Le Monde : Sur les campus britanniques, la bataille du genre

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Guy NICOLAS

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Dec 3, 2021, 8:56:26 AM12/3/21
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Salut,

Désolé de revenir faire un tour avec encore un grand article du Monde, mais cela concerne l’université et , entre autres, la philosophie. Comme l’impression que l’Université sans condition chère à Derrida a du souci à se faire…  

Sinon, peut-être un rapprochement hasardeux, mais il me semble avoir à faire avec ce débat sexe/genre, à celui tout aussi étrange handicap/situation de handicap, le second terme voulant expliquer que le handicap est avant tout, et peut même tourner à l’exclusivité, une problématique que l’extérieur (l’absence d’accessibilité, par exemple) impose à la personne concernée. 


Le Monde daté du 4 décembre 2021

Sur les campus britanniques, la bataille du genre

Cécile Ducourtieux

Des universitaires britanniques s’alarment des menaces qui planent sur la liberté d’expression dans l’enseignement supérieur, en particulier en ce qui concerne les questions de sexe et de genre, sources de vives tensions entre des féministes et des activistes trans

LONDRES- correspondante

Kathleen Stock a l’air fatiguée. Vêtue d’une chemise écossaise sur un tee-shirt, les cheveux en bataille, elle s’excuse d’être en retard. Depuis quelques jours, elle vit un tourbillon médiatique et émotionnel, mais sa voix reste ferme pour ce rendez-vous en visio depuis chez elle, quelque part dans le sud de l’Angleterre. « J’ai été en colère, mais je ne le suis plus ; je suis juste soulagée. Je ne pouvais plus rester à l’université, je savais que le harcèlement allait continuer. » Cette universitaire et écrivaine de 49 ans est une célébrité au Royaume-Uni depuis le 28 octobre et sa fracassante démission de l’université du Sussex, où elle avait passé dix-sept années à enseigner la philosophie. L’explication de son départ ? La pression, devenue trop intense, d’étudiants et de collègues qui réclamaient sa tête depuis trois ans en raison de ses opinions sur le sexe et le genre. Pour Kathleen Stock, le sexe biologique est une réalité inaliénable. Elle critique donc les activistes, très présents sur les réseaux sociaux, convaincus, pour leur part, que le genre prévaut sur le sexe : selon eux, une femme transgenre est littéralement une femme, même si elle a encore les organes génitaux d’un homme, et prétendre qu’il n’en est rien revient à nier son identité.

La philosophe alerte sur les dangers supposés de ces affirmations. « Le sexe n’est pas juste quelque chose dans votre tête, c’est une réalité biologique, avec des implications médicales ou sportives »,insiste-t-elle. Sans compter que les femmes, à l’entendre, ont besoin d’être protégées d’éventuelles agressions sexuelles, dans des espaces réservés (vestiaires, toilettes, prisons), et qu’il n’est donc pas envisageable qu’elles partagent de tels lieux, sans discernement, avec toutes les personnes se déclarant femmes même si, à ses yeux, elles ne le sont biologiquement pas. Ses idées, « complètement courantes dans d’autres pays », d’après Kathleen Stock, lui valent d’être accusée de transphobie sur les réseaux sociaux et sur le campus du Sussex, à Brighton, dans le sud de l’Angleterre. Une accusation qu’elle repousse farouchement : « Je demande juste à débattre de manière respectueuse. »

Cette confrontation entre promoteurs de l’identité de genre et féministes « critiques du genre » a explosé dans la sphère médiatique en 2020. Au cœur de la tourmente : l’écrivaine britannique J. K. Rowling, créatrice de la saga Harry Potter. Elle a été prise à partie pour avoir plaisanté, en réaction à un article qui parlait de « personnes qui ont des règles » :« Je suis sûre qu’il y a eu un mot pour qualifier ces personnes, quelqu’un m’aide ? », puis pour avoir insisté sur l’importance de ne pas « effacer le concept du sexe » au profit du genre. Depuis, cette star de l’édition – elle compte 13,9 millions d’abonnés sur Twitter – s’est faite l’avocate des féministes telles que Kathleen Stock, les TERF (Trans-exclusionary radical feminist,« féministes radicales excluant les trans »), comme les ont baptisées leurs adversaires, les activistes protrans. « Je pourrais recouvrir la façade de ma maison avec leurs menaces de mort », assurait J. K. Rowling mi-novembre.

Avant de remettre sa démission, Mme Stock a longtemps ferraillé, elle aussi, que ce soit en ligne ou en publiant des livres. Le dernier en date, sorti en août, a été un succès de librairie. Résultat : les accusations et les insultes ont plu, et la police a conseillé à l’universitaire de limiter ses déplacements sur le campus. « Ce sont des collègues qui, en me classant publiquement dans la catégorie des transphobes sur les réseaux ou durant leurs cours, ont créé les conditions pour que les étudiants finissent par les croire », accuse aujourd’hui Kathleen Stock. Début 2021, quand la philosophe avait été promue officière de l’ordre de l’Empire britannique en hommage à sa carrière, des dizaines d’enseignants – de Sheffield, de Glasgow et de plusieurs institutions américaines – avaient publié une lettre de protestation.

« Environnement hostile »

La tension est montée encore d’un cran cet automne, quand les étudiants sont revenus sur le campus après des mois de cours en ligne dus à la pandémie. Sur Instagram, un groupe baptisé Anti-TERF Sussex décrit Kathleen Stock comme « l’une des plus pitoyables transphobes du pays, ayant adopté une version bâtarde du féminisme radical ». Mi-octobre, ce même groupe organise une manifestation sur le campus, une centaine d’étudiants scandant : « Stock out ! » (« Stock dehors ! »). La direction de cette importante faculté (18 000 étudiants, 1 600 enseignants ou chercheurs) sort de son silence et condamne avec fermeté : « Notre personnel a le droit de dire et de penser ce qu’il veut, nous sommes très préoccupés par le fait que des gens tentent d’entraver ce droit. » Mais, pour Kathleen Stock, ce soutien arrive trop tard : elle décide de partir.

Une intellectuelle poussée au départ pour ses idées ? L’affaire choque dans un pays fier de ses valeurs d’ouverture et de liberté. Dans les médias conservateurs tels que le Times ou le Telegraph,Kathleen Stock est présentée comme la plus évidente des victimes de la cancel culture, cette culture de la dénonciation qui se répandrait insidieusement sur les campus britanniques et se cristallise autour des revendications des transgenres.

En octobre, juste avant la démission de l’enseignante, 200 universitaires, dont des personnalités de renom telles que l’économiste Partha Dasgupta, à Cambridge, ou le physicien Michael Pepper, à l’University College London (UCL), ont pris la plume dans le Sunday Times afin de dénoncer le climat de peur qui régnerait sur leurs institutions et menacerait directement la liberté d’expression. « Les universités, écrivent-ils,ont créé un environnement hostile, dégradant, humiliant et offensant pour leurs équipes et leurs étudiants. » D’après le même texte, les responsables des universités « manquent de courage ou de moyens » pour défendre la liberté d’expression.

Le philosophe Arif Ahmed, professeur à Cambridge et signataire de la lettre publiée dans le Sunday Times, soutient la démarche de Kathleen Stock : « Elle ne veut priver aucune personne trans du droit à l’existence, elle pense simplement qu’il y a des contextes où le sexe biologique est important. Le sport, par exemple, ou les prisons. Vous pouvez être d’accord ou pas, mais il ne s’agit pas d’une vision extrémiste ne pouvant pas être discutée. » M. Ahmed est l’un des premiers à avoir alerté sur cette vague morale menaçant de grignoter « ce qui devrait être une valeur cardinale des universités » dans un pays fier d’héberger de véritables temples du savoir, parmi les plus anciens et prestigieux au monde. Les premiers collèges d’Oxford et de Cambridge, hauts lieux de controverses politiques et religieuses, ne remontent-ils pas au XIIIe siècle ?

Mme Stock est loin d’être la seule TERF prise pour cible sur les campus. Selina Todd, professeure à Oxford reconnue pour ses travaux sur l’histoire des femmes au XXe siècle, a vécu une expérience similaire. « En 2018, je découvre ce débat sur le sexe et le genre. Forcément, le sujet m’intéresse, et quand Kathleen Stock est attaquée, je prends publiquement sa défense », raconte cette femme de 46 ans. « Il n’y a pas de place à Oxford pour des sectaires comme Selina Todd », assène, en 2019, dans les colonnes de Cherwell, le journal étudiant du campus, un membre anonyme du groupe d’activistes Trans Action Oxford. Début 2020, Mme Todd est interdite de parole, lors d’un séminaire au collège d’Exeter célébrant la première « Conférence nationale de libération des femmes » du pays. Sa faute ? S’être affichée avec l’association Woman’s Place UK, militant pour que les femmes disposent d’endroits réservés (vestiaires, prisons, etc.).

« A cause des menaces en ligne, certaines de mes conférences ont dû être protégées par des agents de sécurité, affirme Mme Todd. Je n’ai pas de problème avec les étudiants qui protestent, c’est de leur âge. Le harcèlement qui m’a vraiment affectée est venu de collègues, à Oxford ou ailleurs, ayant arrêté de me parler et m’ayant exclue de réseaux de rechercheJe suis tombée sur des tweets de personnes de l’administration disant que je ne devrais pas siéger aux comités d’admission à l’université. Celle-ci n’a pas essayé de me protéger de ce harcèlement. C’est inquiétant de ne pas se sentir soutenue par l’institution où vous travaillez. » Sollicitée par Le Monde, l’université d’Oxford n’a pas répondu à ces accusations.

Moments pénibles

Jo Phoenix, 57 ans, criminologue à l’Open University, une institution pionnière dans les cours en ligne, a vécu des moments tout aussi pénibles. Les faits remontent à décembre 2019. A l’époque, l’université de l’Essex l’invite à tenir une conférence sur la question des prisons et des transgenres. « Quand je suis arrivée, quatre universitaires battaient le rappel contre moi. La situation a dégénéré, les étudiants ont menacé de bloquer le campus, la conférence a été annulée. Ce jour a détruit ma carrière », raconte Mme Phoenix, en visio depuis la Californie. Il lui est reproché d’être « transphobe » et de risquer de véhiculer des « discours de haine ».

Si la criminologue paraît aujourd’hui détendue, cette séquence l’a profondément marquée. Quelques jours après l’annulation de la conférence, l’université de l’Essex lui annonce en effet avoir décidé de ne pas la réinviter. « Et même de me blacklister, ajoute-t-elle. Ils s’inquiètent que je puisse offenser les communautés trans et non binaires [ne s’identifiant ni strictement à une femme ni à un homme]. » En 2021, à la suite d’une enquête indépendante, l’université de l’Essex s’excuse auprès de Mme Phoenix et admet que sa« liberté d’expression a été violée ».

Dans la foulée, Jo Phoenix crée, au sein de l’Open University, le Gender Critical Research Network, un espace de discussion et de recherche consacré aux rapports entre sexe et genre. La réaction de ses adversaires ne tarde pas. « Plus d360 collègues et personnels de l’Open University ont signé un courrier disant que ce réseau allait véhiculer des opinions transphobiques. » MmePhoenix ne se démonte pas, décide de poursuivre l’université pour ne l’avoir pas protégée contre cette campagne de dénigrement, mais confie avoir désormais de gros problèmes d’anxiété.

Au-delà de Jo Phoenix, de Selina Todd ou de Kathleen Stock, il y a aussi tous ceux et celles qui se censurent de crainte de saboter leur carrière en abordant un sujet trop controversé. Lancé en février par deux universitaires britanniques, le site Gcacademianetwork.org a recueilli 120 témoignages en une semaine, tous anonymes et souvent édifiants. « Nous voulions créer un espace où les personnes pourraient dire leurs inquiétudes et constater qu’elles ne sont pas seules », précise Sarah – son prénom a été changé –, cofondatrice du site. Parmi les témoignages, celui-ci, par exemple, d’un « étudiant britannique » :« J’ai sincèrement peur de parler en faveur de ces courageuses femmes qui risquent tant à aborder ce sujet toxique et compliqué [du genre], j’ai peur d’être harcelé, de perdre des amis et de passer à côté d’un bon emploi. » « J’entends tous les jours de jeunes enseignants à des postes précaires me dire qu’ils sont complètement d’accord avec moi mais n’osent pas s’exprimer », témoigne Alice Sullivan, directrice de recherche en sociologie à l’UCL, elle aussi signataire de l’appel paru dans le Sunday Times.

Rares sont les étudiants à oser douter à haute voix. Lisa Keogh fait exception. Cette étudiante en droit à Dundee (Ecosse) poursuit en justice son établissement, l’université Abertay, qui, après des plaintes d’étudiants, l’a menacée de mesures disciplinaires pour avoir dit que « les femmes ont un vagin » lors d’un séminaire sur la question du genre. « J’étais naïve, je ne connaissais rien au conflit entre féministes et activistes trans », se souvient-elle, la voix encore vibrante de colère. La faculté a abandonné les mesures disciplinaires cet automne, mais, à 29 ans, l’étudiante aux longs cheveux bruns exige réparation. Persuadée que la majorité des autres étudiants pensent comme elle, elle estime que les militants sont « peu nombreux, mais très bruyants » et que les réseaux sociaux amplifient le problème : « Les cours en ligne durant la période de confinement ont été toxiques. Personne n’aurait osé me dire en face ce qu’on m’a dit en ligne. »

Des universitaires comme Alice Sullivan s’inquiètent aussi de revendications identitaires susceptibles d’entraver la recherche. « Des activistes réclament que les spécialistes de sciences humaines ne collectent plus de données fondées sur le sexe, que les philosophes n’utilisent plus le sexe comme une catégorie, explique la directrice de recherche. Or, je suis une sociologue empirique, je travaille sur des collectes de données : une bonne part de ma recherche se fonde sur l’importance du sexe dans l’analyse de ces données. »

Peu d’activistes acceptent de débattre de la liberté d’expression, encore moins dans les médias grand public. Quand ils parlent, souvent de façon anonyme, ils rétorquent que les TERF n’ont pas été réduites au silence : à les entendre, elles ont plateaux télé et colonnes des journaux ouverts pour exprimer leurs vues « transphobes ». Dans une apparition sur la BBC, mi-octobre, Amelia Jones, la représentante des étudiants trans et non binaires de l’université du Sussex, s’est livrée à une distinction subtile entre « liberté académique et liberté d’expression », la première « ne devant pas être censurée », la deuxième ne devant pas compromettre le devoir des universités de protéger leurs étudiants. Sollicitée par Le Mondepour un entretien, Christine Burns, transgenre et promotrice de longue date des droits des trans, affirme refuser de « contribuer davantage » à un débat sur la liberté d’expression qu’elle juge« déformé ».

Les trans sont très loin d’être tous militants, ni de défendre des vues extrêmes sur le genre. « La plupart des universitaires qui m’ont critiquée ne sont ni trans ni même gay, précise d’ailleurs la philosophe Kathleen Stock. Je reçois des lettres de transsexuels, qui sont passés par des opérations difficiles pour modifier leur corps, veulent juste vivre leur nouvelle vie et ne pas être pris dans ces controverses sur le genre. » La population trans du Royaume-Uni, entre 200 000 et 500 000 personnes, est vulnérable et encore mal connue. Selon un sondage récent de Galop, une association défendant les droits des LGBTQ+, quatre sondés sur cinq disent avoir été victimes d’abus haineux. Certaines personnes trans, comme Debbie Hayton, partagent même les vues de Kathleen Stock. « Vouloir fonder vos droits sur vos sentiments est une position extrême », selon cette professeure de physique, qui, père de famille jusqu’à la quarantaine, a commencé sa transition il y a une quinzaine d’années. « Les trans ont acquis le droit de n’être pas traités moins favorablement que les autres communautés grâce à l’Equality Act de 2010, c’est une avancée fondamentale », relève Mme Hayton, prête à dénoncer ceux qui « harcèlent impunément des femmes [comme Mme Stock] en ligne ».

Dans ce contexte tendu, beaucoup d’universitaires blâment l’influence excessive de certaines organisations sur les campus. Un nom revient avec insistance : Stonewall. Cette ONG, fondée en 1989, a contribué de manière déterminante à l’avancée des droits des LGBTQ+ au Royaume-Uni – adoption par des couples homosexuels, lutte contre la haine homophobe, etc. –, mais son choix de concentrer ses campagnes de lobbying sur les droits des transgenres se révèle bien plus controversé.

En 2018, l’ex-première ministre Theresa May avait lancé une consultation destinée à moderniser le Gender Recognition Act de 2004 (permettant aux personnes trans de bénéficier d’une reconnaissance légale de leur genre, à condition d’avoir obtenu un diagnostic de dysphorie de genre). Or Stonewall défend l’introduction de la « self-identification », la reconnaissance légale d’un changement de genre sans avis médical. Autrement dit, selon Stonewall, les trans doivent être acceptés pour « ce qu’ils disent qu’ils sont ». Dans une interview à la BBC, en mai, sa présidente, Nancy Kelley, a attisé la controverse en comparant la critique de la self-identification à de l’antisémitisme.

Le nerf de la guerre

La réforme du Gender Recognition Act a beau avoir été mise en veilleuse par le gouvernement conservateur de Boris Johnson, Stonewall continue à défendre ses arguments. Or, l’association est plus qu’un groupe d’influence, c’est aussi une société comptant plus de 900 clients – entreprises et institutions britanniques –, à qui elle vend du « conseil » pour rendre leurs espaces de travail plus inclusifs, notamment pour les trans (usage des pronoms neutres, installation de toilettes mixtes, etc.). Des dizaines d’universités (de Cambridge, d’Oxford, du Sussex, de Glasgow, etc.) sont clientes de Stonewall. Dans une enquête radiophonique très fouillée diffusée en octobre, le journaliste de la BBC Stephen Nolan a pointé l’agenda politique que Stonewall pousse auprès de ses clients.

« Nous soutenons fortement la liberté d’expression et n’avons jamais fait campagne pour déprogrammer des conférenciers dans les universités, assure au Monde un porte-parole de Stonewall. Mais nous nous soucions de la manière dont les personnes LGBTQ+ sont traitées. La liberté d’expression est un sujet complexe, c’est aux facultés d’arrêter leurs propres politiques, pas à nous. » Et justement, certaines facultés cherchent activement à être plus inclusives pour répondre aux attentes d’une génération Z bien plus à l’aise avec la fluidité entre les genres que les précédentes. Quand Emma Corrin, l’actrice britannique qui joue la princesse Diana dans la quatrième saison de la série à succès The Crown, a posté cet été sur Instagram un cliché d’elle les seins bandés, après avoir opté pour le double pronom « she/they » (féminin/neutre), la photo a été « likée » plus de 180 000 fois.

Les universités sont payantes – 9 250 livres sterling (13 050 euros) par an –, et leur quête d’inclusion ne serait pas sans rapport avec cette dimension financière : elles se livrent une concurrence rude pour attirer des étudiants aux réflexes de consommateurs. Certaines affiches « anti-Stock », sur les murs de l’université du Sussex, ont frappé les esprits car elles clamaient : « Je ne veux pas payer 9 000 livres par an pour qu’on nie mon existence. »« Les facultés sont fortement incitées à ne pas dire des choses qui pourraient contrarier les étudiants », relève Mary Leng, professeure de philosophie à l’université York et cosignataire de la lettre publiée dans le Sunday Times. Interrogée sur ses positions concernant la liberté d’expression, Cambridge renvoie à son code de conduite interne. Quant à l’administration d’Oxford, on l’a vu, elle ne répond pas aux sollicitations. « Les universités sont en pleine confusion sur ce qu’elles doivent dire ou pas », constate Kathleen Stock.

Le vent commence à tourner

Le gouvernement Johnson défend un projet de loi visant à mieux protéger la liberté d’expression sur les campus, actuellement en discussion à la Chambre des communes. Le texte prévoit de faciliter les recours d’étudiants ou d’enseignants et chercheurs contre les universités s’ils estiment que leur liberté de parole n’a pas été respectée. Les féministes s’en félicitent, tout en se désolant que ce soit la droite conservatrice qui le défende. « La liberté d’expression est bien trop importante pour être laissée à la droite », assène Jo Phoenix. Il est vrai que les conservateurs sont les premiers à dénoncer la culture « woke » ou à brocarder la multiplication des revendications identitaires. De fait, c’est surtout dans les colonnes du Times, duTelegraph ou du Spectator, principaux titres de la droite britannique, que les malheurs de Kathleen Stock ou de Selina Todd ont été chroniqués.

« La plupart des femmes mises en cause sont de gauche, et cela nous fait mal de constater que la gauche n’investit pas ce terrain et le laisse aux conservateurs, c’est stupide », regrette Alice Sullivan. En septembre, la conférence annuelle du Labour a été polluée par une polémique sur les propos de la députée travailliste Rosie Duffield, qui avait affirmé que « seules les femmes ont un col de l’utérus ». Interrogé par la BBC, le chef de file du parti, Keir Starmer, avait répondu au sujet de cette affirmation qu’elle n’était « pas correcte ».

Kathleen Stock a annoncé, début novembre, avoir été recrutée par les initiateurs d’un nouvel établissement d’enseignement supérieur, l’université d’Austin (Texas), aux Etats-Unis. Leur ambition ? Instaurer une « totale liberté de parole » sur ce campus, décrit par les médias américains comme « antiwoke ». La Britannique est ravie, mais confie craindre que sa démission ne crée un précédent : « Les étudiants vont penser qu’ils peuvent pousser d’autres enseignants au départ. » Pourtant, il semble que le vent commence à tourner. A la suite de la publication de l’enquête de Stephen Nolan, la BBC s’est retirée du programme Diversity Champions de Stonewall, suivant le chemin de l’Ofcom (le régulateur des médias britanniques) ou du ministère de la justice.

A Cambridge, en 2020, Arif Ahmed, soutien de la première heure de Kathleen Stock, a obtenu d’amender un nouveau règlement du campus. L’université voulait modifier sa politique, explique l’universitaire. Selon ces nouvelles règles, il aurait désormais fallu faire preuve de « respect » envers l’identité et les opinions des autres. « C’était un terme bien trop vague, et la porte ouverte à davantage de mises à l’écart de professeurs et de chercheurs », estime le philosophe, qui a proposé de substituer le mot « tolérance » au mot « respect ». Il a bataillé pour mobiliser ses collègues, décroché un vote à bulletin secret et fini par l’emporter à une confortable majorité. « Les gens semblent plus prêts à se mobiliser. L’an dernier, il m’a fallu deux mois pour réunir 25 signatures [pour amender le règlement sur la liberté d’expression] ; au printemps dernier, sur le même sujet, cela m’a pris moins de vingt-quatre heures », constate Arif Ahmed. La contre-offensive est-elle lancée ?


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