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Guy NICOLAS

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Feb 28, 2020, 8:47:08 AM2/28/20
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Bonjour !

Je partage cet article d’Arianne Chemin, dans Le Monde du soir, car il me semble important, même si il me donne l’impression de cultiver un amalgame entre la libération des sexualités défendue au lendemain de 1968 et les viols des pères sur leurs enfants, qui sont pour moi deux aspects bien différents du problème que soulève l’affaire Matzneff. Mais ce n’est que mon opinion. Je dois aller voir René jeudi prochain et en parlerai avec lui.

À la suite, l’entretien avec Elisabeth Roudinesco sur la même page que l’article.

À plus.
Guy

Le Monde daté du 29 février 2020

Les années 1970-1980, âge d’or de l’apologie de la pédophilie

Anne Chemin

Au nom de la libération sexuelle et de l’émancipation des adolescents, nombre d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes ont défendu, après Mai 68, la pédophilie. Il a fallu, dans les années 1990, que les victimes prennent publiquement la parole pour mettre fin à ces discours

ENQUÊTE

C’est une époque lointaine dont la langue nous est désormais inconnue. « Les années 1970 et 1980 nous mettent en présence d’un monde disparu », résume le sociologue Pierre Verdrager, chercheur associé à l’université Paris-Descartes. Une terre reculée où un écrivain sacré par le prix Médicis (1973) comme Tony Duvert peut affirmer que les « gamins aiment faire l’amour comme on se mouche » ; où le Groupe de recherche pour une enfance différente (GRED) publie dans une revue aussi sérieuse que L’Ecole des parents ; où un journal comme Libération peut servir de poste restante à un éphémère Front de libération des pédophiles.

Pour évoquer cette parenthèse où l’éloge de la pédophilie eut droit de cité, Wikipédia ne s’embarrasse pas d’euphémismes : dans l’encyclopédie en ligne, l’une des entrées sur l’après-Mai 68 est titrée « Apologie de la pédophilie ». « Ces années furent “l’âge d’or de l’offensive en faveur de la défense des pédophiles », constate Jean-Hugues Déchaux, professeur à l’université Lumière-Lyon-II. Cet univers a sombré corps et biens au début des années 1990 : la pédophilie est alors apparue, non comme une salutaire libération de la sexualité enfantine, mais comme un abus de pouvoir perpétré par des prédateurs sans scrupule – et les décennies précédentes nous sont, du même coup, devenues étrangères. 

Le plaidoyer en faveur de la pédophilie émerge, il est vrai, dans un monde très éloigné du nôtre. Au lendemain de Mai 68, la France est plongée dans une ivresse libertaire qui bouscule un à un tous les interdits. « Cette époque sanctifie, de manière parfois naïve, la notion d’émancipation, souligne Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice. Il faut impérativement briser l’ordre moral et les tabous de la société bourgeoise. » « L’heure de la libération des corps et des sexualités a sonné : plus rien ne va de soi », ajoute l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, auteure d’Une histoire de la pédophilie. XIXe-XXIe siècle (Fayard, 2014).

Dans ce climat d’exaltation de la liberté sexuelle, nombre de photographes et d’écrivains célèbrent avec ferveur l’érotisme des enfants. Diffusées dans le monde entier, les photos de David Hamilton mettent en scène de très jeunes adolescentes vêtues de nuisettes vaporeuses et de voiles transparents. Brooke Shields, 13 ans, fait la « une » du magazine Photo, entièrement nue et outrageusement maquillée. Tony Duvert, publié aux éditions de Minuit, écrit avoir eu des relations sexuelles « avec un bon millier de garçons » dont les plus jeunes avaient 6 ans. « A 4 ans, les enfants bandent ; à 8 ans, ils enculent ; à 10 ans, ils se tripotent ; à 12 ans, ils aiment », proclame Jean-Luc Hennig, journaliste à Libération.

A l’époque, la défense des pédophiles a pignon sur rue – à l’extrême droite, où Alain de Benoist estime qu’il est plus scandaleux de regarder des jeux télévisés que d’avoir la « passion des fesses fraîches, des émotions naissantes et des seins en bouton », mais aussi, à l’extrême gauche. En 1979, le journal Le Gai Pied dénonce ainsi la « phobie de la pédophilie » : en poursuivant les adultes « qui aiment les enfants », la justice réprime « l’une des multiples formes d’expression de la sexualité et de l’amour humain ». Deux ans plus tard, Le Petit Gredin, la revue du Groupement de recherche pour une enfance différente, proclame joyeusement dans son premier numéro : « Ça y est, la pédophilie est de sortie ! »

La parole pédophile n’est pas cantonnée à ces groupes militants nés dans le sillage de Mai 68 : elle s’épanouit aussi dans les milieux littéraires. « Coucher avec un/une enfant, c’est une expérience hiérophanique, une épreuve baptismale, une aventure sacrée », soutient l’écrivain Gabriel Matzneff, qui célèbre, dans ses romans, le « corps enfantin, baisé, exploré, fouillé ». « La secte des instituteurs et des pédagogues » doit être « attentive aux attractions passionnées des enfants », estime le philosophe René Schérer dans L’Emile perverti (Robert Laffont, 1974) : il faut les aider « à satisfaire l’immensité de leurs désirs, en dehors des familles et contre elles ». Cette puissante vague de remise en cause des normes sexuelles n’épargne pas les milieux intellectuels.

Le droit à la sexualité des adolescents

En 1978, dans un dialogue diffusé sur France Culture qui sera publié l’année suivante par la revue Recherches de Félix Guattari, le philosophe Michel Foucault, l’avocat Jean Danet et l’écrivain Guy Hocquenghem critiquent le régime français de « contrôle de la sexualité », qui fait de tout enfant un « être en danger ». La criminalisation de la pédophilie, estime Guy Hocquenghem, est le fruit absurde des « interdits religieux sur la sodomie » et de la croyance en la « totale étrangeté de l’univers enfantin et de l’univers adulte »« On peut faire confiance à l’enfant pour dire si oui ou non il a subi une violence », ajoute Michel Foucault.

Dans ces années anti-autoritaires, nombre d’intellectuels s’insurgent contre la « répression » des pédophiles. En 1977, les plus grands noms des lettres et des idées dénoncent la sévérité des juges envers trois hommes accusés, à Versailles, d’avoir agressé sexuellement des mineurs de 13 et 14 ans. Trois ans de prison préventive pour une« simple » affaire « où les enfants n’ont pas été victimes de la moindre violence, mais, au contraire, ont précisé aux juges d’instruction qu’ils étaient consentants », cela suffit, estiment, entre autres, Louis Aragon, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, François Châtelet, Patrice Chéreau, Gilles Deleuze, Françoise d’Eaubonne, André Glucksmann, Félix Guattari, Guy Hocquenghem, Michel Leyris, Jean-François Lyotard, Gabriel Matzneff, Christiane Rochefort, Jean-Paul Sartre et René Schérer.

Si tous ces textes donnent aujourd’hui le vertige, ils mêlent des argumentaires très différents. Grisés par l’ivresse pétitionnaire des années 1970, les signataires du texte sur le procès de Versailles sont aveuglés par l’idée que les enfants pourraient être « consentants », mais beaucoup croient, en critiquant les lois « désuètes » sur la majorité sexuelle, défendre le droit à la sexualité des adolescents. Le suicide de Gabrielle Russier en 1969 est alors dans toutes les mémoires : poursuivie pour détournement de mineur, l’enseignante, dont André Cayatte a relaté l’histoire dans Mourir d’aimer, a été incarcérée parce qu’elle avait eu une relation amoureuse avec un élève de 17 ans.

Tous les auteurs de ces textes propédophiles des années 1970 et 1980 ne sauraient en outre être mis sur le même plan. Guy Hocquenhem, René Schérer, Tony Duvert ou Gabriel Matzneff sont d’ardents défenseurs de la pédophilie mais en ces temps de débat sur l’âge de la majorité sexuelle, Michel Foucault et Gilles Deleuze s’interrogent plutôt sur la liberté sexuelle des jeunes. « Quant à Simone de Beauvoir, elle n’a jamais défendu la pédophilie, ajoute Sylvie Chaperon, professeure d’histoire contemporaine à l’université Jean-Jaurès de Toulouse et auteure des Années Beauvoir1945-1970 (Fayard, 2000). Dans Le Deuxième Sexe, elle dénonce au contraire le fait que les jeunes filles sont soumises, très tôt, à un système de prédation sexuelle. »

Ces nuances n’empêchent pas de constater que, dans les années 1970 et 1980, nombre d’intellectuels et d’écrivains s’égarent dans la tourmente propédophile de l’après-Mai 68. Dans les milieux qui souhaitent tout remettre en cause, comme le proclame le titre du journal maoïste Tout ! publié en 1970-1971, la pédophilie passe non pour un viol commis dans un climat d’emprise, mais pour une pratique sexuelle « alternative » étouffée par des siècles de coercition morale. L’heure est à la dénonciation de l’ordre moral – et la sexualité n’échappe pas à cette aspiration à l’« insubordination », selon le mot de l’historien Xavier Vigna.

Portés par cette puissante vague de libération sexuelle, les défenseurs de la pédophilie ont d’ailleurs l’intelligence, voire le cynisme, d’adopter le langage de l’émancipation. Gabriel Matzneff, qui relate avec une évidente délectation le « piment rare » de la prostitution enfantine, tente ainsi de transformer ses plaisirs en combat politique. « Non seulement son roman Isaïe réjouis-toidéveloppe l’argumentaire pédophile mais il l’inscrit explicitement dans l’héritage de Mai 68 et son idéologie de la libération, analyse Nelly Wolf dans Proses du monde. Les enjeux sociaux des styles littéraires (PUF, 2014). La pédophilie est instituée en acte de rébellion. »

Pour ces « rebelles » autoproclamés, l’interdiction de la pédophilie, de l’homosexualité et de l’avortement relève d’une même oppression. « L’autorisation de la pédophilie sera, à leurs yeux, une étape du mouvement de libération du corps et des sexualités qui s’est développé après Mai 68, explique Pierre Verdrager, auteur de L’Enfant interdit (Armand Colin, 2013). Certains pensent alors qu’un implacable processus historique déplacera une à une les limites. Après la légalisation de la contraception en 1967, après la suppression de l’homosexualité du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux en 1973, après l’autorisation de l’avortement en 1975, après l’alignement de la majorité sexuelle homosexuelle sur la majorité sexuelle hétérosexuelle en 1982 viendra le temps de l’abolition de l’âge de la majorité sexuelle. »

Sigmund Freud et Karl Marx

Pour argumenter leur propos, les défenseurs de la pédophilie font preuve d’une grande fertilité intellectuelle – et d’une certaine arrogance. « Ils considèrent que l’interdit qui pèse sur la pédophilie est le fruit de l’ignorance, des préjugés et des traditions, poursuit Pierre Verdrager. Pour se distinguer du sens commun, ils prétendent donc, dans le sillage de la philosophie de Bachelard ou de la sociologie critique de Durkheim à Bourdieu, dénoncer la naïveté des prénotions en s’appuyant sur le savoir : la science va, selon eux, permettre de déconstruire les illusions qui gouvernent la foule ignorante. Ils invoquent donc constamment les acquis de l’histoire, de la sociologie, de la psychanalyse et de l’anthropologie. »

Dans cette guerre contre l’« irrationalité », leur première référence intellectuelle est Sigmund Freud. Puisque le psychanalyste écrit, en 1905, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, que l’enfant est un « pervers polymorphe », la sexualité entre mineurs et majeurs est naturelle, voire souhaitable, proclament-ils en se méprenant sur le sens du livre. « Le philosophe René Schérer continue, aujourd’hui encore, à se placer sous la figure tutélaire du Freud des Trois essaisremarque Pierre Verdrager. Dans un livre d’entretien avec Geoffroy de Lagasnerie publié en 2007, il affirme que cet ouvrage « inaugural »du psychanalyste a le mérite de se démarquer de la « prétendue innocence enfantine » − comme si Freud avait ouvert la voie à la défense de la pédophilie. »

La seconde référence de la plaidoirie propédophile est Karl Marx. Dans la famille comme au lycée, à l’hôpital ou à l’usine, il faut, estiment-ils, combattre sans merci les logiques de domination − des professeurs sur les élèves, des médecins sur les malades, des patrons sur les ouvriers et des parents sur leurs enfants. « Aujourd’hui, la famille est considérée comme un refuge salvateur mais, à l’époque, elle est honnie, rappelle Pierre Verdrager. Le romancier Tony Duvert l’affirme très clairement dans ses écrits : les pères, et surtout les mères, exercent une véritable oppression sur leurs enfants. Le pédophile est donc un libérateur : en émancipant le mineur du joug de ses parents, il favorise son épanouissement et sa liberté. »

La pédérastie de l’Antiquité grecque est une référence incontournable de leurs discours mais René Schérer évoque également, dans L’Emile perverti, les travaux de Verrier Elwin sur les « maisons des jeunes »de la tribu indienne des Muria. « L’universalité des jeux sexuels des enfants, écrit-il, est depuis longtemps constatée et décrite dans d’autres cultures que la nôtre comme étant précisément un facteur d’équilibre mental et social. » La pédophilie, en concluent-ils, est une construction culturelle arbitraire de l’Europe moderne, et non un invariant anthropologique des sociétés humaines : rien n’empêche de la déconstruire − et donc de l’autoriser.

Il faudra des années, et bien des controverses, pour que le vent tourne, mais, dans les années 1990, la défaite des avocats de la pédophilie est consommée. Deux dates symbolisent ce tournant : en 1989, la nouvelle Convention internationale des droits de l’enfant de l’ONU mentionne explicitement les abus sexuels envers les mineurs alors que la précédente n’y faisait pas allusion ; en 1997, la ministre de l’éducation nationale, Ségolène Royal, durcit le dispositif répressif en instaurant un « devoir de signalement » pour les éducateurs. « Les militants de la cause pédophile ont perdu leur combat », conclut Pierre Verdrager.

La psychanalyse et la psychiatrie jouent un rôle important dans cette métamorphose de l’esprit public. Au début des années 1990, la pédopsychiatre américaine Leonor Terr analyse les traumatismes « de type 2 » liés à des événements répétés et menaçants comme les abus sexuels. « Elle montre que, contrairement à ce que l’on avait longtemps pensé, l’enfant n’oublie rien, explique Thierry Baubet, professeur des universités et chef du service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis). Non seulement il subit une blessure traumatique à chaque agression, mais il doit mettre en place une défense psychique archaïque  déni de la réalité ou forte dissociation −, qui engendre elle-même de nouveaux traumas. »

Ces inoubliables blessures

Les victimes commencent d’ailleurs à raconter ces inoubliables blessures en prenant une à une la parole. Dans un monde qui comprend de mieux en mieux les souffrances psychiques, dans une société qui accorde de plus en plus d’importance aux victimes, cet afflux de témoignages change la donne. « Leur prise de parole emporte tout, constate Pierre Verdrager. Dans des livres ou des émissions de télévision, des adultes qui se sont tus pendant des décennies relatent leur calvaire, et leur récit suffit à renverser tous les raisonnements des défenseurs de la pédophilie. La société ne parvient plus à les écouter, encore moins à les comprendre. »

En 1986, « Les Dossiers de l’écran » programment la première émission grand public consacrée à l’inceste. Sur le plateau, Eva Thomas, qui vient de publier un livre intitulé Le Viol du silence, raconte, aux côtés de deux femmes filmées de dos, les viols que lui a infligés son père lorsqu’elle avait 15 ans. « J’ai choisi de témoigner à visage découvert parce que j’aimerais sortir de la honte », explique-t-elle. La fiction qui ouvre ce soir-là les débats recueille 37 % de l’audimat, et une avalanche d’appels submerge le standard du SVP 11-11. Trois ans plus tard, François de Closets réunit dans son émission Médiations des victimes d’inceste – mais cette fois, toutes parlent face à la caméra.

Les mouvements féministes, puis les associations de défense de l’enfance, se font les relais politiques de cette parole. « Parce qu’elles se mobilisent contre le viol, les militantes féministes sont les premières, dans les années 1980, à découvrir l’ampleur du phénomène des abus sexuels sur mineurs et à le porter sur la scène publique, constate Laurie Boussaguet, chercheuse invitée à l’Institut universitaire européen de Florence. En ce sens, elles peuvent être considérées comme des faiseuses d’agenda. Ce monopole est cependant de courte durée : dès les années 1990, la mobilisation contre la pédophilie est orchestrée par des associations de protection de l’enfance et des familles de victimes. »

Le début des années 1990 sonne le glas de l’éloge de la pédophilie. Pour l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, ce tournant est symbolisé par le « moment 89 ». Cette année-là, une loi ambitieuse de protection de l’enfance tente, en reportant le point de départ de la prescription, de combattre ces violences « scellées sous le couvercle hermétique de la honte », selon le mot d’Yvette Roudy. Quelques jours plus tard, la justice condamne à la peine minimale une femme poursuivie pour diffamation parce qu’elle avait raconté, lors de l’émission télévisée de François de Closets, avoir été violée par son père de 9 à 14 ans.

Pour l’historien Georges Vigarello, le plaidoyer des années 1970 et 1980 est le fruit d’une tragique – et parfois cynique − méprise. « Mai 68 est marqué par la prise de conscience de l’autonomie des individus et de la légitimité de leur désir, explique-t-il. Nous sommes les enfants de cette affirmation de l’individualité, de cette réinvention des corps et de cette contestation de l’autorité hiérarchique  à condition, bien sûr, qu’elles respectent l’intégrité de chacun. La libération, ce n’est pas le n’importe quoi : c’est au contraire l’accentuation du droit des personnes. Les féministes le disaient très bien : Mon corps est à moi. » Le message était sans ambiguïté, mais il a fallu de longues décennies pour qu’il soit entendu.


Elisabeth Roudinesco « Les prédateurs sexuels sont aujourd’hui considérés comme des malades »

Propos Recueillis Par A. Ch.

ENTRETIEN

L’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco explique que le regard sur les pédophiles a évolué du Moyen Age à nos jours. Elle est l’auteure d’une « Histoire de la psychanalyse en France » en deux tomes (1994, éd. Fayard).

Vous dites, dans La Part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers (Albin Michel, 2007), que la perversion a changé de visage au fil des époques. Au Moyen Age, quel regard porte-t-on sur ce que nous appelons aujourd’hui la pédophilie ?

Dans l’univers religieux du Moyen Age, le pervers n’est pas considéré, comme il le sera plus tard, comme un malade à l’intériorité perturbée, mais comme un homme habité par le diable qui défie Dieu ou l’ordre naturel du monde. Le plus grand des pervers de l’époque médiévale est Gilles de Rais, qui, au XVsiècle, séquestre de jeunes enfants enlevés à des familles paysannes pour leur faire subir des violences terrifiantes, notamment sexuelles – Gilles de Rais a été excommunié, pendu et à demi brûlé avant d’être enterré.

Il faut mesurer, lorsque l’on évoque cette époque, que le Moyen Age porte un regard très différent du nôtre sur l’enfance : dans la noblesse, on marie des petites filles de 12 ans à des vieillards – même si le mariage n’est, en principe, pas consommé avant le « saignement », c’est-à-dire le moment où la très jeune mariée a ses règles. La sexualité au sein de ces unions arrangées n’est pas considérée comme de la pédophilie – le mot, d’ailleurs, n’existe pas avant la fin du XIXsiècle.

Au XIXe siècle, que devient la figure du pédophile ?

Avec la constitution, au XIXe siècle, de la psychiatrie, le regard sur la pédophilie cesse d’être moral pour devenir scientifique. Au lieu d’opposer le vice à la vertu, les médecins distinguent la sexualité « normale », qui évoque la santé, la procréation et la restriction du plaisir, de la sexualité « perverse », qui se place du côté de la stérilité, de la mort, de la maladie, de l’inutilité et de la jouissance. La science du sexe (sexologie) qui émerge peu à peu est fondée sur la classification : les médecins dépistent, mesurent, identifient et contrôlent les pratiques sexuelles.

Ce goût de la nomenclature est très présent dans Psychopathia sexualis, l’ouvrage du médecin autrichien Richard von Krafft-Ebing publié en Allemagne en 1886 : pour lui, la pédophilie est une déviation de la norme sexuelle. En réalité, cette nouvelle science considère comme pathologique tout ce qui ne relève pas de l’hétérosexualité pratiquée dans un but procréatif : la perversité concerne donc aussi bien la pédophilie que des comportements qui sont aujourd’hui pleinement acceptés, comme la masturbation ou l’homosexualité.

Au début du XXe siècle, Freud inclut la pédophilie dans les « perversions d’objet ». Comment la caractérise-t-il ?

En 1905, dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle (Gallimard, 1987), Freud affirme, ce qui est nouveau, que les enfants sont des sujets et qu’ils ont une sexualité qu’il ne faut pas réprimer. Il ajoute cependant que cette sexualité pulsionnelle est ce qu’il appelle une « disposition perverse polymorphe ». Pour un enfant, souligne-t-il, tout est érotisé : il suce le sein et il touche volontiers son corps comme celui des autres – il explore l’ensemble des satisfactions sexuelles.

Grandir, écrit alors Freud, consiste à renoncer à cette sexualité d’objet pour passer à une sexualité de sujet : l’adulte choisit comme objet d’amour une personne en qui il reconnaît un sujet. Le fait, à l’âge adulte, de choisir comme objet sexuel un enfant, et donc de le réduire à un objet, est, selon Freud, un signe de perversion. Freud ne raisonne plus en termes de liste et de classification, comme les sexologues du XIXe siècle, mais en termes de structure psychique, en distinguant les pervers des névrosés et des psychotiques.

On a accusé Freud de nier l’importance de la pédophilie, mais la réalité est infiniment plus complexe. A la fin du XIXe siècle, il affirme que les névroses hystériques ont pour origine des abus sexuels dans l’enfance, mais il constate aussi que certains de ces adultes n’ont pas été abusés. En 1897, il abandonne donc l’idée que l’abus sexuel est à l’origine de toute névrose pour affirmer qu’elle peut être liée à des attouchements non pas réels, mais fantasmés. Il ne nie pas pour autant que les actes pédophiles provoquent des traumatismes épouvantables.

Le pédophile est aujourd’hui devenu, dites-vous, « l’incarnation de la figure de la perversion dans ce qu’elle aurait de haïssable ». Pourquoi ?

Le XXe siècle est le siècle de l’exploration de soi : la révolution de l’intime a encouragé les sujets à s’approprier leur histoire. Depuis un siècle, les thérapies, qu’elles soient psychanalytiques ou non, ont fait émerger peu à peu la parole des enfants abusés et montré l’ampleur et la profondeur des souffrances psychiques engendrées par la pédophilie : personne n’en sort indemne.

Aujourd’hui, les prédateurs sexuels ne sont plus des suppôts du diable, comme au Moyen Age, ou des déviants, comme au XIXsiècle : ils sont « psychiatrisés », c’est-à-dire considérés comme des malades. S’ils souffrent, s’ils sont désireux de se soigner, s’ils sont conscients du fait que la pédophilie est une catastrophe, la psychanalyse comme la psychiatrie peuvent les aider en les accueillant dans des lieux spécifiques. Mais c’est difficile : la psychanalyse n’est ni une science exacte ni un dogme.


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Guy NICOLAS

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Feb 28, 2020, 9:12:31 AM2/28/20
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Oups, outre d’avoir oublié de compléter l’Objet, je fais erreur sur le prénom de la journaliste, mais qui va bien en termes de confusion soixantuitarde. Donc, non pas Arianne comme Mnouchkine, mais Anne comme la sœur...

Encore désolé !
Guy

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Le 28 févr. 2020 à 14:47, Guy NICOLAS <guynic...@orange.fr> a écrit :

Bonjour !

Je partage cet article d’Arianne Chemin, dans Le Monde du soir, car il me semble important, même si il me donne l’impression de cultiver un amalgame entre la libération des sexualités défendue au lendemain de 1968 et les viols des pères sur leurs enfants, qui sont pour moi deux aspects bien différents du problème que soulève l’affaire Matzneff. Mais ce n’est que mon opinion. Je dois aller voir René jeudi prochain et en parlerai avec lui.

À la suite, l’entretien avec Elisabeth Roudinesco sur la même page que l’article.

À plus.
Guy

Le Monde daté du 29 février 2020

Les années 1970-1980, âge d’or de l’apologie de la pédophilie

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