Le Monde : François Dosse : « Emmanuel, tes propos sur l’immigration contribuent à la désintégration de ces populations fragilisées »

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Guy NICOLAS

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Dec 3, 2019, 8:31:20 AM12/3/19
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Bonjour !

C’est dans Le Monde de ce soir, daté du 4 décembre 2019

Guy

« Emmanuel, tes propos sur l’immigration contribuent à la désintégration de ces populations fragilisées »

François Dosse

L’historien qui permit la rencontre de M. Macron et du philosophe Paul Ricœur s’adresse au président de la République pour lui expliquer sa déception face à une politique de « stigmatisation » de la population immigrée, considérée comme la « source des problèmes » de la société française

Cher Emmanuel, je me permets de te tutoyer et de m’adresser à toi par ton prénom : je ne peux faire autrement au regard de l’amitié éprouvée pour toi au long de nos « années Ricœur », autour de la réalisation de La Mémoire, l’histoire, l’oubli [Seuil, 2003]. Lorsque j’ai publié en septembre 2017 Le Philosophe et le Président. Ricœur & Macron, chez Stock, mon intention première était de défendre la vérité des faits : attester ta proximité avec Paul Ricœur, alors qu’elle était contestée par certains, qui dénonçaient une forme d’imposture.

Dans ce livre, et sur la base de ta campagne présidentielle, je faisais état de tes sources d’inspiration en tant que candidat et soulignais à quel point les positions philosophiques de Ricœur avaient été importantes pour toi, fécondant tes propositions sur l’Europe, la laïcité, la justice sociale, la revitalisation de la démocratie politique, la mémoire nationale. Durant toute la première partie de ton mandat présidentiel, ma confiance et mes sentiments amicaux m’ont incité à ne jamais répondre à quelque sollicitation pétitionnaire ou critique. J’ai eu pour toi les yeux de Chimène, émerveillé par l’étendue de tes compétences et de ton savoir-faire.

Si je prends la plume aujourd’hui, c’est que je ne peux souscrire à tes dernières déclarations sur la nécessité d’un débat national sur l’immigration et à l’orientation politique prise dans ce domaine par ton gouvernement. La stigmatisation de la population immigrée comme source des problèmes que rencontre la société française, qui se situe aux antipodes des positions éthiques et politiques de Ricœur dont tu t’es réclamé, constitue pour moi un moment de rupture majeur.

Il ne s’agit pas de défendre la posture de la belle âme soucieuse de ne pas se compromettre dans le pragmatisme du quotidien, mais de rappeler les positions éthiques de Ricœur qui devraient inspirer une juste politique de l’immigration. Il affirmait en premier lieu le principe intangible de l’hospitalité. Comme tu le sais, au soir de sa vie, Ricœur a avancé le paradigme de la traduction en faisant droit, comme Jacques Derrida, à la vertu de l’hospitalité, à l’« hospitalité langagière », où « le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi[…]la parole de l’étranger »(P. Ricœur, Sur la traduction, Bayard, 2004, p. 20). Je te rappelle que Ricœur, philosophe au cœur de la Cité, s’est engagé dans les années 1990 auprès des sans-papiers. Au printemps 1996, dans la plus grande confidentialité, il est intervenu comme médiateur auprès des 300 Maliens sans-papiers [qui, de mars à août 1996, avaient occupé l’église Saint-Bernard, dans le 18arrondissement parisien, soutenus par de nombreuses personnalités]. Présent aux multiples réunions de concertation tenues dans les hangars, il a, avec d’autres, essayé de trouver une solution. Dans cette mobilisation, Ricœur a été à l’unisson de sa famille spirituelle.

A la suite de sa participation aux travaux de la commission Hessel sur les étrangers en 1996, Ricœur a rédigé un texte, à la demande de Stéphane Hessel : « La condition d’étranger », dans lequel il faisait un certain nombre de constats, qu’il est plus qu’opportun de rappeler : « La vérité est que les pays industrialisés, dans leur ensemble, tendent à se constituer en forteresses contre les flux migratoires incontrôlés que les désastres du siècle ont déchaînés. Seraient à prendre en considération à cet égard les mesures prises à l’échelle européenne qui, trop souvent, contredisent la tradition d’asile et de protection des droits et des libertés de la personne, à commencer par les mesures de lutte contre les “abus du droit d’asile (concept de demande d’asile manifestement infondée). Tout conspire à éloigner le plus grand nombre de demandeurs d’asile, à les tenir à bonne distance des frontières occidentales. » (Paul Ricœur, « La condition d’étranger », revue Esprit, mars-avril 2006, p. 275.) En outre, il rappelait la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont l’article 14 stipule que, « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ».

Instrumentalisation des peurs

Or, c’est dans le climat délétère actuel d’intoxication sur le prétendu « grand remplacement », d’instrumentalisation des peurs, de replis sur soi attisés par la haine de l’autre, et dans la confusion entretenue par certains pour mieux désigner des boucs émissaires du malaise social, que tu affirmes le 16 septembre 2019, devant ta majorité parlementaire, qu’il faut se préparer aux « défis qui font peur » et regarder la situation de l’immigration en face : « La question est de savoir si nous voulons être un parti bourgeois ou pas. Les bourgeois n’ont pas de problèmes avec ça [l’immigration] : ils ne la croisent pas. Les classes populaires vivent avec. »

Cette déclaration ajoute encore à la confusion générale puisque ceux qui sont désignés ne sont pas tant les immigrés en marge du tissu social que des femmes et des hommes de nationalité française, nés sur le sol français, Français de la deuxième ou troisième génération, issus de l’immigration maghrébine et africaine, comme dans le film Les Misérables, de Ladj Ly. Ton « vivre avec » désigne en fait ces Français à part entière des quartiers urbains déshérités. Il stigmatise cette population qui vit déjà difficilement notre société à deux vitesses, exposée à la vindicte populaire comme responsable des maux de notre société fracturée. Ces jeunes qui se sentent à juste titre exclus sont épinglés comme non-Français par une telle déclaration : redoublant leur exclusion de la Cité, déjà évidente sur le plan économique et social, elle suggère que la nationalité n’est plus du ressort de l’appartenance juridique. Loin de soutenir l’intégration proclamée comme une nécessité pour ceux qui sont régulièrement en France, elle contribue à la désintégration de ces populations fragilisées.

Quant aux travailleurs immigrés qui n’ont pas la nationalité française, il faut rappeler que beaucoup d’entre eux sont venus à notre demande pour occuper des fonctions que les Français n’occupent pas, et qu’ils ont nourri des flux migratoires bien plus importants lors des « trente » dites « glorieuses » qu’aujourd’hui. En continuité avec cette politique de marchandisation des immigrés, on retrouve les mesures de rétablissement des quotas qu’avait déjà annoncées, en août 2007, Laurent Wauquiez, alors porte-parole du gouvernement. Il faut une certaine dose de cynisme dans un monde marqué par l’opposition entre des continents de misère et ceux de l’opulence pour affirmer que l’on ne désire que ceux qui peuvent servir les intérêts des pays les plus riches. On se croirait revivre le film La Traversée de Paris, de Claude Autant-Lara (1956), avec la fameuse réplique de Jean Gabin : « Salauds de pauvres » !

Les mesures prises par le gouvernement avec force publicité pour souligner sa volonté de maîtrise des flux migratoires visent en effet la population la plus précarisée en instituant un délai de carence de trois mois pour pouvoir bénéficier de la protection universelle maladie (PUMa), ainsi qu’une limitation de l’aide médicale de l’Etat (AME) accordée aux immigrés en situation irrégulière. Précisons que le budget de l’AME ne représente que 0,5 % du budget global de l’Assurance-maladie. L’iniquité se situe au contraire dans la complexité et les longs délais pour avoir accès aux services requis.

L’afflux de sans-papiers : pur fantasme

Quant à l’affirmation de l’afflux croissant d’immigrés en France qui ne pourrait pas recevoir toute la misère du monde, elle relève du pur fantasme. Là encore, les chiffres parlent : le nombre global des sans-papiers est stable depuis des années. Les entrées de travailleurs immigrés sont moindres que dans les années 1970. On est loin de la situation de l’Allemagne, qui, il y a deux ans, a accueilli 1 million d’immigrés.

Rappelons que tu avais alors, Emmanuel, salué le courage et l’humanité d’Angela Merkel, qui a payé électoralement la fermeté de ses positions éthiques. C’est ce que j’attendais de toi et n’attends plus, me rappelant simplement avec mélancolie un autre Emmanuel, qui suscitait mon enthousiasme lorsqu’il déclarait, lors de sa campagne à Marseille, le 1er avril 2017, devant une foule enthousiaste et pleine d’espérance : « Quand je regarde Marseille, je vois une ville française façonnée par deux mille ans d’histoire, d’immigration, d’Europe, du Vieux-Port à Saint-Loup en passant par le Panier », et d’ajouter : « Je vois les Arméniens, les Comoriens, les Italiens, les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, les Maliens, les Sénégalais, les Ivoiriens, j’en vois des tas d’autres, que je n’ai pas cités, mais je vois quoi ? Des Marseillais, je vois des Français, ils sont là et ils sont fiers d’être français. »

François Dosse est historien des idées et l’auteur d’une récente « Saga des intellectuels français » (Gallimard, 2018). Il a écrit de nombreuses biographies, dont « Paul Ricœur. Les sens d’une vie » (La Découverte, 1997) et « Castoriadis. Une vie » (La Découverte. 2014), ainsi qu’un essai consacré aux liens tissés entre Emmanuel Macron et Paul Ricœur, « Le Philosophe et le Président. Ricœur & Macron » (Stock, 2017)


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