psychanalyse & cinéma par RICHARD ABIBON

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Frans Tassigny

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Nov 10, 2010, 8:38:40 AM11/10/10
to la libraire de germinalyse
Richard Abibon



Encastrements oniriques



A propos d’Inception

de Christopher Nolan





A première vue, ce film ne m’était apparu que comme un habile polar.
Je m’étais dit : le rêve est un prétexte aisé pour des scènes
fantastiques, de l’action et de la baston. En même temps, je
comprenais bien que les défenses surmoïques puissent être représentées
comme une milice armée qui tire sur tout ce qui bouge. Ça m’est arrivé
dans de multiples rêves. Selon mes restes diurnes (film, actualité,
situation sentimentale du moment), mes éléments surmoïques prenaient
la forme successivement de soldats, de flics, de CRS (en 68 !), de SS,
de malfrats… bref, tous ceux qui dans la culture sont chargés de faire
la loi ou se croient en droit de la faire. Dans le film, elles ont été
renforcées, dit-on, par un entrainement, puisqu’il s’agit d’un
richissime héritier et qu’il peut être l’objet de hackers de cerveaux
cherchant à lui extirper la combinaison d’un coffre. Dans cette
société future, on sait « partager les rêves » et donc se balader dans
ceux d’un quelconque quidam, pour peu qu’on soit muni de l’équipement
ad hoc. Ici, il ne s’agit pas de n’importe quel hacker, mais de son
concurrent industriel direct qui, loin de vouloir lui extirper quoi
que ce soit, ne veut, au contraire, que lui implanter à son insu une
idée en tête : celle de démanteler son empire industriel, afin de lui
laisser le champ libre.

Très habilement, ils vont lui faire croire que c’était le désir secret
de son père qui vient de mourir : que son fils ne devienne pas comme
lui, afin de se construire une vie propre et originale, autre chose
que la simple succession de son père. Pour cela, ils vont squatter son
rêve et lui faire découvrir dans un « coffre fort » du fin fond du
rêve, un testament caché du père, dans une sorte de château moderne
tenant autant du bunker que de la forteresse moyenâgeuse, gardé par
une véritable armée : une belle image du moi se construisant sur
l’identification au père en murailles contre l’adversité.

Tout ça n’est pas faux. Nous sommes tous aux prises avec ça : suis-je
moi ou suis-je un autre ? Est-ce que je vis selon mes désirs ou selon
les désirs des autres, notamment celui de mes parents ? Le conflit
entre ces désirs contradictoires est toute la source de nos migraines
et symptôme divers. C’est bien pour ça qu’il y a des gens pour
accepter de faire la guerre : au moins ça transporte dehors, dans un
conflit autre, les éléments de notre conflit intérieur, nous donnant
ainsi l’illusion de les résoudre dans la réalité. Il est vrai que les
guerres apportent aux sujets un certain apaisement intérieur.

Cette tentative d’influence dispose d’un nom dans l’arsenal des
chercheurs de la pensée : la suggestion. On peut en effet implanter
une idée dans l’inconscient d’une personne, en le mettant en état de
sommeil artificiel, l’hypnose. Vieille technique qui puise son
efficace dans la nuit des temps et les pratiques chamaniques,
l’efficacité symbolique, ainsi que la nommait Lévi-Strauss.
L’hypnotiseur est celui qui se met en position parentale afin
d’accomplir son dessein : se faire obéir en replaçant le sujet en
position infantile. Certes, ce peut être « pour son bien » : lui
suggérer d’abandonner son symptôme. Comme le sujet a bel et bien ce
désir de se débarrasser de ce qui semble le faire souffrir, ça marche
souvent, sauf que ce désir entre en contradiction avec un autre : le
symptôme était déjà le témoin de cette lutte entre une influence
extérieure (disons rapidement : parentale) et des désirs d’apparence
plus personnelle et contraints au refoulement. C’est vrai pour tout le
monde, car c’est l’élémentaire de la condition humaine : il faut obéir
aux parents, ne serait-ce qu’en ne faisant pas pipi partout, en ne
tuant pas son petit frère, en ne couchant pas avec sa mère… tous ces
désirs doivent être tenus en laisse, car il n’est pas question de les
éradiquer. Une fois qu’une pensée a été pensée, elle reste en mémoire,
surtout si elle a été portée par un sentiment très fort. L’abandon de
ces féroces et libidineux projets se réalise au prix du symptôme. Au
mieux, à l’impôt du rêve qui permet parfois de réaliser imaginairement
ce qui reste interdit dans la réalité, cette fois moyennant un masque
suffisamment habile pour que le rêveur lui-même ne reconnaisse pas ses
propres désirs coupables.

Alors l’hypnotiseur, quel qu’il soit (le shaman ou le praticien des «
nouvelles thérapies courtes » qui toutes reposent sur une hypnose non
dite) peut bien se vanter d’avoir guéri son patient : il se sera
appuyé, fatalement, sur les forces parentales refoulantes. C’est la
condition du succès. Et comme, autrefois, ces forces avaient triomphé
des pulsions meurtrières et incestueuses, elles peuvent bien triompher
encore aujourd’hui : mais ce sera, come autrefois, aux dépends du
sujet.

Voilà ce que ce film nous démontre, faisant triompher les
manipulateurs, mais d’une façon paradoxale : ils ont inoculé dans le
sujet l’idée de se défaire de l’influence paternelle en s’appuyant sur
cette influence elle-même ! Comme pour les réussites des thérapies
dites courtes, cela revient enfouir une dynamite qui va forcément
péter un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre, à l’image de la
violence qui est déployée dans ce film autant par les gardiens du «
moi » que par leurs attaquants extérieurs.



Au-delà des conflits pouvant se situer entre des personnages repérés,
essentiellement les parents et la fratrie, le sujet naissant s’est
forcément senti agressé par tout ce qui venait de l’extérieur. Des «
dits-autistes » qui peuvent parler ou écrire, comme ceux qui ont
commis des autobiographies, racontent comment ils ne sont pas sortis
de cette phase dans laquelle tout son, toute image, tout contact
tactile était douloureux, car ils n’avaient pas réussi à se construire
une forteresse (contrairement au fameux titre de Bettelheim « La
forteresse vide ») mettant leur moi à l’abri de ces pénétrations
extérieures. Il en reste des traces chez tout le monde, sous la forme
d’une suspicion de viol subi dans l’enfance, viol commis évidemment
par un parent. Je ne veux pas dire que tout cela n’est que fantasme et
que ça ne se produit jamais dans la réalité, je veux seulement dire
que, en tant que fantasme, c’est universel. Il s’agit d’une inversion
du désir de relation sexuelle avec le parent considéré grâce à la
formule salvatrice : c’est pas moi, c’est l’autre qui désire. Cette
inversion vient à point nommé pour renforcer le souvenir précoce et
ineffaçable de la pénétration par toutes les sensations extérieures
dans le corps, notamment de celle du langage, modalité obligée des
injonctions c'est-à-dire des suggestions parentales. Parmi ces
dernières il y a celle qui, à l’insu des parents eux-mêmes, poussent à
l’inceste, ne serait-ce que par l’envie d’être aimé de son enfant, et
il y a celles, contradictoires, qui interdisent une telle pulsion en
même temps que tout ce qui serait nuisible à l’enfant : ne traverse
pas la rue sans regarder, ne mets pas tes doigts dans la prise, ne
renverse pas la casserole d’eau bouillante, ne fais pas pipi dans la
culotte…tout cela peut parfaitement s’imaginer comme un viol de la
forteresse du moi, tandis que, paradoxalement, ça contribue à la
construire.

Un viol, c’est le franchissement non consenti des limites corporelles.
Le sommeil constitue ce moment où l’attention du moi cesse de se
focaliser sur le monde extérieur pour se retourner sur le monde
intérieur. C’est un franchissement de cette limite entre le dedans et
le dehors. Pourtant ce dedans a été construit avec des éléments pris
au-dehors, forcément ! L’illusion d’extérieur est donc patente. Toutes
ces constructions des rêves ont été dehors avant d’être dedans et
elles ne sont pas toujours venues dedans du plein gré de celui qui se
croit le maître chez lui. C’est exactement cela que met en scène le
film Inception. La perception devient inception. Et les hackers
violent l’intimité du rêveur.

Comme dans la réalité, chaque fois que des défenses sont menacées par
une agression extérieure, les défenseurs dépassés peuvent choisir de
se replier dans des enceintes de plus en plus resserrées. Les
attaquants, quant à eux, ont pu parfaitement prévoir ces replis
successifs et prévu leur assaut en conséquence : c’est ce qui se passe
dans le film, où les rêves s’encastrent les uns dans le autres. On
s’endort au sein même d’un rêve pour rêver dans un autre théâtre, puis
on s’endort encore en ce lieu pour déplacer le conflit sur un autre
plateau. Autant de pénétrations d’enceintes, autant de viols des
intimités du sujet.

Le procédé n’est pas nouveau. Platon fait raconter à un personnage le
Banquet que lui a exposé un autre protagoniste qui lui, y était !
Shakespeare fait monter Hamlet sur la scène pour le transformer en
metteur en scène d’un théâtre dans le théâtre où il fait jouer le
meurtre de son père par son oncle. James Cameron met en scène une
vieille dame rescapée du naufrage du Titanic qui va, sur la scène de
son récit, faire revivre la catastrophe. Umberto Ecco ouvre « Le nom
de la Rose » par un récit de la découverte d’un manuscrit du moyen âge
qui va soi-disant se substituer à lui pour raconter la geste de la
recherche d’un autre manuscrit, le troisième livre de la poétique
d’Aristote.

Quel est le bénéfice du procédé ? Celui de se présenter en garant de
la vérité du récit, qui passe alors pour une mémoire de réalité et non
pour une fiction. Pourquoi ce procédé est-il si répandu et si
efficace, même si nous ne sommes pas dupes ? Parce qu’il ne fait que
répéter un processus de la pensée présent chez tous et à toutes les
époques : celui du franchissement d’un seuil entre dedans et dehors.
Le romancier, le poète, le cinéaste, nous signifie : voyez, je
m’efface, tout cela n’est pas le produit de mon imagination, c’est bel
et bien la réalité. Ainsi serons-nous plus à même de ressentir les
émotions des personnages, de vibrer et de frémir à loisir car le
franchissement du seuil, tout en dressant une scène autre, nous
rapproche toujours un peu plus près de l’Autre scène sur laquelle,
protégé par l’écran de fumée du « c’est pas moi, c’est l’autre »,
nous pouvons nous identifier en toute sécurité aux vertueux
redresseurs de torts ainsi qu’aux personnages meurtriers et
incestueux ; comme surmoi et ça, l’un ne va pas sans l’autre, ça va de
soi.

Inception pousse le procédé à l’extrême en proposant trois
emboitements de rêves successifs. Et les rêves de tout un chacun ne
font pas autre chose. Nous sommes tous à la recherche du manuscrit
ultime sur lequel serait inscrit la vérité de ce que nous sommes,
protégé des influences externes, et nous donnant en même temps la clef
de ces influences si déterminantes sur notre destinée. Au-delà de la
quête de soulagement par l’éventuelle disparition d’un symptôme, c’est
cette demande-là que le psychanalyste entend.

L’inconscient ignore le temps et la contradiction : voilà un des
fondements de la découverte freudienne. Pourtant, depuis les débuts de
la civilisation, on sait que ce qui se passe sur une scène, temple ou
théâtre, à la fois expose les conflits et les dénoue, en réduisant à
quelques minutes ou au pire quelques heures, ce qui est la saga d’un
peuple, d’une famille, ou d’une vie. Ainsi en est-il d’une
psychanalyse, adaptant toutefois sa durée au nécessaire dévoilement
pour soi ce qui, dans les autres procédés, reste voilé sous le masque
du dévoilement de l’autre.

Inception tire au maximum la corde de ce phénomène : tout récit
suppose une contraction du temps, et donc chaque franchissement du
seuil d’un rêve dans un autre va augmenter le temps dont on dispose.
La mise en scène entrelarde ainsi des visions des différents plans
d’action de telle sorte que, dans l’espace supérieur, l’action se
déroule au ralenti pendant qu’elle se déroule à une vitesse « normale
» dans le plan inférieur. La violence croissante des bagarres
successives s’accorde avec ce que Freud disait de l’approche du «
noyau pathologique » qui se signale toujours par une plus grande
résistance… du fait de l’approche de quoi ? De la violence
fondamentale imposée au sujet, qui a fait de lui ce qu’il est à partir
de ce qui lui a été introduit de force par les autres. Une douleur
imaginée sur la scène d’un fantasme dit de la scène primitive : là où
le sujet reconstruit un coït de ses parents, dont il aurait été le
témoin et qui aurait été celui de sa propre conception. Cette
expérience n’a pas manqué d’arriver dans la plupart des cas, ce qui ne
veut pas dire que l’enfant a été capable de s’en souvenir autrement
qu’en ajoutant des éléments glanés largement après coup afin de
compléter les morceaux manquants du puzzle. Je veux dire qu’ayant
appris beaucoup plus tard la façon dont on fait les enfants, il
projette en arrière dans sa mémoire ces informations dans les ornières
boueuses laissées incompréhensibles à l’époque d’une telle rencontre.
Là encore, cette confrontation des parents a été vécue comme un combat
dont la blessure reste visible sous la forme de la castration,
prémisse du châtiment encouru en cas de nouvelle velléité de se mettre
à la place de la mère pour subir la pénétration du père, ultime
suggestion poussant à l’existence du sujet. Ultime contraction du
temps qui résume tout le paradoxe du sujet, là pour assister à ce
moment où il franchit le seuil entre le pas-encore-là et le déjà-là,
signé d’une présence-absence du phallus.





Je ne donnerai qu’un très court exemple de ce que je viens d’affirmer
en faisant monter à mon tour sur scène un bout de rêve évoquant à son
tour le cinéma.



J’assiste au début de, non pas « Noce blanche », mais d’un film que
j’ai déjà vu avec Bruno Cremer et Clovis Cornillac. Je présente ce
film à mon ami de ma période étudiante, Pierre Taverdet.

Un éducateur un peu âgé rencontre un jeune délinquant dont il s’est
occupé autrefois et dont il va s’occuper encore, car celui-ci s’est
évadé d’un centre de redressement ou d’un foyer quelconque pour le
retrouver. Je vois le film comme si c’était la réalité, depuis une
fenêtre ouverte sur la campagne. On voit Clovis Cornillac sauter une
clôture, longer une route, se cacher d’une autre voiture qui passe, ou
manquer de se faire renverser. Finalement il parvient à la maison de
Bruno Cremer (ou Lino Ventura) qui regarde la campagne par sa fenêtre
ouverte.

Je dois partir, mais je lui fais remarquer : on se croirait dans le
film. Y’a pas de différence entre le film et la réalité. Par la
fenêtre ouverte, on entend les oiseaux, le silence ; il fait beau.

Le cœur de l’intrigue de «Noce blanche » consiste en ceci :
l’adolescent qui rejoint ici son ancien éducateur aurait été violé
dans son enfance par son père.

Mais je dois m’en aller. Dois-je prendre un blouson léger ? Ne devrais-
je pas aller en chercher un plus chaud chez moi, au-dessus ? Ou alors
un gros pull ? J’ai laissé mon blouson au boulot, je crois ; mais si
je prends un gros pull sous un blouson léger, je serais un peu à
l’étroit.

Je me réveille et je n’ai absolument pas froid.



Le cœur du film est le thème de mon dernier livre non encore édité, et
relatant ma scène primitive. Dans ce livre se pose la question de
savoir si j’ai été violé ou non par mes frères quand j’étais petit.
Ici, ça se transforme en viol par le père. J’ai expliqué dans ce
livre comment une longue investigation et une suite de rêves m’ont
permis d’infirmer cette hypothèse ; est-ce pour cela qu’elle se
déplace sur le père ? Pour expliquer néanmoins l’existence de ce
soupçon et des figurations qu’il avait entrainé dans les rêves,
j’avais formulé l’hypothèse de remplacement suivante : tout enfant se
trouve confronté aux sensations venues de l’extérieur, notamment le
langage, en les vivant comme une pénétration non souhaitée.

Le conscient ayant déjoué l’hypothèse du viol par mes frères, la
nécessité d’une telle explication insiste, et peut-être se déplace en
trouvant un autre suspect.

Il se trouve que l’élément essentiel du rêve est une fenêtre qui vaut
comme écran de cinéma. Elle représente un passage entre fiction et
réalité. Le rêve est déjà une fiction par passage de la veille au
sommeil. La fenêtre est un second seuil, entre dedans et dehors. Il
redouble le premier car l’endormissement est un passage d’une
attention tournée vers le dehors à une attention tournée vers le
dedans. Enfin, troisième seuil, elle est écran de cinéma, rêve dans le
rêve, comme en témoigne le fait que les personnages sont interprétés
par des acteurs connus.

L’acteur, Bruno Cremer ou Lino Ventura représente quelqu'un d’âgé et
de solide tant par la carrure que par l’expérience : c’est une figure
du père. Dans « Noce Banche », Bruno Cremer est accusé d’avoir séduit
une mineure, son élève, Vanessa Paradis, dont c’était le premier rôle
au cinéma, si je me souviens bien. C’est l’indice de ce que je
souhaite, ayant atteint l’âge d’être grand père, non pas être accusé,
bien sûr, mais être séduit par une jeune fille. Pas besoin qu’elle
soit mineure pour que je me sente coupable. Mais à l’inverse c’est en
tant que jeune délinquant que je peux me souvenir d’avoir moi-même été
séduit ou violé, et cherchant refuge auprès d’un substitut du père en
qui faire confiance. J’occupe évidement toutes les places du rêve. En
tant que victime je désire une protection, et en tant que potentiel
désirant, j’envisage la punition.

Je crois que c’est ainsi que l’Œdipe ne cesse pas de se transmettre.
Chacun pense avoir été victime du protecteur, et en conçoit un désir
semblable et inversé. L’idée même d’être victime a toutes les chances
d’être une inversion du désir pour le parent incriminé, ce qui ne fait
aucune abstraction du désir possible dudit parent, venu lui-même de
son propre désir lorsqu’il était enfant et ainsi de suite.

Si je me fais du cinéma, ça ne veut pas dire que je pense qu’il n’y a
jamais eu aucune séduction ni viol incestueux pendant l’enfance. Je
saisis juste là les éléments qui me permettent d’être circonspect.

Le viol est représenté dans le rêve par la voiture qui risque de
passer sur le corps de cet adolescent en fuite, suite au
franchissement d’un interdit, matérialisé par le franchissement de la
clôture de barbelés. Mais, dit le rêve, ici, « ce n’est que du cinéma
». La fenêtre organise le seuil le plus important du rêve, et c’est un
autre franchissement. Ce qu’on peut imaginer comme du cinéma n’est pas
la réalité : on n’a pas le droit de passer à l’acte, sinon on se
retrouve classé « délinquant ».

Lino Ventura m’évoque, quant à lui, l’association des « Papillons
blancs » qu’il a fondée pour venir en aide aux enfants autistes ; il
semble qu’il ait eu lui-même un enfant autiste, même si je ne suis pas
sûr de la chose. L’autisme, comme la psychose, est, quelque part dans
mon imaginaire théorique, un produit de l’inceste. Ça ne veut pas dire
inceste réalisé, copulation réalisée entre un parent et un enfant,
mais une fonction du discours, la fonction dite du Nom-du-Père, qui ne
pose aucun barbelé entre mère et enfant, et qui a pour conséquence
que, en effet, l’enfant se sent persécuté et pénétré par toutes les
sensations qui viennent de l’extérieur, n’ayant pu construire aucune
forteresse pour son moi. Les souvenirs que j’exhume du fond de mes
rêves témoignent de ce qu’un tel trouble a été présent aussi pour moi,
sous cette forme d’un inceste, d’un viol perpétré par ma propre
famille.

La pénétration suppose cette limite constituée entre un dedans et un
dehors, telle la limite de la maison symbolisée par la fenêtre. C’est
là où s’établit un partage entre ceux qui peuvent construire une scène
de fantasme se présentant comme écran de cinéma au sein même du rêve,
et ceux qui, vraisemblablement n’y parviennent pas. Pour ces derniers,
la fenêtre reste ouverte ou plutôt, le cadre de la fenêtre ne se forme
même pas, elle ne fait naître personne.

Remarquez la réduction du temps du récit : en une phrase « On voit
Clovis Cornillac sauter une clôture, longer une route, se cacher d’une
autre voiture qui passe, ou manquer de se faire renverser » j’ai
évoqué la scène primitive, le viol incestueux, l’Oedipe : sauter la
clôture, c’est franchir l’interdit pour se situer sur une scène on je
n’ai pas ma place, le lit parental, une scène sur laquelle je dois me
cacher pour ne pas être vu et où je risque de me faire passer dessus,
par identification maternelle. D’où le recours au père que je suis
déjà puisque je me vois venir depuis la fenêtre vers laquelle je me
dirige, belle torsion dont seule la bande de Mœbius pourrait rendre
compte. C’est court, mais bien aussi violent que les bagarres et
accidents de voitures mis en scène dans Inception.

L’une des plus longues scènes du film, longue grâce au ralenti
extrême, n’est autre que la chute d’un van depuis un pont jusque dans
la rivière. A l’intérieur, nos héros sont endormis dans une apesanteur
qui se transmet au rêve supérieur, pendant un temps étiré qui permet à
leurs avatars des plans supérieurs et inférieurs d’accomplir une foule
de choses. Or, cette chute immensément longue se laisse lire comme le
travail d’un phallus s’enfonçant dans la mère. La pénétration dans
l’eau déclenche d’ailleurs leur réveil, ce qui nous laisse le temps de
les apercevoir à l’intérieur de ce véhicule maternel, baignant dans un
liquide amniotique avant de s’en évader par les fait-naître quelques
instants plus tard. Ce temps est en effet consacré à trouver le fameux
manuscrit sur lequel serait inscrit le prétendu destin de
l’entrepreneur qui est l’enjeu de la bagarre. Toute une histoire
parentale, industrielle, sociale, se retrouve condensée dans cet
instant dilué qui articule conception, gestation, et naissance.

En bonus, Inception nous offre une intrigue dans l’intrigue. Ce n’est
pas seulement le destin de l‘industriel qui est en jeu mais celui de
son principal incepteur, Dom Cobb, l’homme joué par Léonardo Di
Caprio. En principe spécialiste de cette technique et engagé pour ça,
il n’aurait sans doute pas accepté s’il n’y avait été poussé par de
puissants motifs personnels. Il est en effet accusé d’avoir tué sa
femme ; à cause de cela, il ne peut rentrer en son pays ni revoir ses
enfants. L’homme qui lui propose la combine de suggestion de
destruction d’empire industriel est assez puissant pour faire jouer
ses relations afin de le laver de tout soupçon. Or, cela aussi est le
produit d’une longue histoire, celle de la passion que lui et sa femme
ont vouée à l’inception en se construisant un monde de rêve à base de
leurs souvenirs communs. L’idéal de ce monde avait fonctionné comme
une drogue, spécialement sur sa femme, qui ne voulait plus le quitter
pour la réalité, jolie métaphore de la psychose. S’apercevant du
danger, notre spécialiste du rêve choisit de suggérer à sa femme que
son monde n’est pas la réalité. Il emploie donc lui aussi la méthode
prohibée qu’on va lui demander d’employer à des fins frauduleuses sur
un tiers. Cette méthode, la suggestion, c’est cela : un viol de la
conscience à la faveur de l’inconscient. Bien sûr, comme dans les
thérapies brèves, notre thérapeute agit pour le bien de sa femme.
Ainsi, elle accepte de revenir à la réalité… mais là, la suggestion
mise en place continue de faire son travail souterrain : elle ne croit
pas à la réalité de la réalité. Elle se suicide en orgnisant toute une
mise en scène afin de faire croire à la culpabilité meurtrière de son
mari pour l’obliger à le suivre dans la mort, c'est-à-dire dans ce
qu’elle croit un retour au monde de rêve idéal qu’ils avaient bâti.

Mon insistance finale sur l’habillement est à lire comme une tentative
de me construire une limite du corps qui fasse suffisamment rempart
contre les agressions extérieures que je viens d’évoquer. Si c’est le
froid qui se présente comme agresseur, c’est sans doute par inversion
d’une scène qui aurait été un peu trop chaude si elle avait échappé à
cette censure.

L’ami Pierre Taverdet pour lequel je présente toute la mise en scène,
fut un grand ami. Il m’avait introduit à la scène de la poésie, du
théâtre, et de l’art d’une manière générale. Formidable artiste lui-
même, il m’avait fait connaître des foules de belles choses. Pourtant
il m’avait raconté avoir un jour été réveillé en pleine nuit et
s’était trouvé suggéré de partir à pieds depuis Besançon jusqu’à la
chapelle de Ronchamp, à 90 kms de là. Le Christ, m’avait-il affirmé,
avait marché à côté de lui tout le long du voyage. Refusant toute
insertion sociale, malgré son talent et ses études supérieures
scientifiques, il avait vécu chichement, reclus à la campagne, d’un
salaire d’ouvrier temporaire. A ce qu’on m’a dit, il a fini suicidé
quelques 20 ans plus tard. Or, je savais ses parents très pieux, sa
mère s’occupant de catéchèse et des activités générales de la
paroisse. Ce n’est que très longtemps après que j’ai osé mettre bout à
bout ces éléments de mémoire pour construire une scène cohérente,
compréhensible pour moi : il était en conflit permanent entre ses
aspirations artistiques et les suggestions religieuses de sa mère.
Celles-ci, repoussées violement, étaient revenues depuis l’extérieur
sous la forme du christ lui-même. Or, c’est par la fenêtre que je lui
montre ce qui revient de l’extérieur : non pas le christ, mais moi
même sous les traits de Clovis Cornillac, à un âge où je n’étais pas
loin, moi non plus, de l’identification christique, vraisemblablement
pour les même raisons que lui. Soit que la suggestion maternelle ait
été moins forte, soit que je l’ai rejetée moins violemment, j’ai eu
cette chance de ne pas avoir à faire un pèlerinage nocturne en
compagnie du Christ.

C’était mon propre bonus : toute une histoire contenue dans
l’évocation d’un simple nom et présentant les même traits de structure
que le reste du rêve.

Mon Inception n’a rien à envier à celle du cinéma…





lundi 8 novembre 2010
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