Des associations qui pétitionnent, mènent des procès, un élevage d'animaux de laboratoire récemment détruit par un incendie criminel, un abattoir de volaille saccagé… Ce dossier devient si peu anodin que Nicolas Sarkozy a demandé à l'issue du Grenelle de l'environnement qu'une consultation publique lui soit consacrée. Les rencontres " Animal et société " se sont tenues avant l'été, sous l'égide du gouvernement. Elles ont réuni 150 personnes à plusieurs reprises pendant quatre mois, sur des questions comme la souffrance des animaux au moment de l'abattage ou le sort des bêtes sauvages recueillies.
Lors de la clôture, le 8 juillet, le ministre de l'agriculture Michel Barnier a conclu à "un consensus sur l'importance de l'animal dans notre société et sur le respect que nous lui devons en tant qu'être sensible", et a annoncé l'établissement d'une charte nationale d'ici fin 2008.
Pour
mieux comprendre les enjeux de ce débat public émergent, nous avons
rencontré Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, auteur d'Ethique animale,
publié aux Presses universitaires de France. Son livre balaie le vaste
champ des questions que posent les comportements humains vis-à-vis de
la faune – non seulement la consommation, la fourrure,
l'expérimentation, mais aussi les combats, les courses, les cirques,
les zoos… –, c'est-à-dire "l'étude du statut moral des animaux" et donc "la responsabilité des hommes à leur égard".
Ce philosophe de 28 ans a conçu son ouvrage, clair et très lisible, comme un outil pédagogique après les cours qu'il a dispensés aux étudiants vétérinaires de l'université de Montréal. Des animaleries aux abattoirs, des bêtes de cirque aux souris de laboratoire, de Plutarque le végétarien aux militants radicaux d'aujourd'hui, le philosophe nous montre que l'homme n'en a pas fini avec l'animal.
Comment expliquez-vous le retard de la réflexion française – que vous
dénoncez – en comparaison des pays anglosaxons dans le domaine de
l'éthique animale ?
Il y a d'abord l'influence de l'humanisme qui structure notre société depuis Descartes, et qui introduit une stricte hiérarchie : l'homme est placé au centre et le reste autour. Il conduit à se persuader que si jamais nous donnions trop de considération morale aux animaux, en leur accordant des droits ou en augmentant nos devoirs vis-à-vis d'eux, nous nous abaisserions, nous tomberions de notre piédestal selon un principe de vases communicants. En fait, nous répondons aux injonctions chrétiennes, comme se rendre maître et possesseur de la nature, instrumentaliser les animaux à notre service. Nous avons longtemps pensé avoir la permission divine pour cela.
La deuxième raison tient à notre ethnocentrisme, qui nous rend peu sensibles aux influences étrangères, anglosaxonnes et orientales notamment. Pour un bouddhiste, mieux vaut traiter correctement la vache ou l'oiseau dans le corps duquel il risque de se réincarner un jour… Troisièmement, on confond souvent en France la philosophie et son histoire.
Quand vous interrogez sur le rapport à l'animal
quelqu'un comme Luc Ferry ou même Elisabeth de Fontenay, vous obtenez
de grands discours sur Aristote, Descartes, Hegel, l'existentialisme,
la Bible… C'est une tendance française de répondre à une question
d'éthique qui s'inscrit dans la vie quotidienne par un catalogue
d'auteurs. Les intellectuels français sont toujours dans l'éloge de
l'abstraction et le mépris du concret. Or l'éthique animale ne relève
pas d'une métaphysique de haut vol, mais interroge concrètement sur la
façon dont nous traitons les animaux : est-ce juste ou pas ? Et que
devrions-nous changer ?
Vous avancez aussi des raisons culturelles et
politiques…
Faut-il rappeler l'importance de la gastronomie ? Le Français entretient un rapport identitaire à la cuisine. L'Anglais non. D'ailleurs, on devient plus facilement végétarien en Grande-Bretagne.
Demandez aux Français de remettre en cause l'andouillette, la choucroute, tous les plats liés à la tradition des terroirs… En outre, nous tenons à nos exceptions culturelles comme le foie gras et la corrida.
Quant à la vie politique, elle est sensible aux groupes de pression : éleveurs, représentants de l'industrie agroalimentaire ou pharmaceutique… La France est le seul pays d'Europe où le nombre de chasseurs dépasse la barre du million, même s'il n'y est pas proportionnellement le plus élevé. Leurs fédérations sont fortes, très représentées à l'Assemblée nationale.
En termes de protection animale, la France est la lanterne rouge de l'Union européenne. Quand, à Bruxelles, la Commission conclut par exemple que le gavage des oies se fait au prix d'une souffrance pathologique, donc de maltraitance, le gouvernement commande immédiatement des rapports à l'INRA et à d'autres instituts prétendus indépendants pour conclure que le foie gras ne pose aucun problème de bien être animal.
En quoi la situation diffère-t-elle chez les Anglo-Saxons ?
Aux Etats-Unis, l'opinion publique est prête, la recherche universitaire très avancée.
Depuis plus de trente ans, elle a produit des milliers de thèses, de livres, des conférences. Mais les progrès tardent dans les faits, car le pouvoir politique manque d'indépendance face aux lobbies de l'industrie agroalimentaire et des groupes qui pratiquent l'expérimentation animale.
Dans leurs cours de philosophie, les Anglo-Saxons sont plus pragmatiques, ce qui leur permet de toucher les gens. Le livre de Peter Singer, La Libération animale, traduit de l'anglais en 1993 et publié par Grasset, a été tiré à 500 000 exemplaires. Il peut être lu par tout le monde.Actuellement professeur de bioéthique à Princeton, ainsi qu'à Melbourne, Peter Singer est un des fondateurs de la réflexion moderne sur la condition animale. Ce philosophe d'origine australienne a fait ses études à Oxford, où il a écrit Animal Liberation en 1975. Je lui ai demandé de préfacer mon livre, car je partage l'essentiel de ses convictions. C'est un utilitariste.Peter
Singer est dans cette veine. Pour lui, il faut
appliquer une égalité de considération d'intérêt aux hommes comme aux
animaux. Or, quel est notre intérêt commun ? Ne pas souffrir. Singer
pense que la vie de l'homme vaut plus que celle de l'animal dans la
mesure où le premier est capable de faire des projets. Donc, si vous
tuez un homme, vous supprimez en même temps les desseins qu'il ne
pourra jamais réaliser. Les singes,même s'ils sont très intelligents,
ne mènent pas de programmes politiques. Certains militants considèrent
à l'inverse que l'homme vaut moins que l'animal car sa capacité de
nuire est supérieure.
Le gouvernement français vient d'organiser une vaste concertation intitulée "Animal et société", ouverte aux associations. N'est-ce
pas le signe qu'une demande de l'opinion publique se fait jour ?
Oui, il y a un frémissement. La publication presque simultanée de plusieurs livres sur ces questions en est un signe. L'évolution naturelle des sociétés incite à se préoccuper des plus faibles, une fois réglés un certain nombre de problèmes. C'est ce que l'on appelle le progrès.
Quant aux rencontres " Animal et société ", elles sont une excellente initiative. Elles indiquent que la France a peutêtre la volonté d'aller de l'avant. Mais les 34 mesures annoncées en conclusion sont beaucoup trop vagues. Par exemple, elles ne précisent rien au sujet des règles de détention et d'utilisation des animaux dans les cirques.
L'élaboration d'une charte nationale des relations avec l'animal est annoncée d'ici fin 2008, elle peut s'ajouter mais pas se substituer à une réforme de la loi : une révision du statut juridique de l'animal est nécessaire. Si cette charte donne lieu à des débats, des discussions, et permet d'attirer l'attention des écoliers, tant mieux. Ce serait même essentiel, car je ne crois pas possible de convaincre la génération actuelle de l'importance de l'éthique animale. Ce n'est pas pour elle que j'écris, mais pour les suivantes.
La recommandation sur la corrida est sans surprise l'une des plus décevantes. Il est juste proposé la "rédaction d'un guide de bonnes pratiques",
comme si ce qui rendait problématique la torture publique d'un taureau
était l'absence de mode d'emploi…
N'avez-vous pas été surpris cependant
par le peu d'écho médiatique qu'ont suscité ces rencontres qui touchent
pourtant un sujet grand public ?
J'ai
l'impression qu'en France les
gens aiment regarder à la télévision des reportages sur des salons de
toilettage qui vendent du vernis à ongle pour caniches et quelques
belles images de la savane… Le statut juridique de l'animal est une
autre affaire. Dès qu'elles apparaissent techniques et
institutionnelles, les questions liées à la condition animale
intéressent moins l'opinion.
Lors de la consultation "Animal et société",
Jérôme Bignon, député UMP et président du groupe Chasse à l'Assemblée
nationale, dirigeait l'un des trois groupes de travail. Ce choix vous
surprend-il ?
Non. En France, surtout dans le monde rural, on voit sincèrement le chasseur comme un outil de gestion de la faune, pas comme un méchant qui va tuer des gentils lapins – sauf les groupes de pression animalistes. Chasseurs et éleveurs incarnent l'archétype du bon gars qui a un rapport sain et naturel à la faune. Si le chasseur respecte ses quotas, empêche les sangliers de dévaster les récoltes de maïs, il a vraiment un rôle écologique.
Là, on n'est plus dans l'éthique de l'individu animal, mais dans l'approche environnementale et la question de la biodiversité.
On vous sent très soucieux de vous démarquer de toute sensiblerie, pourquoi est-ce si important ?
Parce
qu'en France, la seule manière de défendre la condition animale est
sentimentale et compassionnelle. Le mouvement animaliste y est souvent
caricaturé, assimilé aux seuls militants qui distribuent des tracts
avec des photos chocs et à Brigitte Bardot qui pleure
sur le sort des bébés phoques. Au Canada, j'observais systématiquement
la même réaction : face à cet étalage de sensiblerie, d'irrationalité,
on ne peut pas discuter. Je me suis dit alors que j'allais tâcher de
m'y prendre par la rationalité. Idéalement, il faudrait les deux
approches à la fois dans un pays.
D'une façon générale, quel est
le panorama des mouvements de défense de la faune ?
Il existe de plus en plus d'organisations, mais elles sont très divisées. Entre les deux courants militants principaux – les " welfaristes ", autrement dit les réformistes qui désirent améliorer le bien-être animal, et les abolitionnistes qui veulent en supprimer toute exploitation –, c'est un peu la guerre.
Les seconds voient dans les premiers les responsables de la perpétuation de la situation, puisqu'ils permettent une exploitation adoucie, donc tolérable. Les abolitionnistes mettent en avant le parallèle entre la situation actuelle et la traite des Noirs.
Cette analogie avec l'esclavage vous paraît-elle judicieuse ?Les mêmes outils sont utilisés : esclaves et bétail parqués avec la même rationalité, les mêmes chaînes, le même procédé de marquage. Mais que faire de cet indéniable parallèle historique ? Au plan philosophique, il faut passer du fait à la valeur, de ce qui est à ce qui doit être. Ceux qui pensent obtenir la fin de l'exploitation animale parce que l'esclavage a été aboli se trompent.
Les Noirs étaient traités de la sorte précisément parce que les Blancs les considéraient comme des animaux. Or nous ne parviendrons jamais à établir que les animaux n'en sont pas… Il vaut mieux montrer la continuité entre les vivants et les responsabilités qu'elle implique.
Dans un monde idéal, quelles pourraient être nos relations ?
Ne
peuvent-elles que se cantonner à de la cohabitation ? Du côté des
extrémistes, il s'agit d'abolir toute exploitation, d'en finir avec
l'expérimentation, avec l'élevage, la chasse, le divertissement, toutes
formes de dépendance. Personne ne doit plus être "propriétaire"
de son chat. Dans ce modèle de ségrégation, on se croise de temps en
temps dans la nature, c'est tout. Je pense que ce n'est ni possible ni
souhaitable. Nos interactions avec la faune ne se limitent pas à des
tortures !
Pour moi, à défaut de grandes victoires radicales, il serait important de s'unir pour obtenir quatre ou cinq mesures importantes comme la fin de la corrida, de l'enfermement de bêtes sauvages dans les cirques et les zoos, de la maltraitance des animaux de compagnie… On devrait aussi inculquer le respect aux enfants, éviter les représentations de boeufs et de cochons souriants, réjouis d'être transformés en cornedbeef et en saucisses ! Voilà vers quoi devrait tendre un monde idéal.
Pourquoi ne prenez-vous pas position sur
les animaux génétiquement modifiés ?
Je ne suis ni un déontologiste ni
un croyant aux yeux de qui l'animal est une oeuvre de Dieu intouchable. Si
la consommation de jambon doit continuer, je me demande s'il n'est pas
préférable de castrer le porc génétiquement, plutôt que mécaniquement
sans aucune forme d'anesthésie. C'est un vrai dilemme.
Vous
considérez-vous comme un militant ?
Je fais très attention à n'appartenir à aucune organisation même si j'en partage les objectifs et que je suis sollicité. Je ne suis pas de ceux qui vont coller des affiches, mais écrire un livre est un acte militant. Je souhaite faire avancer les choses.
Je suis un "welfariste". Je propose de remettre l'homme à sa place. Pas de donner les droits de l'homme à l'animal, ni prétendre qu'il n'y a plus de différence entre nous. Il y a un juste milieu à rechercher.