La puissance militaire russe : révolution !

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thibaut

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Oct 6, 2014, 12:17:02 PM10/6/14
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La puissance militaire russe : révolution !

6 octobre 2014 – La Russie a rétabli pour la première fois depuis la chute de l'URSS la parité nucléaire avec les USA, selon le rapport annuel du département d’État publié annuellement. Le quotidien Moscow Times publie un article sur cet événement le 3 octobre 2014. Il indique notamment que la Russie a accompli un effort important depuis le mois de mars (mois de l’intégration de la Crimée dans la Fédération de Russie) pour parvenir à cette parité (en fait, une tête nucléaire de plus que les USA, 1643 contre 1642)...

«Since March, when Russia annexed Crimea from Ukraine, Moscow has upped the ante in both regards, increasing the number of launchers from 906 to 911 and its arsenal of warheads deployed from 1,512 to 1,643. This has allowed Russia to achieve parity with the U.S., which has showed less zeal in deploying new weaponry, growing its deployment of its nuclear warheads from 1,585 to 1,642 since March. Washington has reduced the number of its launchers from 952 to 912.»

L’événement a surtout une signification symbolique en montrant la volonté de la Russie de réarmer, de moderniser ses forces, etc., pour parvenir à une rénovation complète de sa puissance militaire du temps de l’URSS, – mais une rénovation qui implique également une modification radicale d’orientation, – une sorte de révolution copernicienne, un changement de paradigme. A la tête de ce mouvement se trouve un homme bien connu au sein du bloc BAO puisqu’il a représenté la Russie auprès de l’OTAN de 2008 à 2011 ; il s’est lui-même très récemment expliqué en détails sur cette “révolution copernicienne” de la puissance militaire russe.

Le 21 septembre 2014, Dimitri Rogozine, vice-Premier ministre et ministre des armements, et homme politique de grand poids et de tendance très-nationaliste, était interviewé sur la chaîne TV Rossia 1, dans l’émission Vesti du journal télévisé, par le journaliste Vladimir Soloviev. La version française de cette interview (sous-titre sur la vidéo, transcription écrite) est parue le 4 octobre 2014 sur le site du “Saker-français”.

Nous nous attachons à ce texte, très long, très fouillé, pour son intérêt évident, de divers points de vue, et même du pooint de vue du point de vue de la personnalité de Rogozine, avec son affirmation politique, son caractère, etc. (Comme représentant de la Russie auprès de l’OTAN, Rogozine s’est montré également pétulant, occupant largement l’espace de communication face à ses interlocuteurs occidentaux, souvent à son avantage, toujours avec ironie, – il est vrai, dans des temps où les relations OTAN-Russie étaient fort différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Plusieurs de nos textes témoignent du caractère de l’homme, comme par exemple celui du 19 septembre 2009.) Nous allons citer trois passages de l’interview, qui se trouvent à des endroits différents et dans un ordre également différent. Ils permettent évidemment d’illustrer la logique de l’analyse et l’évolution que nous voulons décrire.

• Le premier passage concerne les conséquences de la situation ukrainienne pour l’industrie d’armement russe, et donc pour l’effort de rénovation et de transformation en cours. En effet, une partie non négligeable de l’industrie aéronautique et d’armement de l’ex-URSS se trouve en Ukraine. Il y a notamment le constructeur d’avions de transport Antonov et une usine de montage et de production de missiles stratégiques (ICBM) qui a produit le missile géant Voevoda, ou Satan SS-18 selon le code-OTAN. Des analystes occidentaux, avec l’influence antirusse qui prédomine, ont largement spéculé sur le handicap catastrophique que constituerait une Ukraine hostile qui refuserait de fournir à la Russie sa part de production d’armement ex-soviétiques. Les réponses détaillées de Rogozine semblent montrer, 1) que les Russes ne souffriront pas de la “défection” éventuelle de l’Ukraine, qu’ils éliminent d’ailleurs comme fournisseur ; 2) qu’ils ont déjà largement commencé à y remédier ; 3) qu’ils pourraient éventuellement sortir renforcés de cette circonstance avec leur industrie d’armement encore plus indépendante et autonome, modernisée puisque des substituts à certaines productions ukrainienne ont été développés dans le cadre d’installations nouvelles, enfin renforcés par le choix d’un nombre non négligeable d’ingénieurs ukrainiens préférant s’installer en Russie plutôt que de rester en Ukraine. En effet, quant à l’Ukraine, explique Rogozine, le sort de son industrie aéronautique et d’armement semble devoir être qualifié à très courte échéance de catastrophique...

Dimitri Rogozine : «... En ce qui a trait aux Forces de missiles stratégiques, les missiles lourds actuellement en service remontent à l’époque soviétique et ont été fabriqués à l’usine Ouzmach, en Ukraine. Il s’agit de missiles lourds Voevoda, que les Américains ont surnommé Satan. Leur vie utile tire à sa fin, mais nous avons déjà entrepris la construction d’un nouveau complexe de missile, qui remplacera le complexe existant.»

Vladimir Soloviev : «Nous n’avons plus à compter sur la coopération de l’Ukraine.»

Dimitri Rogozine : «Les pièces électroniques, les moteurs, les ogives nucléaires, les pièces particulières et les systèmes de gestion de dispositif, tout est fabriqué en Russie.»

Vladimir Soloviev : «Dimitri Olegovitch, la rupture avec les fournisseurs ukrainiens a-t-elle été pénible ? Les spécialistes ukrainiens se sont-ils tournés vers nous ? Nous ont-ils demandé de travailler avec nous ? Se pourrait-il que des équipes au complet aient jugé qu’il n’y avait pas d’avenir en Ukraine et qu’ils devraient être en Russie à la place ?»

Dimitri Rogozine : «Nous ne devons pas oublier que les spécialistes ukrainiens sont arrivés en Russie non seulement après les événements récents, mais aussi bien avant. La désintégration de l’industrie ukrainienne s’est amorcée avec l’effondrement de l’URSS. Les gens ne se souciaient plus de rien même à cette époque. Différents clans se disputaient la mainmise du pays et étaient à couteaux tirés. L’industrie, tous s’en balançaient.

»Toutes les usines ukrainiennes sont vieilles et leur technologie date de l’époque soviétique. Quand nous parlons aujourd’hui de substitution aux importations, cela ne veut pas dire que nous copions les produits ukrainiens pour les fabriquer dans nos usines. Dans le cadre de notre politique de substitution aux importations, nous montons des installations complètement neuves – des systèmes d’alimentation ou de contrôle pour nos armes qui font partie d’une nouvelle génération à plus-value.

»La coupure est bien sûr douloureuse à certains égards, mais pas du point de vue technologique. Les sommes dépensées ne sont pas faramineuses, tout est comptabilisé. Dans deux ans et demi au plus tard, nous aurons remplacé tout ce que l’Ukraine nous fournissait jusqu’au dernier moment. Le problème se trouve ailleurs.

»Pour l’Ukraine, les jeux sont faits. L’Ukraine a complètement cessé d’être un pays industriel. Les pays occidentaux ne veulent pas de ses produits dépassés, d’autant plus qu’ils ont leurs propres fabricants. Ce que les Ukrainiens font maintenant, c’est du suicide. Les autorités ukrainiennes bloquent à la frontière des produits fabriqués dans les usines ukrainiennes, comme des turbines à gaz pour la flotte de surface de la Russie (usine Zorya-Mashproekt à Nikolaiev), des moteurs (usine Motor Sich à Zaporijia) et des missiles Zenit (usine Uzmash à Dnipropetrovsk), pour lesquels nous avons déjà payé.

»Quel paradoxe. Tout va finir par pourrir, y compris la compétence ukrainienne dans les domaines scientifique et industriel. Je dis cela avec beaucoup de regret. Je vais vous dire une chose. Nous pensions encore, à la fin de l’année dernière, que nous pourrions remédier à la situation. À ce moment-là, le président Poutine a déployé tous les efforts possibles pour sauver l’Ukraine du gouffre dans lequel elle est tombée. Au début décembre, M. Poutine m’a dépêché en Ukraine.

»En une journée j’ai visité les chantiers navals de Nikolaïev, Zaporijia et Dnipropetrovsk, le soir j’étais à Kiev et le matin suivant j’étais de retour à Moscou. J’ai eu des réunions avec plusieurs scientifiques et ingénieurs éminents, qui étaient inflexibles dans leur position en faveur d’une coopération avec la Russie. Nous avons convenu de créer des centres d’ingénierie conjoints. Tout pouvait encore être rectifié. Le 21 février, quand le coup d’État a été fomenté, je devais prendre un vol vers Kiev à la demande du président. J’ai stoppé la voiture à l’entrée de l’aéroport, parce qu’il était clair que c’en était fini de l’Ukraine.

»C’est une tragédie personnelle pour bien des gens qui vivent en Ukraine, des gens qui ont fréquenté les mêmes écoles scientifiques que nous, qui croyaient que la coopération entre la Russie et l’Ukraine était incontestable. Aujourd’hui, ils n’ont d’autre choix que de se tourner vers le commerce de détail. Mais je crois qu’un autre choix s’offre à eux : déménager en Russie, revenir vers nous. Et croyez-moi, ce processus est déjà enclenché. Il y a quelques mois, en été, j’étais au chantier naval de Komsomolsk-sur-l’Amour. Des centaines de spécialistes ukrainiens y travaillent. Ils sont arrivés il y a 10 ans. Ils ne sont pas prêts à retourner en Ukraine, ils ont maintenant de la famille en Russie. Ils ont obtenu la citoyenneté russe à la suite de l’adoption d’une loi qui leur donnait la préférence en tant que compatriotes. Ils se réjouissent de pouvoir poursuivre leur carrière de scientifiques, spécialistes et ingénieurs dorénavant en tant que Russes vivant en Russie. Ils vont tout faire pour s’assurer que notre complexe militaro-industriel vienne à bout de tous ces problèmes.»

• Le deuxième aspect que nous choisissons dans cette interview est le passage où Rogozine parle de l’aspect humain dans l’effort de modernisation et de réforme structurelle des forces armées russes. L’accent est mis sur la qualité et la mobilité, aux dépens de la quantité et du poids (de la lourdeur) qui ont caractérisé notamment les forces armées russes durant l’époque soviétique, renchérissant sur la tradition russe de l’utilisation massive du nombre. Cette perspective historique est symbolisée, pour la période moderne, par les pertes humaines énormes, – gravitant autour du chiffre de 27 millions de morts, – subies par l’armée russe (et la population russe) durant la Deuxième Guerre mondiale. Le discours de Rogozine est en rupture complète avec ce passé et avec toute la symbolique et la perception attachées à la Russie de ce point de vue. La mention par Rogozine, – assez provocatrice et bien dans sa manière, – qu’il faudrait une population de 600 millions d’individus pour assurer une densité humaine générant naturellement des forces armées en nombre suffisant pour la protection spatiale du territoire est également en complète rupture avec les conceptions stratégiques d’antan qui faisaient de la Russie un réservoir humain inépuisable. (On pourrait être tenté de rapprocher cette remarque de l’histoire démographique récente de la Russie, mais le chiffre théorique évoqué de 600 millions est d’un tout autre ordre de grandeur, hors d’une quelconque réalité possible. Il faut d’ailleurs noter que la tendance démographique catastrophique des dix-quinze années années suivant la chute de l’URSS a été complètement retournée ces dernières années, – voir notamment Emmanuel Todd dans Lescrises.fr du 30 août 2014 : «Aujourd’hui, disons depuis quelques mois, j’observe à l’inverse que la mortalité infantile dans la Russie de Poutine est en train de diminuer de façon spectaculaire. Parallèlement, les autres indicateurs démographiques affichent une amélioration significative, qu’il s’agisse de l’espérance de vie masculine, des taux de suicide et d’homicide ou encore de l’indice de fécondité, plus important que tout. Depuis 2009, la population de la Russie est repartie à la hausse à la surprise de tous les commentateurs et experts.»)

Vladimir Soloviev : «Parce que c’est leur manière [aux USA] de régler leurs problèmes économiques...»

Dimitri Rogozine : «C’est une vieille recette éprouvée par la mafia jadis : laisser un fusil traîner sur la table rend les négociations plus efficaces. Ce qui revient à dire qu’on peut régler bien des choses avec de belles paroles, mais beaucoup plus en les disant avec un fusil dans les mains. C’est exactement ce que font les Américains... [...]

»... Après avoir évalué la menace militaire, nous devons comprendre que nos armes doivent pouvoir riposter, non seulement à l’attaque d’un agresseur, mais aussi de pays regroupés à la fine pointe de la technologie, qui pourraient utiliser leur force contre nous. Il n’est pas nécessaire de fabriquer des tonnes d’armes, comme l’Union soviétique, et ne pas savoir quoi en faire. Nous devons créer une armée compacte, mobile et pouvant être transférée partout où la guerre menace.

Vladimir Soloviev : «Comme les exercices militaires le démontrent, pour nous, il n’y a pas de frontières.»

Dimitri Rogozine : «Notre territoire est immense, le plus grand du monde, et notre population est petite, 145 millions d’habitants, l’équivalent de la population allemande et française combinée. Pour protéger un si grand pays, notre population devrait s’établir à 600 millions de personnes. Notre tâche consiste donc à créer une arme qui permettra à chaque soldat et officier de remplacer cinq personnes. Nous devons donc disposer de beaucoup d’armes, chaque officier et membre du personnel militaire devrait être formé pour devenir un soldat universel, capable de manœuvrer des machines complexes. Comme notre population est clairsemée, nous devons chérir la vie de chaque soldat, le positionner le plus loin possible des zones de tir.»

Vladimir Soloviev : «Ce qui veut dire qu’il faut financer les percées dans le domaine scientifique de pointe. Nous devons avoir une longueur d’avance sur le monde, car si nous traînons derrière, nous perdrons. Allons-nous dans la bonne direction ? Aurons-nous les types d’armes qui vont, comme disait M. Poutine, surprendre nos collègues occidentaux ?»

Dimitri Rogozine : «Nous devons décider si nous voulons vraiment surprendre nos collègues et il n’est pas nécessaire pour cela d’étaler toutes sortes d’armes. Certaines choses doivent être gardées secrètes et utilisées pour surprendre à un moment crucial, question de donner une douche froide à un adversaire trop bouillonnant...»

• Cette détermination qu’affiche Rogozine dans sa volonté de transformer les forces armées russes est présentée sur le fond d’une appréciation des capacités et des performances militaires russes, depuis la fin de la Guerre froide, extrêmement réaliste sinon très pessimiste, – éventuellement, cela pouvant être considéré comme un argument indirect en faveur de la réforme en cours, voire de ce qui a déjà été accompli. Ainsi, Rogozine donne-t-il une évaluation extrêmement négative du comportement des armements russes durant la courte-guerre de Géorgie d’août 2008, qui sema pourtant une grande panique chez les experts occidentaux et trouva l’OTAN et le reste, y compris les USA, sans réaction notable. A un autre moment de l’interview, Rogozine caractérise effectivement comme catastrophique l’évolution russe depuis la fin de la Guerre froide et l’effondrement de l’Union Soviétique, confirmant ainsi le tableau général du traitement de la Russie après l’effondrement de l’URSS et donnant à l’ensemble, et notamment à sa propre volonté de réarmement et de réforme, une réelle légitimité, – cela, jusqu’à affirmer que ce que cherche et obtiendra la Russie, c’est la supériorité militaire sur l’OTAN et les USA.

Dimitri Rogozine : «... Nous étions conscients que nous devions faire un énorme pas en avant dans le développement de l’ensemble du complexe militaro-industriel. Tous savent quelles sont les conditions qui prévalaient : 20 ans sans financement, le pays n’avait pas les moyens d’investir dans la science militaire, ni d’embaucher le nouveau personnel requis par les bureaux d’études et les usines. Le vieillissement du personnel et de la technologie des armes a créé un énorme fossé entre la Russie et les principaux pays occidentaux au chapitre de l’armement et de l’équipement militaire.»

Vladimir Soloviev : «En fait, nous étions en train de perdre une guerre sans même y être entrés.»

Dimitri Rogozine : «Nous avons été confrontés à l’étendue du problème pendant les deux opérations au Nord-Caucase, en subissant d’énormes pertes de personnel militaire. Le système en soi a changé énormément en ce qui concerne l’utilisation des armes, mais nous étions restés dans la mentalité d’après-guerre du milieu du XXe siècle. Il y a eu ensuite la guerre 2008, l’opération visant à imposer la paix avec Saakachvili, l’agresseur géorgien de l’époque, une guerre que nous avons gagnée grâce à la force et à la détermination des soldats russes. Sauf que nous trainions la patte en matière d’armement, de reconnaissance, de communications, de commande et de contrôle. Nos véhicules blindés ne nous donnaient même plus l’avantage de la dissimulation et de l’efficacité des tirs, entre autres choses.

»À la suite de cela, des décisions radicales ont été prises et réalisées dans le cadre du programme d’armement de 2011-2012. En cette 3e année du programme, l’objectif est le suivant : 30 % des armes des forces terrestres et navales doivent être ultra modernes d’ici 2015 et 70 % d’ici 2020. En fait, nos forces terrestres et navales seront les mieux armées et équipées du monde.»

Vladimir Soloviev : «Plus que les USA et l’OTAN ?»

Dimitri Rogozine : «En termes d’efficacité, de qualité et de prix, je crois que nous pourrons atteindre cet objectif. Nous devons fabriquer des armes plus simples et moins onéreuses que celles des USA. L’efficacité de leur utilisation doit être égale ou supérieure à celle des USA...»

La recherche de la supériorité militaire

Si nous avons placé en premier l’extrait de l’interview concernant l’Ukraine (qui a son intérêt documentaire en soi, sans aucun doute), c’est par souci symbolique. Finalement, si l’on considère l’aspect dynamique, l’évolution et la transformation de l’industrie russe, la situation de ces années 2013-2014 pouvait être définie par l’observation que l’industrie d’armement ukrainienne, dans son action complémentaire de l’industrie d’armement russe, constituait si l’on veut la part soviétique restante de l’ensemble du complexe (ex-soviétique) travaillant pour les forces armées russes. De ce point de vue, la “perte” de l’Ukraine représente, pour le côté russe comme l’explique Rogozine, une bénédiction parce qu’il ampute le complexe militaro-industriel (CMI) russe de cette branche pourrie et le force à reconstituer les compétences ainsi perdues, d’une façon plus modernes, plus efficaces et plus avancée. Avec la rupture ukrainienne, le complexe russe rompt complètement avec son passé soviétique.

C’est une opération importante pour faire en sorte que la rénovation, ou plutôt la résurrection du complexe élimine complètement les travers qui, du temps de l’URSS, avait permis l’établissement d’un CMI quasiment chargé des mêmes maux que le CMI américaniste, cette entité dévorante et hors de tout contrôle. D’une certaine façon, les Russes ont fait (ont été forcés de faire) ce que les USA devraient faire (ce que recommande le réformiste Winslow Wheeler) : briser complètement le CMI initial (en fait, il s’est brisé tout seul, au cours des années 1990 de désintégration forcée de l’URSS/Russie sous la pression de l’attaque déstructurante et dissolvante du capitalisme sauvage US) ; le reconstituer en un CMI nouveau, décentralisé, sous un contrôle politique ferme qui tienne en main toutes les composantes industrielles d’une part, qui impose aux militaires des exigences cohérentes. Si un homme peut réussir cela, c’est bien le statiste et nationaliste Rogozine, dont l’autorité et la fermeté sont incontestables. (Pour le CMI US, cette “voie russe” semble désormais totalement impossible. La paralysie des structures et du pouvoir politiques ont atteint un point de non-retour.)

Ainsi l’affaire ukrainienne joue-t-elle dans ce cas un rôle bénéfique, que certains Russes attendent également des sanctions du bloc BAO : forcer la Russie, encore plus qu’à l’auto-suffisante, à une auto-suffisante réorganisée. Du côté de l’Ukraine, la description minutieuse que Rogozine fait de son destin (pour son industrie de l’armement, mais le reste suit) met en évidence combien l’action du bloc BAO est absolument, complètement destructrice, catastrophique, incapable de produire autre chose que la réduction d’un pays à un désert industriel soumis à l’invasion des barbares modernes sous la forme de “pilleur d’épaves” postmodernes bénéficiant de la complicité des bandits et corrompus locaux ; et, en plus, une “épave” qui résulte du traitement qui lui fut infligé, à partir de l’origine déjà catastrophique de l’URSS en cours d’effondrement, par la même vague de capitalisme de gangsters venue des bloc BAO (des USA) dans les mêmes fameuses années 1990, et ensuite aggravée par la bouillie pour les chats des “révolutions de couleur”. L’Ukraine, c’est l’exemple parfait de la dynamique surpuissance-autodestruction opérationnalisée par l’équation dd&e (déstructuration-dissolution-entropisation) : la contre-civilisation occidentale née du Système peut être fière de son boulot, avec Washington et l’UE en sautoir, pour emballer le bébé dans des frusques de communication du dernier chic, et l’étouffer, le noyer, jusqu’à complète dissolution et entropisation.

La réforme de l’armée russe vers des structures plus légères, plus mobiles, etc., troquant l’aspect quantitatif très frustre pour l’aspect qualitatif hautement qualifié est, depuis quelques années, une sorte de monstre du Loch Ness qui ressort régulièrement. Cette fois, pourtant, la direction russe ne peut y échapper : il faut que cette réforme, déjà commencée, accélère, se structure au mieux possible, aboutisse très vite. Il y va de la sécurité de la Russie, justement à cause de la situation créée par la catastropher ukrainienne. Cette fois, aucun sursis n’est acceptable. In fine, on sent que Rogozine comprend cela, notamment lorsqu’il discrédite les actions russes en Tchétchénie et en Géorgie, selon une narrative nouvelle (les Russes sacrifient à ce genre de pratique eux aussi, mais d’une façon concrète, pour des résultats opérationnels bien identifiés). Jusqu’ici, à Moscou, on mettait l’accent sur les aspects positifs de ces guerres, désormais on insiste sur leurs aspects négatifs et on les discrédite complètement, du moins dans le champ de l’opérationnalité des équipements (en sauvegardant l’aspect humain, «la force et à la détermination des soldats russes») ; pour mieux mettre en évidence la nécessité de la réforme, et la nécessité de la réussite. L’effort budgétaire est à mesure, avec une augmentation du budget militaire de 40% prévue pour les années qui viennent d’ici 2020.

Or, il se trouve que l’effort est renforcé par un aspect de communication d’une puissance incontestable, – et là encore, bénéfice inattendu de la catastrophe ukrainienne initiée par le bloc BAO. Il y a eu deux cas où les forces armées russes ont bénéficié d’une perception de grande qualité, d’agilité, de souplesse, d’adaptabilité, comme si l’on pouvait constater que la réforme est déjà en bonne voie. Ici, nous écartons la bataille critique de la communication, avec la fantasy-narrative du bloc BAO, et les tentatives de riposte des dissidents antiSystème et de la direction politique russe. On en vient même à considérer que cette fantasy-narrative est un avantage paradoxal pour les Russes, – en même temps qu’on admet que certains aspects opérationnels qui y sont dénoncés reflètent certaines vérités de la situation opérationnelles. Cette nouvelle réputation de l’armée russe (agilité, souplesse, adaptabilité) est aussi fondée sur certains aspects véridiques, et le tout a été substantivée dans l’opération de “sécurisation” de la Crimée (les “petits hommes verts”, discrets, disciplinés, etc., et cette opération telle que les militaires du bloc BAO l’ont perçue, – voir les exclamations admiratives du général Breedlove, le 24 mars 2014) ; puis dans les supputations et les spéculations concernant les capacités de “guerre ambiguë” ou de “guerre élusive”, résumées dans le concept de “Stealth invasion” (voir le 2 septembre 2014) des Russes durant le printemps et l’été. (On pourrait même ajouter l'une ou l'autre cerise sur le gâteau, comme la rencontre d'un Su-24 avec le USS Donald Cook.) Quoi qu’il en soit de la réalité des choses, complète ou partielle, il reste que l’armée russe a réussi, aux yeux des militaires du bloc BAO et de leur fantasy-narrative, la démonstration de bien remarquables capacités, complètement adaptées aux conditions nouvelles de la guerre, jusqu’à créer des conditions nouvelles de guerre qui vont servir de modèle à une adaptation de la force militaire aux conditions postmodernes du monde (importance de la communication, capacités de dissimulation, capacités de représentation, capacités de simulacre). L’évaluation du bloc BAO ira d’autant plus dans le même sens qu’on retrouve ainsi, complètement postmodernisé, une vieille capacité traditionnelle russe, et également soviétique, connue sous le nom de maskirovska, – signifiant “camouflage”, “tromperie”, “déception” dans le sens «action d'abuser, de tromper», tout cela du point de vue de la tactique politique et militaire destinée à induire l’ennemi en erreur. (voir le 13 août 2002).

Dans tous les cas, on comprend l'évidence que l’interview de Rogozine n’est certainement pas passée inaperçue chez les experts et stratèges occidentaux. Le point qui a le plus touché sans le moindre doute un nerf toujours à vif dans la clique militariste BAO, le fameux nerf de l’hybris, d'ailleurs pas très loin du nerf de la panique, c’est la prévision-affirmation de Rogozine... On le trouve dans ce dernier échange cité :

Dimitri Rogozine : «... En fait, nos forces terrestres et navales seront les mieux armées et équipées du monde.»

Vladimir Soloviev : «Plus que les USA et l’OTAN ?»

Dimitri Rogozine : «En termes d’efficacité, de qualité et de prix, je crois que nous pourrons atteindre cet objectif. Nous devons fabriquer des armes plus simples et moins onéreuses que celles des USA. L’efficacité de leur utilisation doit être égale ou supérieure à celle des USA...»

... Dire tout cela, c’est révolutionnaire, c’est un défi terrible lancé au bloc BAO (en fait, aux USA, le reste étant réduit à une valetaille en faillite et inopérante du point de vue militaire). In fine, Rogozine ne dit pas seulement “nous voulons faire une armée capable d’assurer la sécurité de la Russie”, il dit “nous voulons faire une armée meilleure que celle des USA”, – et cela, après l’épisode ukrainien où la perception a été que cette évolution militaire russe est en bonne voie. C’est affirmer, in fine toujours mais toujours avec la personnalité finaude et impitoyable de Rogozine, – c’est affirmer que la Russie recherche la supériorité militaire, avec les moyens d’y parvenir. C’est ressusciter le cauchemar du Pentagone des années 1970-1976, lorsque l’évaluation US (qui s’est avérée en bonne partie manipulé depuis, mais qu’importe pour ce cas qui est celui des effets immédiats) disait que les Soviétiques arrivaient à la “supériorité stratégique” dans tous les domaines, y compris conventionnel, structurel, etc. (Lors d’une audition au Congrès en février 1974, l’amiral Zumwalt, alors chef d’état-major de la marine, affirma : «Si la VIème Flotte de Méditerranée avait dû affronter la flotte soviétique lors de la guerre d’octobre 1973, au Proche-Orient, non seulement elle n’aurait pu l’emporter, mais sans doute aurait-elle été battue, et assez rapidement ... Le secrétaire adjoint à la défense, Bill Clemens, et l’amiral Moorer, président du comité des chefs d’état-major, sont du même avis que moi.». La chose avait fait grand bruit.)

On imagine ce que valent de telles idées, évaluations, analogies, perspectives, dans les têtes de nos experts et stratèges, alors que, paraît-il, toute la grande et subtile stratégie du bloc BAO (des USA), conforme à ce qu’on nommerait l’“idéal de surpuissance” du Système, est d’empêcher la mise en place d’une puissance militaire concurrente de celle des USA (et encore pire, supérieure). (C’est le fameux document Wolfowitz de 1992, que certains nomment “doctrine Wolfowitz” là où il n’y a qu’une simple fascination pour la puissance-surpuissance et son affirmation brutale, – voir notamment William Pfaff et son texte du 12 mars 1992 «To Finish in a Burlesque of Empire?», le 23 novembre 2003.) Ainsi touche-t-on le point immédiat principal de l’interview de Rogozine, qui est, à ce stade, de pure mais très puissante communication. Cette affirmation extrêmement argumentée, justifiée, compréhensible et très rationnelle d’être sur le chemin de ce qui pourrait être une supériorité militaire par rapport à la force totalement déstructurante du Système (des USA), c’est un défi à la fois habile, voire machiavélique, et certainement très efficace pour cela, – pour parvenir à provoquer des réactions de panique dont on pourrait ne pas tarder à voir les effets... (Que cela soit sciemment voulu ou pas par Rogozine, comme effet supplémentaire du reste importe peu si l'effet est obtenu.), Du coup, les quelques chars Abrams déployés en urgence en Pologne, font à la fois figure de provocation vis-à-vis de la Russie et provocation impuissante, dépassée, obsolète. Et, dans ce cas, vu le fonctionnement complètement inverti et producteur d’autodestruction du Système, les réactions du bloc BAO pourraient bien être d’encore aggraver sa situation présente et sa course à l’autodestruction.

C’est ceci, cet effet probable à très court terme, qui doit également et même surtout nous arrêter : l’intervention de Rogozine devrait résonner très vite, très profondément, sans publicité inutile mais avec un sens de l’urgence, comme une menace terrible, un appel à la mobilisation du bloc BAO, du Système lui-même. Mais le Système ne peut plus rien mobiliser : il croule sous l’argent du budget US, alimenté par la monnaie de singe fabriquée par le Fed sur du papier-monnaie comme vous et moi. Le Pentagone n’a jamais eu autant d’argent et n’a jamais été aussi prisonnier de la répartition absurde de cet agent ordonnée par la loi désormais intangible de la séquestration. On sait depuis quelques années, comme l’a confirmé Winslow Wheeler encore (voir par exemple le 6 janvier 2012), que le Pentagone en est à un point qu’injecter plus d’argent dans sa comptabilité kafkaïesque ne ferait qu’accentuer les blocages et le gaspillage, alors qu’il se trouve dans des impasses technologiques suscitées par ses choix (voir le 2 octobre 2014). Bref... Pourvu qu’ils prennent Rogozine au sérieux, – mais on prend toujours Rogozine au sérieux, – car ils accéléreront encore plus leur chute. 

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