Atmosphère de liesse au club nautique de Sidi Bou Saïd pour honorer
ces femmes, marin des grandes courses à voile : mes cousines de
Beyrouth au parfum de cèdre, mes sœurs sénégalaises au teint d'ébène,
au port altier, drapées d'étoffes rutilantes, les filles de l'Atlas
aux élancements de gazelles, et les femmes des mers de l'autre rive, à
peau de nacre et toison d'or, femmes de grand large, au front peuplé
de rêves, filles d'Eole et de Neptune.
Femmes de tous âges et de tous bords : professionnelles des courses
hauturières, enseignantes, battantes, toutes dévouées à une cause,
mère de famille ou célibataires, vendeuse, athlète, écrivain, ou
poètes, toutes esthètes, habitées par la ferveur, par la tendresse, et
si fragiles derrière la rudesse requise par l'endurance de l'épreuve.
Toutes femmes de coeur et de patience au service de la paix.
Un même amour de la paix les rassemble, un même désir de rencontre
brille dans leurs regards, un même rêve de liberté et de justice les
pousse à affronter la mer.
Peu importe qu'elles se nomment Aida, Florence, Jane ou Rana, ces
filles se réclament d'Elissa qui se manifeste ce soir à travers la
voix de Leila. Son poème incantatoire appelant à la fraternisation
fait frissonner les officiants des mers et exalte le cœur des
concurrentes.
La course d'Elissa est placée sous de bons auspices : un vent de nord
ouest se lève, soulevant des gerbes d'écume. Les voiles une à une se
déploient dans un grand bruit de cliquetis, et de claquements, on
entend les ahanements des filles qui moulinent aux winches, sous les
cris des skippers, et toujours le sifflement du vent dans les haubans.
Les corps s'arque boutent aux drisses, pour étarquer la grand-voile.
La tension soude l'équipage : les unes peinent aux écoutes, les autres
pèsent de tout leur poids au rappel, les skippers ploient sur la
barre. Les coques s'inclinent et s'ébranlent dans un grand
frémissement de toile qui faseye. Des ébats de dauphins à l'étrave
rehaussent le cérémonial du départ. Nous sommes bénies par Poséïdon.
Les vaisseaux cinglent vers la terre d'Enée et bientôt s'éloignent les
rives de Byrsa fleurant la menthe et le thym. Les effluves de jasmin
se font plus rares et se perdent dans l'air marin. L'ombre du cap
Carthage décroît à l'horizon. Plus rien que la mer en grandes nappes
aveuglantes, et les femmes à la barre, la face dans le vent, la
mélopée d'Aphrodite aux lèvres.
Je les vois qui s'exaltent, je les sens qui exultent à la houle du
large, leur regard d'aigle pèlerin rivé à l'aiguille du compas.
Naviguer, naviguer… Car c'est surtout d'aller vers l'autre qu'il
s'agit ! Trois cent milles d'une traite jusqu'à Ostie.
Les vents sont forts et les nuits courtes. Les six vaisseaux filent
sept nœuds, souvent sur la tranche.
Nous sommes la flotille d'Elissa, navigant de concert et les feux qui
nous escortent nous rassurent : à tribord, le rouge des sénégalaises,
non loin devant, le fanal blanc des françaises et toujours visible
dans notre sillage, la silhouette du « Beyrouth » tel un vaisseau
fantôme balançant sa mâture. L'une des valeurs de cette traversée
féminine est que la compétition cède la place à l'émulation ; nous
veillons en effet à la mise en commun de nos capacités pour la bonne
marche des embarcations. A la force, nous préférons l'échange et la
solidarité s'impose d'elle-même dans l'étroitesse des cockpits. Au
plus intime de la nuit, nous buvons les récits de chacune d'entre nous
et nous en imprégnons : celui des expertes en navigation, marins
chevronnés qui ont relié en trois semaines la France au Congo, est
plein d'enseignement . Je leur révèle pour ma part, les noms arabes
des étoiles. Merkab, Deneb, Altair, balisent notre route pendant que
l'astre de Tanit éclaire notre traversée d'un halo lactescent qui
distille la sérénité. Dans la complicité des eaux, nous sommes sœurs
par le partage, par la douceur, par la sueur au goût de sel. Il nous
faut, à chaque instant, veiller aux caprices d'Eole et aux fureurs de
Neptune, aux risques de collisions nocturnes et, par l'invocation de
Bâal, bannir les spectres de naufrage.
Mais ô surprise ! Au matin du troisième jour, lorsqu'Aurore déploie
ses doigts de rose, la voile blanche du « Carthage » réapparaît par
miracle. Nous faussant compagnie, il avait fait route vers l'Est,
esquivant l'anticyclone qui a ralenti le reste de la flotte aux abords
de la Sardaigne. Une odeur de terre nous annonce l'approche d'un
rivage. C'est bientôt la fin de la traversée. Les vaisseaux voguent à
six nœuds de moyenne. Nous atteignons en deux jours et demi l'antique
port de Rome.
Pour les vainqueurs, pas de coupes mais le bracelet berbère d'argent
ciselé, le jasmin et la grappe de raisins incrustés d'ambre, comme
autant de symboles d'amitié.
Belle aussi, l'offrande apportée par Rana depuis Beyrouth ! Le Cèdre
du Liban prend désormais racine à Rome dans le jardin de Salvatore, un
marin italien que nous avions connu en 2004 lors de la première
édition de la course. Sa fille, née peu après, s'appelle Elissa en
souvenir de la reine vagabonde. Elle est là dans les bras de son père
venu à notre rencontre. Elle n'a que trois ans, l'âge de la course.
Nous nous sentons accueillies et savons maintenant que la
complémentarité de nos efforts, que l'intensité de nos espoirs, que la
beauté de nos gestes alliée à la puissance de la mer, que la richesse
de nos expériences ont du sens non seulement pour nous qui en
garderons le souvenir mais aussi pour tous ceux qui en saisiront le
symbole.
Amina Chenik, équipière sur le « Monaco »