"Le général Toufik-Mohamed Mediène Né en 1939 dans un village
montagneux kabyle, il a grandi à Alger et y est toujours, faisant la
pluie et le beau temps, l'orage menaçant et la canicule pour
d'autres."
mise à jour 15/09/2011, 1 réaction (réagir)
Le général Toufik, invisible et tout-puissant
Comme pour le prophète Mohamed, la photo du général Toufik, patron des
renseignements algériens et véritable faiseur de rois, est
introuvable. Ou presque. Enquête sur le visage le mieux masqué
d'Algérie.
Chawki Amari
C'est une tradition instaurée par le président Bouteflika depuis son
investiture en 1999: à chaque mois de ramadan, il reçoit ses ministres
pour de longues auditions censées le mettre au courant des évolutions
et problèmes dans chaque secteur.
Une fois n'est pas coutume, en ce mois d'août 2011, le général Toufik,
tout puissant patron des renseignements militaires, faiseur et
défaiseur de rois, assiste à ces présentations civiles malgré sa
qualité d'officier militaire.
Mais contrairement à l'année dernière, il n'y aura aucune image à la
télévision d'État. Ce qui poussera tout le monde à dire qu'il n'y a
jamais eu d'auditions ministérielles. C'est dommage: après les
nombreuses promesses de transparence après les contestations
populaires, on ne verra pas le général.
Aéroport d'Alger, janvier 1992. L'Algérie est sous tension extrême, le
président Chadli vient d'être déchu par un groupe de militaires après
la victoire aux élections législatives du FIS, parti islamiste
radical. La plaie ouverte, il faut suturer rapidement et trouver un
nouveau président.
L'armée et le DRS, les renseignements militaires, s'accordent après
avoir consulté les fiches des «historiques», sur Mohamed Boudiaf,
haute figure de la lutte pour l'indépendance, possédant la carte FLN n
°001 (Front de libération national) mais exilé au Maroc depuis des
décennies, pour des différends avec les maîtres du pays.
La délégation qui attend le retour au pays de Mohamed Boudiaf est
impressionnante; tout ce que compte l'oligarchie militaire est
présente pour l'accueil sur le tarmac de la nouvelle vitrine (civile)
du pays. La télévision d'État retransmet l'événement et en les
filmant, cite un à un les officiers présents que le nouveau président
Boudiaf salue sans les connaître.
Dans le lot, quand vient le tour du général Toufik, la caméra s'en
détourne rapidement et le commentaire en off n'annonce aucun nom à
mettre sur le visage furtif. Ce sont les ordres, discrets. Pas de nom,
pas de visage.
Légendes et réalités
Le président Boudiaf est assassiné six mois plus tard, devant les
caméras de la même télévision. A l'enterrement, où est présent Toufik,
un service chargé d'interdire les images du général veille sur les
photographes et saisit les appareils des imprudents. Toutes les autres
personnalités, civiles et militaires, sont mitraillées (par les
photographes) dans l'antagonisme complémentaire pouvoir apparent/
pouvoir occulte, grande tradition soufie d'Al Dharer et Al Baten, le
visible et l'invisible, l'exotérisme et l'ésotérisme.
Le photographe d'un grand quotidien national indépendant possède une
photo de l'homme sans visage, qui a échappé aux Services:
«C'est comme une bombe, je ne l'ai donnée ou montrée à personne et
je ne sais même pas quoi en faire.»
Après la destitution du président-colonel Chadli et l'assassinat du
président Boudiaf, le général Khaled Nezzar devient le nouvel homme
fort du pays —du moins officiellement— et mène la guerre contre un
terrorisme qui s'est déchaîné depuis l'annulation des élections en
1992.
Le général Nezzar, mal aimé autant pour son passé d'ancien soldat de
l'armée française que de putschiste et d'éradicateur (représentant le
courant hostile à toute négociation avec les islamistes), entreprend
de redorer son blason en publiant ses mémoires. Connaissant le secret
bien gardé qui entoure les photos du général Toufik, il glisse
malicieusement au passage de quelques considérations plus ou moins
historiques une photo de l'homme de l'ombre
Le livre est vendu, c'est trop tard, même si dans la seconde édition
des mémoires de Nezzar, les Services font pression sur l'éditeur
algérois, qui retire la photographie. L'incident visuel est clos mais
jusqu'à aujourd'hui, c'était la seule photo officielle du général
Toufik, resté à l'état de mythe.
Malgré l'hostilité d'une partie de l'armée, le civil Bouteflika est
coopté par Toufik et une poignée de généraux en 1999, après la
démission surprise de l'ancien président, un général encore, Liamine
Zeroual. Abdelaziz Bouteflika, lui aussi en exil comme Mohamed
Boudiaf, devient président dans un scrutin sans enjeu. Des posters et
des affiches géantes de l'élu sont placardées partout, dans la
tradition du nationalisme panarabe et du culte de l'image, où les
autocrates syriens, égyptiens, irakiens ou tunisiens sont omniprésents
sur les murs des villes et campagnes.
Pourtant, le véritable artisan de l'arrivée de Bouteflika et d'un
régime islamo-conservateur à tendance nationaliste et libérale reste
dans l'ombre et n'apparaît jamais. Véritable État dans l'État, le DRS
a la mainmise sur tout, le champ politique et économique mais aussi
sur la scène médiatique, contrôleur en chef des images qui passent à
la télévision unique, répartiteur d'agréments pour les journaux et
distributeur de publicité par l'intermédiaire d'un bureau officiel au
siège du DRS.
Il est investi de tous les pouvoirs, lutte contre la subversion,
contre-espionnage, contrôle et surveillance des opposants, cadres et
militants, possède des armes, un budget opaque et la prérogative
judiciaire, pouvant poursuivre n'importe qui, tout en continuant selon
la ligue des droits de l'homme à pratiquer la torture. Ses agents et
«conseillers» sont partout, un représentant dans la haute hiérarchie
de chaque ministère, entreprise publique ou administration, dans les
comités de supporters et même dans le comité d'organisation du
festival de la bande dessinée d'Alger.
Si tout le monde connait le rôle du DRS, peu, à part ceux qui ont vu
la photo livrée par le général Nezzar, connaissent le visage du maître
du pays, importateur de présidents (Boudiaf du Maroc et Bouteflika du
Golfe) et décideur parmi les décideurs. C'était la seule image,
quoiqu’ancienne et un peu floue, du patron d'un régime crypté au
sommet, qui entretient la légende des puissances de l'ombre et
alimente toutes les folles rumeurs. Mais pourquoi?
Sunnites et crypto-chiites
Si l'islam sunnite a depuis les origines interdit la représentation du
prophète Mohamed, il y a des raisons bien compréhensibles. Le
Palestinien Jésus est devenu avec le temps un Nordique blond aux yeux
bleus.
Mais il n'en n'est pas de même pour la tradition chiite: dans les
souks de Téhéran, on vend encore des posters de prophètes —Ali,
Mohamed et même Jésus (Aïssa) et Moïse (Moussa), sans aucun problème.
Jusqu'à une certaine époque, l'Algérie de tradition chiite n'avait pas
non plus de problème avec la représentation du Prophète et des images
de Mohamed existent encore dans les vieilles maisons.
Depuis l'avènement de l'islam au Maghreb, les Berbères ont été
fatimides, idrissides, ismaéliens et kharéjites, toutes des doctrines
liées au chiisme ayant emporté l'adhésion des foules par cette
idéologie égalitariste, partisans d'un islam intemporel non
duodécimain, où les régents et les souverains sont des usurpateurs,
tant que l’Imam caché, seule source du pouvoir selon cette branche de
l'islam, n’est pas reparu sur Terre.
A la fin des années 80, l'Algérie est en faillite économique et en
panne idéologique. Le wahhabisme saoudien, intransigeant rigorisme,
passe par là à grand renfort de propagande et de pétrodollars,
transformant le syncrétisme religieux algérien fait d'un mélange de
rites païens, juifs, sunnites et chiites en dogme sunnite fermé. Les
images disparaissent, l'islamisme radical et politique apparaît et les
chiites sont traqués comme des hérétiques.
Le général Toufik n'est évidemment pas chiite, bien que personne ne
connaisse réellement ses penchants religieux. Mais, adepte du
cryptage, il évolue dans l'ombre, est déjà là lors des émeutes
d'octobre 1988, prend la tête du DRS en pleine démocratisation et suit
(contrôle?) la montée de l'islamisme, l'apparition du FIS, sa victoire
aux législatives de 1992, la destitution du président Chadli, les
années terroristes (200.000 morts) et l'assassinat de Boudiaf (un seul
responsable, acte isolé selon le jugement rendu).
Jusqu'à aujourd'hui, où il est encore l'inamovible patron des
services, même si son image en prend un coup. Depuis quelques mois en
effet, deux autres images de lui circulent, comme un renouveau
numérique annonciateur d'un transparent automne algérien. Les masques
tombent et les secrets se livrent.
Une vidéo diffusée par le journaliste en exil Mohamed Sifaoui, dans
laquelle il affirme ne pas avoir peur de «l'ogre»Toufik, montre
publiquement le Grand Chef. L'autre, une photo d'un journal
électronique d'opposition, lui aussi en exil. Tenu par le journaliste
Yahia Bounour, on y voit le général Toufik en compagnie de l'ex-chef
du gouvernement Sid Ahmed Ghozali et du secrétaire général de la
présidence, le général Larbi Belkheir.
Mais est-ce bien lui? Yahia Bounouar, qui a eu le rare privilège de
rencontrer le général et qui le décrit comme «un homme infiniment rusé
qui te décrypte à la première phrase», est en théorie bien placé pour
le savoir. Signe inéluctable enfin du déclin d'un mythe, un profil
Facebook du général Toufik existe aujourd'hui, avec une caricature
réaliste inspirée de la photo primordiale. Un faux bien sûr. Mais qui
sait?
Le non droit à l'image
Pourquoi tous ces secrets? Évidemment parce qu'il y a le mot
«secret»dans Services secrets et toute une panoplie de légendes
autour, propagées y compris à l'intérieur du puissant DRS, ex-Sécurité
Militaire (SM). Comme les autres agent du DRS au bas de l'échelle,
l'un d'eux affirme que le général «reçoit toujours les gens de dos
dans son bureau et que si tu le vois de face, c'est la dernière fois
que tu vois quelqu'un de ta vie».
Ce n'est bien sûr qu'une légende, même si elle est savamment
entretenue. Mais d'une façon générale, le Département et son patron se
doivent d'être inconnus et discrets pour évoluer. Comme le souligne un
officier du DRS:
«Nous sommes comme des champignons, nous ne résistons pas à la
lumière.»
Et si le général Toufik ne s'appelle pas Toufik en réalité mais
Mohamed, c'est beaucoup plus lié à la guerre d'indépendance où, pour
des raisons de clandestinité, les combattants utilisaient des
pseudonymes.
Houari Boumediene, président autoritaire de l'Algérie de 1965 à 1978
et fondateur de la SM qui a donné naissance au DRS, a gouverné le pays
pendant 13 ans avec un pseudonyme (il s'appelle en réalité Mohamed
Boukharrouba).
Le président Abdelaziz Bouteflika lui-même, protégé de Boumediene, est
aussi connu comme Abdelkader El Mali, de son nom de guerre. Pour
autant, on ne sait pas grand chose deToufik-Mohamed Mediène et même
Wikipedia, qui sait tout, s'est cru obligé d'expliquer que sa
biographie «ne cite pas suffisamment ses sources».
Ce qui est sûr, c'est que le général Toufik a fait l'école de l'ex-KGB
soviétique, qu'il a été attaché militaire en Libye, est passé par la
présidence et la Sécurité de l'armée avant de prendre la direction des
tout puissants services de renseignement militaires en 1990, en pleine
effervescence politique, à la suite de l'ouverture d'octobre 1988.
Âgé de 72 ans aujourd'hui, on le dit malade lui aussi, à l'image du
président Bouteflika (74 ans). En ces temps troublés, il préparerait
sa sortie, laissant un successeur non encore désigné mais qui n'aura
certainement pas autant de pouvoir que lui, se démarquant en tous les
cas du président qu'il a nommé.Né en 1939 dans un village montagneux
kabyle, il a grandi à Alger et y est toujours, faisant la pluie et le
beau temps, l'orage menaçant et la canicule pour d'autres.
Une sortie avec les honneurs, avant la grande révolte ou l'inéluctable
changement de régime, tous les opposants algériens demandant aussi
bien le départ du président Bouteflika que du général Toufik. Ayant
saisi l'impasse actuelle, l'indéboulonnable général Dark Vador va
probablement se retirer avant son protégé Skywalker Bouteflika. Une
sortie avec une photo souvenir, peut-être.
Chawki Amari
http://www.slateafrique.com/39771/mysterieux-general-toufik-invisible-services-secrets-algerie
http://www.lavie.fr/actualite/monde/tibhirine-de-nouvelles-revelations-accusent-les-services-secrets-algeriens-13-09-2011-19954_5.php
http://www.wat.tv/video/idir-alan-stivell-isaltiyen-xt7l_2ey2j_.html
http://livre.fnac.com/a2605708/Ronan-Le-Coadic-Bretons-Indiens-Kabyles-Des-minorites-nationales