De : Thibaut Donck <thibau...@skynet.be>Objet : Ukraine, journalisme corrompu et foi atlantiste, par Karel van WolferenDate : 19 septembre 2014 14:40:50 UTC+02:00Karel van Wolferen est un journaliste NĂ©erlandais et un professeur Ă©mĂ©rite de lâUniversitĂ© dâAmsterdam.  Depuis 1969, il a publiĂ© plus de vingt livres sur les politiques publiques, qui ont Ă©tĂ© traduits en onze langues et vendus Ă plus dâun million dâexemplaires dans le monde. En tant que correspondant Ă©tranger pour NRC Handelsblad, lâun des journaux-phares de la Hollande, il a reçu la plus haute rĂ©compense nĂ©erlandaise pour le journalisme, et au cours des annĂ©es, ses articles ont Ă©tĂ© publiĂ©s dans le New York Times, le Washington Post, The New Republic, The National Interest, Le Monde, et de nombreux autres journaux et magazines.
Source : Karel van Wolferen, Unz.com, 14 aout 2014
LâUnion EuropĂ©enne nâest plus guidĂ©e par des politiques dotĂ©s dâune solide comprĂ©hension de lâ histoire, dâune sobre capacitĂ© dâĂ©valuation de la rĂ©alitĂ© du monde, ou dâun simple bon sens joints Ă lâintĂ©rĂȘt Ă long terme de ceux quâils dirigent. Sâil nous en fallait encore la preuve, elle aura certainement Ă©tĂ© donnĂ©e par les sanctions dĂ©cidĂ©es, la semaine derniĂšre, pour « punir » la Russie.
Une bonne maniĂšre de comprendre les raisons de leur stupiditĂ© est de commencer par les mĂ©dias puisque quelle que soit leur comprĂ©hension du problĂšme, quel que soit leur intĂ©rĂȘt personnel, ces politiques doivent ĂȘtre perçus comme prenant la bonne dĂ©cision. Câest le travail des journaux et des tĂ©lĂ©visions.
Dans la majeure partie de lâUnion EuropĂ©enne, la comprĂ©hension gĂ©nĂ©rale de la rĂ©alitĂ© mondiale, depuis lâaffreux destin des passagers de la Malaysian Airline, provient des journaux et des tĂ©lĂ©visions grand public, lesquels se sont alignĂ©s sur lâapproche des mĂ©dias « mainstream » anglo-amĂ©ricains, et ont prĂ©sentĂ© des « informations » oĂč les insinuations et les calomnies prennent la place de vrais reportages. Des publications respectĂ©es comme le Financial Times ou le jadis respectĂ© journal nĂ©erlandais NRC Handelsblad, pour lequel jâai travaillĂ© seize ans en tant que correspondant de lâAsie de lâEst, nâont pas seulement participĂ© Ă cette corruption du journalisme, mais ont aidĂ© Ă le pousser Ă un stade dĂ©lirant. « Lâexpertise » et les Ă©ditoriaux quâa produits ce terreau sont allĂ©s plus loin que tout ce que je peux me rappeler dâexemples dâhystĂ©rie mĂ©diatique entretenue Ă des fins politiques. Lâexemple le plus flagrant nous vient dâun chef de file des anti-Poutine, dans lâĂ©dition du 26 juillet de lâEconomist Magazine. Son ton est celui dâHenri V haranguant ses troupes avant la bataille dâAzincourt dans la piĂšce de Shakespeare.
Ce quâil faut garder prĂ©sent Ă lâesprit, câest quâĂ lâĂ©chelle europĂ©enne, il nây a aucune publication, aucun journal qui soutienne un espace public europĂ©en et fournisse aux EuropĂ©ens intĂ©ressĂ©s par la politique un moyen de rĂ©flĂ©chir et discuter entre eux des grands Ă©vĂ©nements internationaux
Parce que ceux qui sâ intĂ©ressent Ă lâactualitĂ© mondiale lisent habituellement lâĂ©dition internationale du New York Times ou du Financial Times, questions et rĂ©ponses Ă propos des dĂ©veloppements gĂ©opolitiques sont formatĂ©es de façon routiniĂšre ou fortement influencĂ©es par ce que les Ă©diteurs Ă New York et Ă Londres auront considĂ©rĂ© comme important.
La pensĂ©e qui pourrait significativement en dĂ©vier, comme actuellement dans le Spiegel, le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le Zeit et lâ Handelsblatt, reste confinĂ©e Ă lâintĂ©rieur des frontiĂšres allemandes. Par consĂ©quent, nous ne voyons se dessiner aucune opinion europĂ©enne sur les Ă©vĂšnement mondiaux, mĂȘme quand ceux-ci ont un impact direct sur les intĂ©rĂȘts de lâUnion EuropĂ©enne elle-mĂȘme.
La complaisance gĂ©nĂ©rale quâentretient le peuple nĂ©erlandais pour les Ă©vĂ©nements mondiaux susceptibles de lâaffecter a brutalement pris fin lorsque 193 de ses compatriotes (ainsi que de 105 personnes dâautres nationalitĂ©s) ont pĂ©ri dans le crash de la Malaysian Airlines, et ses mĂ©dias se sont empressĂ©s de suivre les accusations amĂ©ricaines qui dĂ©signaient Moscou. Les explications qui ne mettaient pas en cause dâune façon ou dâune autre la culpabilitĂ© du prĂ©sident russe Ă©taient hors-jeu.
Un empressement aux antipodes des propos trĂšs sobres tenus par le Premier Ministre nĂ©erlandais, qui bien que subissant une pression Ă©norme lâincitant Ă se joindre aux accusateurs, insistait pour quâon attende les rĂ©sultats de lâenquĂȘte.
Les journaux tĂ©lĂ©visĂ©s que jâai regardĂ©s les jours suivants avaient invitĂ©, entre autres commentateurs anti-russes, des prĂ©sentateurs tĂ©lĂ© liĂ©s aux nĂ©oconservateurs amĂ©ricains, pour prĂ©senter lâinformation Ă un public dĂ©concertĂ© et vraiment bouleversĂ©.
Un spĂ©cialiste nĂ©erlandais de politique Ă©trangĂšre a expliquĂ© que le ministre des Affaires Ă©trangĂšres ou son reprĂ©sentant nâavait pu rejoindre le site du crash (comme avaient pu le faire les officiels malaisiens) pour rĂ©cupĂ©rer les restes des citoyens nĂ©erlandais, parce que cela aurait signifiĂ© la reconnaissance implicite dâun statut diplomatique pour les « sĂ©paratistes ». Quand lâUnion EuropĂ©enne reconnaĂźt en bloc un rĂ©gime nĂ© dâun coup dâEtat fomentĂ© par les AmĂ©ricains, diplomatiquement elle est coincĂ©e.
Les habitants et les combattants anti-Kiev sur le site du crash ont Ă©tĂ© dĂ©peints, images de Youtube Ă lâappui, comme des criminels non coopĂ©ratifs, ce qui aux yeux de nombreux spectateurs Ă©tait la confirmation de leur culpabilitĂ©. Cela a changĂ© plus tard, lorsque des reportages de vrais journalistes ont montrĂ© des villageois profondĂ©ment choquĂ©s et Ă©mus, mais cette contradiction nâa pas Ă©tĂ© expliquĂ©e, et les suppositions infĂąmantes prĂ©cĂ©dentes nâont pas laissĂ© place Ă une analyse objective des raisons de leur combat.
Les tweets tendancieux et les « informations » de Youtube Ă©taient devenus le socle de lâindignation officielle nĂ©erlandaise envers les Ukrainiens de lâest, et de lĂ est nĂ© le sentiment gĂ©nĂ©ral que quelque chose devait ĂȘtre fait. Mission accomplie, toujours selon le sentiment gĂ©nĂ©ral, grĂące Ă une grande cĂ©rĂ©monie nationale tĂ©lĂ©visĂ©e de rĂ©ception des restes humains nĂ©erlandais (rĂ©cupĂ©rĂ©s par lâentremise dâune mĂ©diation malaisienne).
Rien de ce que jâai vu ou lu nâa jamais laissĂ© entendre que la crise en Ukraine â qui a conduit au coup dâEtat et Ă la guerre civile â avait Ă©tĂ© créée par les nĂ©o-conservateurs et quelques fanatiques âR2Pâ (« responsabilitĂ© de protĂ©ger ») du DĂ©partement dâEtat et de la Maison-Blanche, auxquels le prĂ©sident Obama avait apparemment laissĂ© les mains libres. Les mĂ©dias nĂ©erlandais semblaient Ă©galement ignorer que la catastrophe avait immĂ©diatement Ă©tĂ© transformĂ©e en un sujet de disputes politiques prolongĂ©es pour les besoins de la Maison-Blanche et du DĂ©partement dâEtat. Ne fut pas Ă©voquĂ©e non plus la possibilitĂ© que Poutine aurait eu raison de dire que la catastrophe ne serait pas arrivĂ©e si sa demande insistante dâun cessez-le-feu avait Ă©tĂ© acceptĂ©e.
De fait, Kiev a rompu le cessez-le-feu â le 10 juin â dans sa guerre civile contre les Ukrainiens de lâEst russophones qui ne souhaitent pas ĂȘtre gouvernĂ©s par un regroupement de voyous, de descendants de nazis ukrainiens et dâoligarques amourachĂ©s du FMI et de lâUnion europĂ©enne. Les supposĂ©s « rebelles » nâont fait que rĂ©pliquer Ă un dĂ©but de nettoyage ethnique (terreur par bombardements systĂ©matiques et atrocitĂ©s â au moins 30 Ukrainiens brĂ»lĂ©s vifs) menĂ© par les forces de Kiev, Ă propos desquelles rien ou fort peu nâa Ă©tĂ© dit dans les reportages europĂ©ens.
Il est peu probable que les ONG amĂ©ricaines, dont il a Ă©tĂ© admis officiellement quâelles avaient dĂ©pensĂ© cinq milliards de dollars dans leur campagne de dĂ©stabilisation politique, en prĂ©alable au putsch de fĂ©vrier Ă Kiev, aient soudainement disparu dâUkraine. Il est aussi peu probable que les troupes spĂ©ciales et les conseillers militaires amĂ©ricains soient restĂ©s Ă se tourner les pouces tandis que les officiers de Kiev et les milices Ă©tablissaient leur stratĂ©gie de guerre civile. AprĂšs tout, les nouveaux voyous au pouvoir sont les reprĂ©sentants dâun rĂ©gime sous perfusion financiĂšre de Washington, de lâUnion EuropĂ©enne et du FMI. Ce que nous savons, câest que Washington encourage les massacres ayant lieu dans le cadre de la guerre civile quâil a aidĂ© Ă dĂ©clencher.
Mais Washington a toujours eu lâavantage dans cette guerre de propagande qui lâoppose Ă un adversaire trĂšs rĂ©ticent, contrairement Ă ce que les mĂ©dias grand public ont voulu nous faire croire. La propagande, qui prend sa source Ă Washington, est construite de maniĂšre Ă coller Ă lâhypothĂšse dâun Poutine qui, guidĂ© et soutenu par un nationalisme exacerbĂ© par la chute de lâempire soviĂ©tique, tente de repousser les frontiĂšres de la FĂ©dĂ©ration de Russie jusquâaux anciennes limites du dĂ©funt empire. Les experts les plus tĂ©mĂ©raires, touchĂ©s par la fiĂšvre nĂ©oconservatrice, vont jusquâĂ considĂ©rer la Russie comme menaçant dâenglober lâOuest. A partir de lĂ , on fait croire aux EuropĂ©ens que Poutine refuse toute diplomatie, alors que câest ce Ă quoi il a toujours exhortĂ©. Par consĂ©quent la propagande en cours a eu pour effet de donner une image dangereuse et extrĂȘme des actions non pas de Washington , mais bien de Poutine. Quiconque ayant vĂ©cu une expĂ©rience personnelle montrant Poutine ou la Russie sous un mauvais jour doit se manifester immĂ©diatement ; les Ă©ditorialistes nĂ©erlandais en sont particuliĂšrement friands en ce moment.
Il ne fait aucun doute que la propagande de Moscou, Ă laquelle il est souvent fait rĂ©fĂ©rence, existe rĂ©ellement. Mais il y a des moyens, pour les journalistes sĂ©rieux, de mettre en balance les propagandes des diffĂ©rents bords et de discerner la part de vĂ©ritĂ© ou de mensonges ou de foutaises quâelles contiennent. De ce que jâai pu voir, cet exercice nâa Ă©tĂ© fait quâen Allemagne, et de maniĂšre restreinte. Pour le reste, nous devons reconstituer la rĂ©alitĂ© politique en nous reposant sur les sites web amĂ©ricains, maintenant plus que jamais indispensables, qui accueillent des lanceurs dâalertes et des journalistes dâinvestigation Ă lâancienne et qui, spĂ©cialement depuis lâavĂšnement de la « guerre contre le terrorisme » et lâinvasion de lâIraq ont constituĂ© une forme continue de publication samizdat [NdT : « samizdat » d'aprĂšs WikipĂ©dia : « Le samizdat (en russe : ŃĐ°ĐŒĐžĐ·ĐŽĐ°Ń) Ă©tait un systĂšme clandestin de circulation dâĂ©crits dissidents en URSS et dans les pays du bloc de l'Est, manuscrits ou dactylographiĂ©s par les nombreux membres de ce rĂ©seau informel. »]
Aux Pays-Bas, presque tout ce qui vient du DĂ©partement dâEtat est pris pour argent comptant. Lâhistoire amĂ©ricaine depuis lâeffondrement de lâUnion SoviĂ©tique est faite de mensonges Ă couper le souffle : sur le Panama, lâAfghanistan, lâIraq, la Syrie, le Venezuela, la Libye et la CorĂ©e du Nord; renversements de gouvernement, coups tordus et opĂ©rations sous fausse banniĂšre. Et lâexistence discrĂšte dâenviron mille bases militaires amĂ©ricaines dissĂ©minĂ©es sur toute la planĂšte est opportunĂ©ment absente des dĂ©bats.
La quasi hystĂ©rie pendant la semaine qui a suivi la destruction de lâavion de ligne a empĂȘchĂ© les gens ayant connaissance de faits ou de rĂ©cits pertinents de sâexprimer.
De nos jours, la sĂ©curitĂ© de lâemploi dans le monde du journalisme est assez incertaine et aller Ă contre-courant Ă©quivaut presque Ă se retrouver sur une voie de garage avec le diable, car câest nuire Ă sa « crĂ©dibilitĂ© » de journaliste.Ce qui frappe une ancienne gĂ©nĂ©ration de journalistes sĂ©rieux et les fait douter de la crĂ©dibilitĂ© des mĂ©dias grand public, câest le fait dâignorer les indices qui pourraient miner ou dĂ©molir la version officielle; une version officielle qui a dĂ©jĂ imprĂ©gnĂ© la culture populaire comme en tĂ©moignent les commentaires dĂ©sinvoltes qui ornent les critiques de livres, de films, et beaucoup dâautres choses.
Aux Pays-Bas la version officielle est dĂ©jĂ gravĂ©e dans le marbre, ce Ă quoi on devait sâattendre lorsquâelle a Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ©e dix mille fois. Elle ne peut ĂȘtre Ă©cartĂ©e, bien sĂ»r, mais elle nâest pas basĂ©e sur le moindre morceau de preuve.
La prĂ©sence de deux avions de combat ukrainiens prĂšs de lâavion de ligne malaisien, relevĂ©e par les radars russes, pourrait constituer un indice intĂ©ressant si jâenquĂȘtais comme journaliste ou membre de la commission dâenquĂȘte dirigĂ©e officiellement par les Pays-Bas.
Ce fait est, semble-t-il, corroborĂ© par la BBC relatant des tĂ©moignages oculaires de villageois ayant vu clairement un autre avion, un chasseur, non loin de lâavion de ligne, peu de temps avant le crash et ayant entendu des explosions provenant du ciel.
Ce reportage a rĂ©cemment attirĂ© lâattention, car il a Ă©tĂ© retirĂ© des archives de la BBC.
Jâaimerais parler avec Michael Bociurkiw, un des premier inspecteurs de lâOrganisation pour la sĂ©curitĂ© et la coopĂ©ration en Europe (OSCE) Ă atteindre le site du crash et a passĂ© plus dâune semaine Ă examiner les restes de lâavion et a dĂ©crit sur CBC Worlds News deux des trois morceaux de fuselage « vraiment grĂȘlĂ©s ». « Cela ressemble Ă des tirs de mitrailleuse; une trĂšs trĂšs grosse mitrailleuse qui a laissĂ© ces marques uniques que nous nâavons vu nulle part ailleurs ».
Jâaimerais Ă©galement jeter un oeil aux enregistrements radars et voix, dont on dit quâils ont Ă©tĂ© confisquĂ©s, de la tour de contrĂŽle de Kiev, pour comprendre pourquoi le pilote malaisien a dĂ©viĂ© de sa route et a rapidement perdu de lâaltitude peu de temps avant que son avion ne sâĂ©crase, et dĂ©couvrir si effectivement les contrĂŽleurs aĂ©riens Ă©trangers Ă Kiev ont Ă©tĂ© remerciĂ©s tout de suite aprĂšs le crash.
Comme les « VIPS » [anciens collaborateurs des services secrets pour le bon sens], jâexhorterais les autoritĂ©s qui ont accĂšs aux images satellite de montrer les preuves, quâils prĂ©tendent avoir, de batteries de missiles BUK entre les mains des « rebelles » et dâimplication des Russes et leur demanderais pourquoi ils ne lâont pas dĂ©jĂ fait.
JusquâĂ maintenant Washington a agi comme un chauffeur qui refuse un test dâalcoolĂ©mie. Et comme des officiels des services secrets ont fait fuiter vers certains journaux amĂ©ricains leurs doutes Ă propos des certitudes amĂ©ricaines telles que prĂ©sentĂ©es par le SecrĂ©taire dâEtat, ma curiositĂ© serait insatiable.
Pour situer le degrĂ© de fidĂ©litĂ© mĂ©diatique Ă Washington dans le cas ukrainien, et aussi mettre en perspective le comportement servile des politiciens europĂ©ens, nous devons connaĂźtre et comprendre lâAtlantisme. Câest une foi europĂ©enne. Il nâa pas produit une doctrine officielle, bien sĂ»r, mais il fonctionne comme tel.
Il est bien rĂ©sumĂ© par le slogan nĂ©erlandais au moment de lâinvasion de lâIrak: « zonder Amerika gaat het niet » (sans les Etats-Unis les choses ne marcheront pas).
Inutile de dire que la guerre froide a donnĂ© naissance Ă lâatlantisme. Ironiquement, celui-ci a gagnĂ© en puissance , lorsque la menace de lâUnion soviĂ©tique est devenue moins convaincante pour une part croissante de lâĂ©lite politique europĂ©enne, probablement en raison de lâarrivĂ©e dâune nouvelle gĂ©nĂ©ration : plus on sâĂ©loigne de la deuxiĂšme guerre mondiale, moins les gouvernements europĂ©ens se rappellent ce que peut vouloir dire avoir une politique Ă©trangĂšre indĂ©pendante pour les problĂšmes Ă lâĂ©chelle mondiale. Les chefs actuels des gouvernements europĂ©ens ne savent pas avoir de dĂ©libĂ©rations stratĂ©giques rĂ©alistes. La rĂ©flexion habituelle sur les relations internationales et la politique globale est profondĂ©ment marquĂ©e par le contexte de la guerre froide .
Ceci inĂ©vitablement imprĂšgne aussi les politiques Ă©ditoriales « responsables ». Lâatlantisme est une grave maladie de lâEurope : elle gĂ©nĂšre une amnĂ©sie historique, un aveuglement tĂȘtu et une colĂšre politique dangereusement dĂ©placĂ©e. Mais elle sâĂ©panouit sur un mĂ©lange de certitudes sur la protection qui perdurent depuis la guerre froide, de fidĂ©litĂ©s issues de la guerre froide intĂ©grĂ©es Ă la culture populaire, dâinculture europĂ©enne pure et simple, et dâune rĂ©ticence comprĂ©hensible Ă admettre quâon a Ă©tĂ©, ne serait-ce quâun petit peu, conditionnĂ©. Washington peut se permettre tous les excĂšs sans que lâatlantisme ne soit remis en cause, du fait de la distraction de chacun, que les mĂ©dias font tout pour entretenir. Je connais des nĂ©erlandais dĂ©goĂ»tĂ©s par la campagne de diabolisation de Poutine, mais pour eux, lâidĂ©e de pointer un doigt accusateur sur Washington, dans lâaffaire de lâUkraine, est quasiment inacceptable. De telle sorte que les publications nĂ©erlandaises, tout comme beaucoup dâautres en Europe, nâarrivent pas Ă se rĂ©soudre Ă placer la crise de lâUkraine dans sa juste perspective en admettant que la responsabilitĂ© en revient Ă Washington, et que Washington, et non Poutine, a la clĂ© de sa rĂ©solution.
Cela signifierait un renoncement Ă lâatlantisme.
Lâatlantisme tire en grande partie sa force de lâOtan, son incarnation institutionnelle. La raison de lâexistence de lâOtan, qui a disparu avec lâUnion SoviĂ©tique, a souvent Ă©tĂ© oubliĂ©e. FormĂ©e en 1949, elle Ă©tait fondĂ©e sur lâidĂ©e dâune coopĂ©ration transatlantique pour la dĂ©fense et la sĂ©curitĂ© qui Ă©tait devenue nĂ©cessaire aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, face au communisme orchestrĂ© par Moscou, qui souhaitait faire main basse sur la planĂšte. On parlait beaucoup moins de la mĂ©fiance interne en Europe, alors que les EuropĂ©ens entamaient leur marche vers lâintĂ©gration Ă©conomique. LâOtan constituait, en quelque sorte, la garantie amĂ©ricaine quâaucune puissance europĂ©enne ne tenterait de dominer les autres.
LâOtan est, depuis quelque temps, un handicap pour lâUnion europĂ©enne, parce quâelle bloque le dĂ©veloppement de politiques concertĂ©es dâaffaires Ă©trangĂšres et de dĂ©fense, et a forcĂ© les pays membres Ă devenir les instruments du militarisme amĂ©ricain. Câest aussi un handicap moral parce que les gouvernements participant Ă la « coalition militaire en Irak » ont dĂ» vendre un mensonge Ă leur population : les soldats europĂ©ens morts en Irak et en Afghanistan auraient reprĂ©sentĂ© un sacrifice nĂ©cessaire pour protĂ©ger lâEurope des terroristes. Les gouvernements qui ont fourni des troupes Ă des zones occupĂ©es par les Ătats-Unis lâont gĂ©nĂ©ralement fait avec une grande rĂ©ticence, Ă telle enseigne quâune succession dâofficiels amĂ©ricains leur ont reprochĂ© leur manque dâenthousiasme dans la dĂ©fense collective de la dĂ©mocratie et de la libertĂ©.
Comme toutes les idĂ©ologies, lâatlantisme est anhistorique. Comme remĂšde de cheval contre le tourment de lâambiguĂŻtĂ© fondamentale de la politique, elle fournit sa propre histoire : celle qui peut ĂȘtre réécrite par les mĂ©dias grand public amĂ©ricains, dans leur assistance Ă la diffusion de la parole de Washington.
On peut difficilement rĂȘver meilleure illustration que lâexpĂ©rience nĂ©erlandaise actuelle. Au cours de mes conversations de ces derniĂšres trois semaines, jâai rencontrĂ© des surprises sincĂšres quand jâai rappelĂ© Ă des amis que la guerre froide sâĂ©tait achevĂ©e par la diplomatie, avec un traitĂ© entre Gorbachev et Bush pĂšre, Ă Malte en dĂ©cembre 1989. TraitĂ© oĂč James Baker avait obtenu de Gorbachev lâacceptation de la rĂ©unification de lâAllemagne et le retrait des troupes du Pacte de Varsovie, contre la promesse que lâOtan ne sâĂ©tendrait pas dâun pouce de plus Ă lâest. Gorbachev promit de ne pas utiliser la force en Europe de lâEst, oĂč les Russes avaient 350 000 soldats rien quâen Allemagne de lâEst, contre une promesse de Bush : les USA ne chercheraient pas Ă tirer profit du retrait des SoviĂ©tiques dâEurope de lâEst. Bill Clinton renia ces promesses amĂ©ricaines quand, pour des raisons purement Ă©lectorales, il sâest vantĂ© dâun dĂ©veloppement de lâOtan, et, en 1999, quand il y intĂ©gra la TchĂ©coslovaquie et la Hongrie. Dix ans plus tard, neuf pays de plus sont devenus membres, de sorte que le nombre des pays de lâOtan a doublĂ© depuis la guerre froide. Le grand spĂ©cialiste amĂ©ricain de la Russie, lâambassadeur George Kennan, qui est Ă lâorigine de la politique dâendiguement de la guerre froide, a appelĂ© la dĂ©cision de Clinton « lâerreur la plus tragique de la politique amĂ©ricaine de toute lâĂšre post-guerre froide ».
Lâignorance de lâhistoire encouragĂ©e par lâatlantisme se montre de façon saisissante dans lâassertion que la preuve Ă charge dĂ©finitive dans le procĂšs fait Ă Poutine serait son invasion de la CrimĂ©e. Encore une fois, la rĂ©alitĂ© politique a Ă©tĂ© fabriquĂ©e, ici, par les mĂ©dias grand public amĂ©ricains. Il nây a pas eu dâinvasion, des soldats et des marins russes Ă©taient dĂ©jĂ sur place en toute lĂ©galitĂ©, puisque la CrimĂ©e hĂ©berge la base militaire navale russe de la mer Noire. La CrimĂ©e a fait partie de la Russie depuis aussi longtemps que les Etats-Unis existent. En 1954, Khrouchtchev, lui-mĂȘme ukrainien, lâa donnĂ©e Ă la RĂ©publique Socialiste dâUkraine, ce qui revenait Ă dĂ©mĂ©nager une rĂ©gion dans une province diffĂ©rente, puisque la Russie et lâUkraine appartenaient toutes deux au mĂȘme pays. La population russophone de CrimĂ©e Ă©tait parfaitement heureuse de la situation, puisquâelle a votĂ© par refĂ©rendum dâabord pour se libĂ©rer du rĂ©gime putschiste de Kiev, puis pour sa rĂ©unification avec la Russie.
Ceux qui soutiennent que Poutine nâavait pas le droit dâagir ainsi ne sont pas conscients dâun autre fil conducteur de lâhistoire rĂ©cente : Les Etats-Unis ont continuellement rapprochĂ© leur systĂšme de dĂ©fense antimissiles (Guerre des Ătoiles) des frontiĂšres russes, sous prĂ©texte dâintercepter des missiles hostiles venus dâIran ; mais ces missiles nâexistent pas. Les discours moralisateurs sur lâintĂ©gritĂ© territoriale et la souverainetĂ© nâont pas de sens dans un tel contexte, et venant dâun gouvernement qui sâest dĂ©barrassĂ© du concept de souverainetĂ© dans sa politique Ă©trangĂšre, câest complĂštement grotesque.
Une dĂ©testable dĂ©cision atlantiste fut lâexclusion de Poutine des sommets et rĂ©unions liĂ©s Ă la commĂ©moration du dĂ©barquement de Normandie, ainsi, pour la premiĂšre fois en 17 ans, le G8 est devenu de fait le G7. LâamnĂ©sie et lâignorance ont rendu les NĂ©erlandais aveugles Ă leur propre histoire, lâURSS ayant dĂ©truit le cĆur de la machine de guerre nazie (qui occupait les Pays-Bas) au prix dâun nombre de morts incomparable et inimaginable ; sans eux, le dĂ©barquement de Normandie nâaurait pas Ă©tĂ© possible.
Il nây a pas si longtemps, les dĂ©sastres militaires en Irak et en Afghanistan semblaient prĂ©dire la fin inĂ©luctable de lâOtan. Mais la crise ukrainienne et le caractĂšre dĂ©cidĂ© manifestĂ© par Poutine lorsquâil empĂ©cha la CrimĂ©e et sa base navale de peut-ĂȘtre tomber aux mains de lâalliance contrĂŽlĂ©e par les Etats-Unis fut du pain bĂ©nit pour lâinstitution chancelante.
Le commandement de lâOTAN est dĂ©jĂ en train dâenvoyer des troupes pour renforcer sa prĂ©sence dans les Pays Baltes, des missiles et des avions dâattaque en Pologne et en Lituanie, et depuis lâaffaire de lâavion de ligne malaisien abattu, il sâest prĂ©parĂ© Ă dâautres actions militaires qui peuvent dĂ©gĂ©nĂ©rer en provocations dangereuses contre la Russie. Clairement, le ministre des affaires Ă©trangĂšres polonais, avec les Pays Baltes, qui nâavaient pas pris part Ă lâOTAN quand sa raison dâĂȘtre pouvait encore ĂȘtre dĂ©fendue, est devenu lâun de ses moteurs. Un vent de mobilisation a soufflĂ© au cours de la semaine derniĂšre. On peut compter sur les pantins ventriloques Anders Fogh Rasmussen et Jaap de Hoop Scheffer pour fulminer, sur les plateaux de tĂ©lĂ©, contre dâĂ©ventuelles reculades de la part dâĂ©tats-membres. Rassmussen, le SecrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, a dĂ©clarĂ©, le 7 aoĂ»t dernier Ă Kiev, que le soutien de lâOTAN à « la souverainetĂ© et Ă lâintĂ©gritĂ© territoriale de lâUkraine est sans faille » et quâil cherche Ă renforcer le partenariat avec le pays au Sommet de lâAlliance, au Pays de Galles en septembre. Le partenariat est dĂ©jĂ solide, a-t-il dĂ©clarĂ©, « et en rĂ©ponse Ă lâagression russe, lâOTAN sâest encore rapprochĂ©e de lâUkraine pour rĂ©former ses forces armĂ©es et ses institutions de dĂ©fense ».
Pendant ce temps, au CongrĂšs amĂ©ricain, 23 sĂ©nateurs rĂ©publicains ont proposĂ© une loi, le « Russian Aggression Prevention Act » [Loi sur la prĂ©vention de l'agression russe], censĂ©e permettre Ă Washington de faire de lâUkraine un alliĂ© non-OTAN, qui pourrait ouvrir la voie Ă un conflit militaire direct avec la Russie. Nous devrons probablement attendre que les Ă©lections de mi-mandat amĂ©ricaines soient passĂ©es pour savoir ce quâil adviendra, mais elle aide dĂ©jĂ Ă trouver une excuse politique Ă ceux qui Ă Washington veulent gravir un Ă©chelon de plus dans leurs manĆuvres en Ukraine.
En septembre de lâannĂ©e derniĂšre (2013), Poutine a aidĂ© Obama en lui permettant dâarrĂȘter une campagne de bombardement sur la Syrie, encouragĂ©e par les nĂ©o-conservateurs, et lâa Ă©galement aidĂ© en dĂ©samorçant le diffĂ©rend nuclĂ©aire avec lâIran, un autre projet nĂ©o-conservateur.
Ceci à mené à un engagement des néo-conservateurs à rompre le lien Poutine-Obama.
Câest un secret de polichinelle que les nĂ©o-conservateurs veulent le renversement de Poutine et le dĂ©membrement final de la FĂ©dĂ©ration de Russie.
Ce qui est moins connu en Europe câest lâexistence de nombreuses ONGs en poste en Russie, qui les aideront dans ce but. Vladimir Poutine pourrait attaquer maintenant ou bientĂŽt pour devancer lâOTAN et le congrĂšs amĂ©ricain en prenant lâEst ukrainien, quelque chose quâil aurait probablement dĂ» faire juste aprĂšs le rĂ©fĂ©rendum en CrimĂ©e. Cela aurait Ă©tĂ© Ă©videmment la preuve de ses intentions diaboliques dans les salles de rĂ©daction europĂ©ennes.A la lumiĂšre de tout ceci, lâune des questions les plus dĂ©cisives Ă se poser dans les affaires mondiales actuelles est la suivante: que doit-il arriver pour que les EuropĂ©ens comprennent que Washington joue avec le feu et a cessĂ© dâĂȘtre le protecteur sur lequel ils comptaient, et quâil menace dĂ©sormais leur sĂ©curitĂ© ?
Ce moment arrivera-t-il lorsquâil deviendra clair que lâobjectif de la crise ukrainienne est avant tout dâinstaller des batteries de missiles de la Guerre des Etoiles (Initiative de dĂ©fense stratĂ©gique) le long dâune longue portion de la frontiĂšre Russe, ce qui donnerait Ă Washington â dans le jargon dĂ©lirant des stratĂšges nuclĂ©aires â lâavantage dâune « premiĂšre frappe » ?
La vieille Europe rĂ©alise-t-elle que les USA ont des ennemis qui ne sont pas les ennemis de lâEurope, parce quâelle en a besoin pour des raisons de politique intĂ©rieure, pour sauvegarder une industrie de guerre Ă©conomiquement importante, et pour tester la bonne foi politique des candidats Ă la fonction publique. Mais, alors que lâutilisation dâĂ©tats-voyous et de terroristes comme cibles de « guerres justes » nâa jamais Ă©tĂ© convaincante, la Russie de Poutine, telle que diabolisĂ©e par un OTAN militariste, peut aider Ă prolonger le statu quo transatlantique. La vĂ©ritĂ© sur la fin du vol commercial malaisien, ai-je pensĂ© Ă la minute oĂč jâen ai entendu parler, allait ĂȘtre dĂ©terminĂ©e politiquement . Ses boĂźtes noires sont Ă Londres. Dans les mains de lâOTAN ?
Dâautres obstacles Ă un rĂ©veil restent gigantesques ; la financiarisation et les politiques nĂ©olibĂ©rales ont produit un enchevĂȘtrement transatlantique dâintĂ©rĂȘts ploutocratiques. AjoutĂ©es Ă la foi atlantiste, elles ont aidĂ© Ă contrecarrer le dĂ©veloppement politique de lâUnion europĂ©enne, et avec cela, la capacitĂ© de lâEurope Ă prendre des dĂ©cisions politiques indĂ©pendantes. Depuis Tony Blair, la Grande-Bretagne est tombĂ©e dans lâescarcelle de Washington, et depuis Nicolas Sarkozy, la mĂȘme chose peut plus ou moins ĂȘtre dite de la France.
Ce qui laisse lâAllemagne. Angela Merkel Ă©tait ouvertement mĂ©contente des sanctions, mais elle a fini par suivre le mouvement parce quâelle veut rester du bon cĂŽtĂ© du prĂ©sident amĂ©ricain, et parce que les Ătats-Unis, en tant que vainqueurs de la Seconde guerre mondiale, ont encore du poids Ă travers un certain nombre dâaccords. Le ministre des affaires Ă©trangĂšres allemand, Frank-Walter Steinmeier, citĂ© dans les journaux et Ă la tĂ©lĂ©, a rĂ©pudiĂ© les sanctions et dĂ©noncĂ© lâIrak et la Lybie comme autant dâexemples de rĂ©sultats dĂ©sastreux des escalades et des ultimatums, et malgrĂ© cela, lui aussi change dâavis et, au bout du compte, suit le mouvement gĂ©nĂ©ral.
Der Spiegel est lâune des publication allemandes qui offrent un espoir. Lâun de ses chroniqueurs, Jakob Augstein, attaque les « somnambules » qui sont tombĂ©s dâaccord sur les sanctions, et blĂąme ceux de ses collĂšgues qui montrent Moscou du doigt. Gabor Steingart, qui publie Handelsblatt, sâen prend Ă la « tendance amĂ©ricaine Ă lâescalade verbale, puis militaire, Ă lâisolement, Ă la diabolisation et Ă lâattaque dâennemis » et conclut que « le journalisme allemand est passĂ© de la pondĂ©ration Ă lâagitation en quelques semaines. Le spectre des opinions sâest rĂ©duit au champ de vision dâune lunette de tireur dâĂ©lite ». Il doit y avoir dâautres journalistes, en Europe, qui disent la mĂȘme chose, mais leurs voix ne passent pas la cacophonie de la diabolisation.
Nous voyons lâhistoire sâĂ©crire une fois de plus. Ce qui pourrait dĂ©cider du sort de lâEurope est que, mĂȘme hors des zĂ©lateurs de la foi atlantiste, des EuropĂ©ens de bon sens nâarrivent pas Ă croire en la dysfonctionnalitĂ© et lâirresponsabilitĂ© totale de lâEtat amĂ©ricain.
Karel van Wolferen, traduction collective par les lecteurs du site www.les-crises.frÂ