Le guar, dont on extrait une gomme utilisée notamment par l’industrie pétrolière pour l’extraction du gaz de schiste, fait la fortune des paysans du Rajasthan, mais surtout celle des négociants et des exportateurs. Gare aux dérives !
23.08.2012 | Ankur
Paliwal, Jyotika Sood | Down
to Earth
© Dessin de Mayk paru dans Sydvenskan, Malmö.
A Goduwali Dhani, village situé dans le district de
Sriganganagar, dans l’Etat du Rajasthan, les maisons se
refont une beauté. On renforce les murs et les toits de kaccha
[briques de terre séchées] et on commande des dalles de
marbre pour couvrir le sol. On aperçoit des nouveaux
tracteurs dans les champs et de plus en plus de SUV sur les
routes. Un des habitants, Ram Karan Charan, prévoit
d’acheter bientôt sa première voiture, tandis qu’un autre,
Om Prakash, songe à investir dans l’immobilier à Jaipur. A
quelque 500 kilomètres de là, Kanchan Singh, un citoyen du
district de Jodhpur, pousse un soupir de soulagement : il a
enfin fini de rembourser les dettes qu’il traînait depuis
longtemps.
Dans tout le Rajasthan, les agriculteurs ont de bonnes
raisons de se réjouir. Si vous leur demandez la raison de
leur bonheur, ils vous diront : “Guar ki kamaal”,
le cadeau du guar. Le guar (ou haricot de guar), une
légumineuse peu connue, rapporte aujourd’hui aux
agriculteurs environ 140 roupies [2 euros] le kilo, une
augmentation considérable par rapport aux 15 roupies qu’ils
en obtenaient jusqu’à l’année dernière. En avril-mai de
cette année, le prix du guar a même atteint 250 roupies
[3,70 euros] le kilo.
Une culture d’exportation
L’Inde
contribue à hauteur de 90 % à la production mondiale de
guar, et 72 % de cette production vient du Rajasthan. Le
guar était traditionnellement utilisé pour nourrir les
animaux et consommé comme un légume par les Indiens.
Aujourd’hui, c’est l’exportation de la gomme de guar,
extraite de la graine (1 tonne de guar donne 300 kilos de
gomme), qui permet aux agriculteurs de s’enrichir.Environ
90 % de la gomme de guar produite en Inde est destinée à
l’exportation. Cette gomme, qui se présente en réalité sous
forme d’une poudre issue du broyage des graines, possède des
propriétés épaississantes, émulsifiantes et agglutinantes
uniques. Si la gomme de guar est utilisée dans les secteurs
agro-alimentaire [additif E412], papetier et textile,
l’augmentation de la demande est surtout due au
développement des industries du pétrole et du gaz de
schiste, qui absorbent 90 % des exportations.L’augmentation
des profits a poussé l’Haryana, le Pendjab et le Gujarat à
consacrer plus de terres à la culture du guar. L’Andhra
Pradesh, le Karnataka et le Chhattisgarh se lanceront
bientôt pour la première fois dans la culture de cette
légumineuse. “On s’attend à ce que la superficie
consacrée au guar dans l’ensemble du pays passe de 3 à
4 millions d’hectares cette année”, affirme D.S.
Yadav, directeur adjoint au ministère de l’Agriculture du
Rajasthan.
Le succès du guar empiète sur d’autres cultures, notamment
celle du coton au Pendjab et au Rajasthan. Avant 2011, les
agriculteurs cultivaient plus de coton que de guar parce que
le rendement du premier était plus élevé. Mais
l’augmentation considérable des prix du guar et l’entretien
réduit qu’il exige ont changé la donne. D’autant que le prix
du coton – qui coûte deux fois plus cher à produire que le
guar – est passé de 70 roupies le kilo l’an dernier à
38 roupies le kilo cette année.La culture du guar est une
culture pluviale. Il met quatorze semaines à pousser et
nécessite un climat raisonnablement doux et des
précipitations modérées. Les semailles ont lieu en
juillet-août et la récolte en octobre-novembre. Autre
avantage : comme toutes les légumineuses, le guar fixe
l’azote atmosphérique et améliore la fertilité du sol. Un
agriculteur peut ainsi augmenter sa productivité de 30 % en
utilisant le guar en rotation avec le blé.L’industrie du gaz
de schiste, secteur en pleine expansion aux Etats-Unis et en
Chine, utilise la gomme de guar pour la fracturation
hydraulique. Ce processus consiste à injecter sous haute
pression un mélange d’eau (95 %), de sable (4,5 %) et de
gomme de guar (0,5 %) dans la formation de schiste pour la
fracturer [et récupérer le gaz emprisonné]. Le pouvoir
épaississant de la gomme permet de réduire les pertes de
fluides et la friction, il limite la quantité d’énergie
nécessaire au processus et augmente le volume de pétrole ou
de gaz récupéré.
Forages horizontaux
Selon certaines estimations, les Etats-Unis ont importé
33 800 tonnes de gomme de guar en mars de cette année, alors
que le pays en importait en moyenne 22 000 tonnes par mois
l’an dernier. Les changements dans les techniques de forage
expliquent aussi en partie la hausse de la demande. Les
forages verticaux que pratiquaient auparavant les sociétés
minières américaines nécessitaient entre 75 000 et
150 000 litres de fluide de fracturation par puits. Or,
depuis peu, l’industrie pétrolière combine les forages
verticaux et horizontaux. Un processus qui permet une
extraction plus complète du gaz, mais qui demande aussi
davantage de fluide : 7,5 millions de litres par puits.Au
bout du compte, selon B.D. Agarwal, directeur de Vikas WSP,
un important exportateur de gomme de guar du district de
Sriganganagar, le ratio d’exportation pour l’industrie
pétrolière par rapport à l’industrie agroalimentaire, qui
était auparavant de 60/40, est passé à 90/10. L’industrie
agroalimentaire n’a tout simplement pas réussi à suivre
l’augmentation des prix du guar [qui a presque été multiplié
par 10], passant de 1 600 roupies [23 euros] la tonne en
2010 à 15 000 la tonne [au printemps 2012]. Et l’expansion
de l’industrie du gaz de schiste ne constitue qu’une partie
de l’explication de cette hausse des prix et de la
demande.Purushottam Hisaria, président de l’Association de
la gomme de guar, à Jodhpur, explique l’autre aspect du
problème : “En octobre dernier, la demande [venant] du
gaz de schiste a augmenté de 84 % au moment même où les
négociants de guar se préparaient à acheter.” Et
comme la récolte avait connu une baisse de 20 % par rapport
à celle de 2010 à cause des mauvaises moussons, les sociétés
importatrices ont supposé qu’on allait faire face à une
grave pénurie. Elles ont paniqué et elles ont constitué des
stocks.De leur côté, les négociants ont commencé à stocker
les semences pour les vendre à des prix plus élevés. Et
d’une campagne à l’autre, le prix des graines destinées à
être semées ou transformées en gomme de guar a flambé,
passant de 40 roupies le kilo en 2010-2011 à 400 roupies
[5,80 euros] le kilo en 2011-2012. La hausse des prix due à
la spéculation et à la multiplication des opérations à terme
était si importante que la Commission des marchés à terme,
un organe qui dépend du ministère de l’Alimentation et de la
Consommation, dû interdire, en mars, les contrats à terme
portant sur la gomme de guar, avant de soumettre au
ministère un rapport sur les irrégularités observées dans le
commerce du guar.
Parmi les 13 000 sociétés exportatrices qui ont été
contrôlées, environ 5 000 ont fait des bénéfices et près de
9 000 ont subi des pertes, selon des sources qui ont eu
accès au rapport. Les auteurs accusent également des firmes
importantes comme Ruchi Soya et Betul Oils d’avoir fait des
profits de manière détournée. “Des volumes importants
[de guar] ont été achetés sous des faux noms”,
indiquent les mêmes sources.Seuls 10 % des agriculteurs
étaient au courant de cette spéculation sur le guar. Ils
sont parvenus à vendre leur récolte à à plus de 200 roupies
[2,90 euros] le kilo, alors que les autres ont dû se
contenter des 60 à 80 roupies offertes par les négociants.
Aujourd’hui, la plupart des paysans sont informés et ils ont
décidé de changer de stratégie. “Cette année, nous
mettrons nos récoltes sur le marché en plusieurs fois et
nous ne vendrons que lorsque le prix atteindra 200 roupies
le kilo”, explique l’un d’eux.Les fabricants de gomme
de guar et les commerçants cherchent aussi, de leur côté, à
s’assurer des profits. Par exemple, Vikas WSP distribue des
semences gratuites aux agriculteurs. L’entreprise a donné,
cette saison-ci, 3 100 tonnes de graines de guar. Elle offre
également des semences aux agriculteurs de l’Haryana et du
Pendjab. Une générosité très intéressée : les graines sont
effectivement données, mais les agriculteurs s’engagent par
contrat à vendre leur production au prix ferme de
40 000 roupies [582 euros] l’acre [0,40 ha], indépendamment
du rendement obtenu. “Si vous produisez 400 kilos par
acre, vous obtenez 100 roupies [1,45 euros] le
kilo, ce qui est beaucoup plus que ce que vous gagneriez
avec n’importe quelle autre culture”, constate
Radhakrishan Kalwa, un habitant du district de Fazilka.
Un pari risqué
Les agriculteurs indiens ont investi des sommes importantes
dans l’espoir que le guar continue de leur rapporter
beaucoup d’argent. Certains ont contracté des emprunts
qu’ils comptent rembourser au moment de la prochaine
récolte. Mais qu’arrivera-t-il si les prix du guar chutent ?
“Avec l’augmentation de l’offre, il est fort probable
que les prix baissent pour atteindre 50 roupies [73
centimes d’euro] le kilo”, assure M. Hisaria, de
l’Association de la gomme de guar. “Ça reste quand même
un bon prix”, ajoute-t-il. Mais Sanjay Pareek,
vice-président au contrôle de la qualité chez Vikas WSP,
écarte l’éventualité d’une chute des cours. “La demande
américaine continue d’augmenter et la Chine va commencer à
pratiquer la fracturation à partir du mois de décembre”,
affirme-t-il. Si l’augmentation des prix de la gomme de guar
a réjoui les agriculteurs et les négociants, elle a
cependant fait un trou dans le portefeuille des sociétés
parapétrolières américaines. En 2011-2012, elles ont payé un
prix record : 28 000 dollars la tonne de gomme de guar, soit
quatorze fois plus que l’année précédente.Selon certaines
informations, la gomme de guar représente maintenant 30 % du
coût total du procédé de fracturation. Halliburton, l’un des
plus gros opérateurs dans le domaine de la fracturation
hydraulique, prévoit de se tourner vers des substituts de la
gomme de guar, mais le groupe n’a pas encore divulgué
lesquels. De fait, pour l’instant, aucun substitut idéal de
la gomme de guar n’a été retenu pour la fracturation
hydraulique.
Gomme de lin
Dans l’industrie agroalimentaire, les produits de
substitution existent déjà : il s’agit d’additifs
synthétiques ou naturels, comme la gomme à base de lin mise
au point par la société américaine Glanbia Nutritionals.
Selon le groupe, son utilisation en lieu et place du guar
permettrait aux acheteurs de réaliser des économies de 40 %
sans compromettre la qualité de leurs produits.Quoi qu’il en
soit, agriculteurs et industriels attendent maintenant avec
impatience la prochaine récolte. Il ne leur reste plus qu’à
croiser les doigts, car c’est la mousson qui déterminera le
prix du guar pour la saison à venir. Des précipitations trop
faibles ou trop abondantes pourraient en effet nuire aux
récoltes et entraîner une diminution du volume disponible.
LA CREME GLACEE MENACEE PAR LE GAZ DE SCHISTE On pensait la question pliée. Las ! Jean-Marc Ayrault vient de remettre de l’huile sur le feu. Le Premier ministre n’a pas exclu d’autoriser l’exploitation en France de gaz de schiste. Et de faire sauter, du même coup, le moratoire mis en place depuis un an, qui interdit la fracturation hydraulique, la fameuse technique d’extraction du gaz de schiste soupçonnée de cochonner le sous-sol. L’explosive question devra être tranchée le 14 septembre, lors de la « grande conférence environnementale » organisée par Matignon. Certes, disloquer les roches en injectant à très haute pression de l’eau assaisonnée de produits chimiques, ce n’est pas forcément ce que l’on fait de mieux pour la nappe phréatique, mais il y a un autre souci. En extrayant le gaz de schiste, on fait flamber le prix de la crème glacée. En effet, pour augmenter l’efficacité du cocktail injecté dans la roche, les pétroliers y adjoignent de la gomme de guar. Une légumineuse indienne dont l’agroalimentaire raffole. Baptisées E412, ses graines réduites en poudre blanc jaunâtre servent tout à la fois d’agent épaississant, d’émulsifiant et de stabilisateur. On en retrouve dans pratiquement toutes les crèmes glacées industrielles, en bac, en petit pot, en bâtonnet, en bûche… L’E412 est aussi frénétiquement utilisé par la boulangerie industrielle pour améliorer le rendement de la pâte en empêchant l’eau de fiche le camp trop vite, et pour ralentir le rancissement de l’amidon, ce qui prolonge la durée de vie des brioches et autres pain de mie et pain viennois. C’est le même produit qui est saupoudré pour augmenter la viscosité des smoothies, ces jus de fruits lactés, ou encore stabiliser le goût du fromage industriel. Le hic, c’est que, depuis que les pétroliers ont commencé à exploiter le gaz de schiste aux États-Unis, le prix de la gomme de guar explose. En deux ans, la tonne est ainsi passée de 1 200 à 16 000 euros ! Comptez 9 tonnes en moyenne pour un forage de gaz de schiste, contre quelques grammes seulement pour fabriquer des litres de crèmes glacées. Les fabricants de glaces et les grosses boîtes de l’agroalimentaire qui pensaient avoir découvert là le haricot magique, avec cet additif bon marché, pratique et pas calorique, peinent à trouver une solution de rechange. Et non pas un produit à la gomme. Le Canard Enchaîné N° 4792 du 29 août 2012