Jos Tontlinger
Bonjour,
Croisements.
« Je viens ici en métro. Aujourd’hui, j’ai pris un livre dans lequel
je me suis plongé, et tout d’un coup, je me suis retrouvé au bout du
tunnel, dans une voie de garage, au terminus de la ligne ». Il s’en
amuse et je me dis silencieusement : voilà comment l’imaginaire, le
livre, peut mener à l’impasse du réel, le tunnel. Et cette voie de
garage apparente, de par sa surprise, a ensuite amené l’analysant à
toute une série d’autres associations bien fécondes.
Le cabinet est situé au rez-de-chaussée. Il y a d’abord la porte rue à
franchir. Ensuite, on tourne à gauche pour entrer dans la salle
d’attente offrant sept fauteuils, une table basse avec de la lecture,
un bouquet de fleurs et une petite poubelle pour les menus déchets de
grignotage et autres. Font également partie du décors une armoire et
une photocopieuse installée à cet endroit plutôt que dans un des deux
cabinets afin de ne pas déranger les séances en cours lorsqu’il faut
s’en servir. En face de la porte d’entrée de la salle d’attente,
décalé un peu sur la droite se trouve d’abord la première porte
donnant accès au cabinet de ma collègue. En ouvrant cette porte là se
découvre à quelques centimètres une seconde porte et créant ainsi un
petit sas isolant acoustiquement le bureau de la salle d’attente.
Cette porte ouvre sur une vaste pièce aux couleurs chaudes et où le
premier regard porte sur un grand miroir accroché au mur juste en face
de la porte d’entrée. Les visiteurs s’y voient d’abord eux-mêmes avant
que leur regard ne s’engage ailleurs et peut-être revenir à soi-même
mais non plus imaginairement cette fois-ci. Perpendiculairement à la
porte d’entrée du bureau de ma collègue se trouve la première porte
donnant accès à mon propre bureau. Franchissant celle là, on se
retrouve aussi dans un sas, plus profond et éclairé par le plafond.
Dans ce sas il a deux nouvelles portes. Celle sur le côté donne
directement accès au couloir menant vers la sortie rue sans repasser
par la salle d’attente et ce que beaucoup d’analysants semblent
apprécier notamment lorsque la séance à été mouvementée et que leur
état peut encore se lire sur leur visage. Ainsi, les analysants n’ont
pas à affronter directement le regard des autres analysants en
attente. La porte juste en face de la première porte donne enfin accès
au cabinet. Ce n’est donc pas si simple d’aller voir un analyste. Ici,
il y a au moins quatre portes à franchir avant de pouvoir s’installer
dans le fauteuil ou sur le divan. De plus, je dois prévenir les
analysants qui viennent pour la première fois, qu’il y a une petite
marche de quelques centimètres entre la première porte de la salle
d’attente et menant dans le sas précédent le cabinet, et à la sortie
de la porte donnant du sas dans le hall d’entrée. Il est déjà arrivé
que j’avais oublié cet avertissement et qu’un analysant ait trébuché à
ces endroits. Mais on n’y aura pas vu un signe annonçant une entrée en
matière des plus incertaine ou une sortie fracassante de leur analyse.
Les enfants s’amusent souvent de toutes ces portes, y inventent des
jeux de cache-cache, de disparitions et réapparitions mystérieuses,
créant parfois un joyeux désordre à la périphérie des cabinets. Les
adultes, lors de leur premier rendez-vous font parfois part de leur
étonnante impression lorsqu’ils franchissent d‘abord toutes ces portes
et passent de l’espace de la salle d’attente, certes chaleureuse et
accueillante mais relativement petite, pour se retrouver dans le
bureau, très vaste et dépouillé, habillé de terre de Sienne, beige et
ivoire. Avant que cet espace s’habille de tous les poids des mots, il
y a un cheminement géographique précédé lui même d’une longue
réflexion quant à savoir si non seulement on prend le téléphone pour
demander un rendez, mais si ensuite on s’y rend réellement. Où
commence finalement le travail et où a-t-il lieu si ce n’est que dans
une géométrie métaphorique faite d’images, de sensations,
d’impressions cherchant à être le point d’appui, le vecteur de ce qui
se traduira ensuite en mots dont le sens ne sera plus jamais le même
qu’avant le franchissement de ces lieux matériels d’abord, symboliques
ensuite.
Ma collègue ayant terminé ses consultations un peu plus tôt, j’étais
seul au cabinet tard un vendredi soir. J’écoutais attentivement un
jeune consultant lorsque le téléphone sonne. La dernière analysante
prévient qu’elle ne viendra pas à son rendez-vous d’aujourd’hui ; un
parent venant d’être admis d’urgence à l’hôpital. Je termine donc un
peu plus tôt et c’était assez bien venu étant donné que la fatigue
commence à se ressentir. Au départ du jeune homme, je fais d’abord le
tour du cabinet, éteignant les radiateurs et ensuite les lumières.
Passant par le sas où j’éteins également la lumière, je me dirige vers
la salle d’attente pour y poursuivre ce petit rituel de clôture,
lorsque je reste comme saisi devant ce que je vois sur la petite table
basse où sont déposés les lectures pour les analysants ou leur
accompagnateur en attente. Déposés côte à côte et au sommet d’une pile
assez désordonnées de magazines et journaux divers, se trouvent un
numéro du « Magazine Littéraire » présentant « Les écrivains et la
psychanalyse », et un numéro de « France Dimanche » dont la couverture
m’apprend qu’une telle top-modèle a été opérée d’une tumeur à l’œil,
que telle autre femme politique s’offre une ballade avec le roi des
Guignols, que tel acteur aurait eu un coup de foudre pour Mylène
Farmer et qu’un jeune enfant de cinq ans a été battu et torturé à
mort. Pendant de longues secondes, je reste immobile devant ce tableau
qui semble vouloir me dire en un seul coup d’oeil, tel une
condensation produite par les rêves, ce que c’est finalement, cette
activité d’analyste. Le magazine people a sans doute été laissé là par
un passant et le magazine littéraire fait partie des lectures que nous
déposons régulièrement dans la salle d’attente. En aucun cas je ne
comparais les qualités informatives de ces deux magazines. Là n’était
pas l’origine de mon moment de stupeur. Ce qui m’a frappé, c’est la
métaphore de la sortie du bureau. En franchissant la porte de mon
cabinet pour rejoindre cette sorte de sas avec le monde extérieur
qu’est la salle d’attente, je venais de passer d’un monde à un autre,
d’une réalité à une autre, d’une semaine bien éprouvante à un week-end
de repos et de délassement, de la vie professionnelle à la vie privée.
Et entre temps, avant que les analysants ne viennent déposer leur
paquets dans nos bureaux, ils se déposent déjà dans la salle
d’attente, y laissent des traces, y développent des activités, parfois
des rencontres avec d’autres attendants, inscrivent déjà une partie de
leur marque. Et toutes ces traces ne m’étaient encore jamais apparues
jusqu’à cette nuit là. La vue de la juxtaposition de ces deux
magazines tout en contraste opéra comme un point de bascule.
Comprenant cela, j’eus un bref fou rire et cela accentua encore plus
cette sensation de passage instantané entre ces deux mondes parce
qu’évidemment, en séance, on ne peut jamais montrer ou ressentir trop
intensément quelque affect que ce soit. On doit toujours rester très
sérieux alors que les envies de rire, de se fâcher, d’être abattu, de
s’émerveiller surtout, ne manquent pas. Ici, tout seul dans la salle
d’attente, une soirée d’hiver précédent le week-end lorsque le dernier
analysant est parti, je pouvais enfin me laisser aller. Alors voilà,
c’est donc terminé. On ferme.
Jos Tontlinger
Septembre 2010
j.tont...@skynet.be