme une dimension de l’efficacité de la croissance et du développement que comme un facteur résiduel de décisions financières et économiques.
En conclusion, il faut envisager les droits humains comme une dotation humaine et donc comme une forme de capital. Ils sont de ce point de vue aussi importants que toutes les autres formes de capital qui participent aux processus de développement et de réduction de la pauvreté. Faire abstraction de l’importance des droits humains revient à maintenir les gens dans la pauvreté.
Traduit de l’anglais