Le Monde : Danièle Tartakowsky, un entretien

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Guy NICOLAS

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Dec 4, 2019, 8:06:59 AM12/4/19
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Bonjour !

Un entretien avec l’ex-patronne de Paris VIII

Guy

« Le rapport de force est différent de 1995 »

Propos Recueillis Par R. B. D. Et Aline Leclerc

Pour l’historienne Danielle Tartakowsky, « on est entrés dans des eaux de hautes turbulences »

ENTRETIEN

Pour Danielle Tartakowsky, le conflit qui débute le 5 décembre est à replacer dans les mutations des mobilisations des trente dernières années.

L’appel à la grève du 5 décembre marque-t-il un retour à un mode de contestation plus classique ?

Il y a un an, tout le monde présentait les « gilets jaunes » comme le signe de la fin des manifestations traditionnelles et des syndicats, mais les revoilà ! L’histoire des mouvements sociaux n’est pas une linéaire. Pour autant, l’histoire ne se reproduit pas non plus.

La référence aux grèves de 1995 est-elle pertinente ?

Lors des premiers actes des « gilets jaunes », on a vu surgir des références historiques, comme 1789 et Mai 68 – des idéaux révolutionnaires qui disaient la force des attentes. Mais aucune aux manifestations constitutives du mouvement social. Aujourd’hui, on a au contraire une référence explicite à 1995 : il y a vingt-quatre ans, le 5 décembre fut un moment-clé des luttes sociales. On convoque une des dernières grandes mobilisations victorieuses des organisations de salariés. Mais le rapport de force est d’une tout autre nature. 1995 s’inscrivait dans une séquence initiée en 1984 avec les manifestations des catholiques contre la loi Savary relative au financement de l’école privée, et qui s’achève en 1997 avec la mobilisation des cinéastes contre les lois Debré sur l’immigration. C’est une période où les mouvements venaient à bout des projets de loi. La manifestation faisait figure de référendum d’initiative populaire. Jusqu’au tournant de 2003, quand, lors du conflit sur les retraites, le premier ministre Jean-Pierre Raffarin déclare : « Ce n’est pas la rue qui gouverne. » Hormis le CPE en 2006, plus aucune grande mobilisation n’a payé, jusqu’en 2018.

Cela a-t-il délégitimé les mobilisations sociales classiques ?

Il y a, depuis plusieurs années, une crise de la coconstruction. Manuel Valls et plus encore Emmanuel Macron ont mis à distance tous les corps intermédiaires et le mouvement syndical, y compris la CFDT. Ces derniers peuvent de moins en moins jouer leur rôle parce que l’espace qui permettait de s’affirmer comme défenseur de l’intérêt général s’est contracté. Cela me paraît avoir encouragé des résurgences anarcho-syndicalistes et le recours à la violence, constaté dès 2016, avec en face une politique de maintien de l’ordre répressive. Parallèlement, depuis quinze ans, ont émergé des contestations d’un nouveau genre. Disparates, elles ont en commun de s’approprier la rue hors des cadres habituels : les émeutes des banlieues en 2005, les ZAD, les « bonnets rouges », le mouvement Nuit debout, et les « gilets jaunes ». La mobilisation à venir est l’héritière de tout cela.

Dans notre livre, L’Etat détricoté paru en septembre 2018 [avec Michel Margairaz, aux Editions du Détour], nous mettions en garde : quand on choisit d’ignorer tous les espaces de concertation dans le contexte d’une mutation accélérée, qui met à mal les derniers vestiges de l’Etat social, cela peut provoquer des remous. C’était avant les « gilets jaunes »…

En quoi ces derniers ont-ils changé la donne ?

Ils ont obligé le gouvernement à des concessions qui ne sont pas stratégiques, mais qui ne sont pas négligeables non plus, par leur coût budgétaire ou politique. Le paradoxe, c’est qu’ils n’ont pas crié victoire. Car au fur et à mesure que le mouvement s’est développé, il y a eu une démultiplication des exigences. Mais, dans un contexte de profond désespoir, ces points marqués ont créé un climat nouveau. Non sans contribuer à ce que sera le 5 décembre.

De quelle manière ?

Il y a, de nouveau, le sentiment que la lutte peut payer. Mais à la condition, selon certains, que, comme les « gilets jaunes », on dépasse les formes traditionnelles de mobilisation. Le gouvernement a joué un jeu dangereux il y a un an : le discours d’Emmanuel Macron le 10 décembre 2018 relevait d’une curieuse stratégie. Il est apparu comme cédant à la rue, ce qui a nourri l’idée que la violence paie. Une idée qui s’est depuis répandue et qui reste dans l’air du temps.

La réforme des retraites peut-elle agréger d’autres luttes ?

La remise en cause de ce qui reste de l’Etat social, c’est-à-dire essentiellement les retraites et les services publics, crée un espace commun qui cristallise une série de revendications. Cela fait longtemps qu’il n’y a pas eu la perspective d’un grand mouvement syndical interprofessionnel, qui se revendique de l’intérêt général. Cela coïncide au moment où les « gilets jaunes » s’interrogent sur les limites de leur action. Ce qui peut les pousser à se mobiliser.

Cette façon de faire monter la tension à l’avance, est-ce inédit ?

Un mouvement annoncé tellement en avance aurait pu permettre au gouvernement de l’étouffer. Ça n’a pas été le cas : même la CFDT est sur le point de se fâcher ! Je ne me souviens pas avoir déjà vécu ça. Les gens anticipent, la date du 5 décembre est dans le calendrier de tout le monde. On est entrés dans des eaux de hautes turbulences, où les cadres traditionnels de réflexion et de l’action sont perturbés. Tout le monde se cherche.

Dans ce contexte, pourquoi l’exécutif ne dévoile-t-il pas son projet définitif sur les retraites ?

On peine à le comprendre. Le mouvement s’engage et on dit que les arbitrages sont repoussés à la fin du mois ? On crée donc trois semaines de perturbations ? Pour Macron, il est compliqué de reculer. Mais reculer à froid est tout de même moins lourd de conséquence que quand on est en plein feu. Compte-t-il refaire le coup du 10 décembre 2018 ? C’est une stratégie dangereuse. On a bien vu avec les « gilets jaunes » : l’absence de réponse rapide à une revendication limitée et facile à satisfaire a laissé les revendications prendre une proportion inattendue. J’ose ne pas croire qu’il est dans la stratégie du gouvernement de jouer la violence et le mécontentement attendu de l’opinion.



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