Propos
recueillis par Benoît Cros, publié le 16/09/2011 à 14:20
Aung San Suu
Kyi (ici à Kyaukpadaung, près de Mandalay, le 6 juillet) voudrait que chaque
Birman puisse vivre comme il l'entend.
AFP PHOTO /
SOE THAN WIN
A Rangoon, le Prix Nobel de la paix et leader de
l'opposition démocratique, veut donner le bénéfice du doute au pouvoir. Elle
dit croire à un lent mouvement de réforme et d'ouverture.
A 66 ans, Aung San Suu Kyi dirige
depuis plus de deux décennies la Ligue nationale pour la démocratie (NLD),
principale formation de l'opposition birmane. Libérée de son assignation à
résidence le 13 novembre 2010, peu après des élections desquelles son parti fut
exclu, elle s'entretient depuis peu avec divers membres du gouvernement, ainsi
qu'avec le président Thein Sein. Le pays n'est officiellement plus contrôlé par
l'armée, mais les militaires conservent le pouvoir en réalité: un quart des
sièges au Parlement leur sont réservés. La Birmanie compterait près de 2000
prisonniers politiques, selon les associations de défense des droits de
l'homme.
Votre
assignation à domicile a pris fin il y a dix mois. Aujourd'hui, êtes-vous libre
de tous vos mouvements?
Oui, tout à
fait. D'ailleurs, depuis quelques années, je pars toujours du principe que je
suis libre de mes mouvements... tant que je ne suis assignée à résidence!
Qu'attendez-vous
des discussions engagées avec le gouvernement?
Davantage de
réformes démocratiques et des conditions de vie améliorées pour la population.
Mais il est trop tôt pour évoquer le détail de nos échanges.
Le pouvoir
est-il un interlocuteur crédible?
Si vous
n'accordez pas un minimum de confiance aux personnes avec lesquelles vous
engagez un dialogue, mieux vaut ne pas discuter du tout. Chacun doit donner à
l'autre le bénéfice du doute, sans quoi il n'y a pas de négociation
possible.
Depuis vingt
ans, vous avez discuté à plusieurs reprises avec le pouvoir. Etes-vous plus
optimiste, cette fois-ci?
Le
gouvernement actuel et le président, tout particulièrement, cherchent à
améliorer la situation.
Que
pouvez-vous offrir au gouvernement en échange de réformes démocratiques?
Nous savons
ce qu'est une démocratie. Pour autant, nous n'avons rien de particulier à
offrir, mais nous pensons que l'Etat gagnerait à mettre en place un processus
participatif, et c'est la raison pour laquelle diverses forces vives et
organisations oeuvrent déjà à la reconstruction du pays.
Serait-il
juste de dire que vous négociez car vous ne croyez pas aux chances de succès
d'un soulèvement populaire?
Pourquoi
croire que les soulèvements sont le seul moyen d'aboutir au changement? La
meilleure voie passe par un processus de dialogue et de négociation, car vous
créez alors un précédent vertueux: chacun apprend, au fil du temps, la valeur
du dialogue et de la négociation. Il est très important que chacun comprenne ce
processus, car il permet de constituer une fondation solide pour
l'établissement d'une société démocratique, pacifique et harmonieuse.
Quels signes
récents nourrissent votre espoir?
La situation
s'améliore dans les médias. Ils peuvent désormais publier des articles écrits
par des membres de la Ligue nationale pour la démocratie et par moi-même. Les
journalistes peuvent écrire sur nous, aussi. La presse nationale était remplie
de critiques acerbes contre la BBC. Ce n'est plus le cas. Les médias disposent
aujourd'hui d'une plus grande marge de manoeuvre, me semble-t-il. L'accès à
Internet est devenu plus facile, aussi. Il y a un progrès, donc ; nous espérons
qu'il se confirmera.
Croyez-vous
à de profondes réformes, qui déboucheraient sur un régime respectueux des
droits de l'homme et un texte constitutionnel qui écarterait les militaires du
pouvoir?
Nous devons
tous oeuvrer pour des changements véritables, mais cela ne se fera pas du jour
au lendemain, ni en un mois, ni en un an. Mais c'est un but que nous devons
nous fixer. Après tout, c'est ainsi que le monde a évolué. Regardez l'Espagne
d'il y a quarante ans, et voyez où en est ce pays aujourd'hui. Les
circonstances changent, les pays changent, les gouvernements changent.
Quelle place
réserver à la justice dans le processus de réconciliation nationale?
Il doit
toujours y avoir une place pour la justice. Mais la justice, ce n'est pas la
même chose qu'une vengeance. Quand nous parlons de justice, nous décrivons une
situation dans laquelle chacun assume ses responsabilités et rend compte de ses
actes. Ce n'est pas la même chose que de distribuer des bons ou des mauvais
points ou de tenter par tous les moyens de prouver la culpabilité d'Untel ou
Untel. L'état de droit n'encourage pas la vengeance; l'état de droit est fondé sur
la justice.
Leader de la
Ligue nationale pour la démocratie, pourriez-vous représenter l'ensemble de
l'opposition?
Personne ne
peut le faire. La démocratie implique la diversité, et l'opposition n'est pas
un bloc.
Dans une
Birmanie démocratique, accepteriez-vous de devenir la présidente si le peuple
se prononçait en ce sens?
Il est trop
tôt pour parler de ces sujets, me semble-t-il. Nous ne cherchons pas à obtenir
la présidence, pour qui que ce soit. Nous essayons seulement de constituer les
bases saines d'une démocratie.
En vous
engageant dans la lutte pour la démocratie, imaginiez-vous que le chemin serait
si long et difficile?
Pour être
honnête, je ne raisonnais pas, à l'époque, en termes d'années ou de décennies.
Pour autant, je n'ai pas été surprise quand la lutte s'est révélée si
difficile. Dans un sens, j'étais prête à toutes les éventualités - une
transition politique rapide et facile ou longue et difficile.
A quoi
ressemble la journée normale d'Aung San Suu Kyi?
Elle est
très remplie. La dernière fois que j'ai été assignée à résidence, cela a duré
sept ans. Auparavant, je n'ai connu la liberté que pendant deux ou trois ans.
Quand vos mouvements sont restreints pendant si longtemps, beaucoup de travail
s'accumule!
Reste-t-il
un peu de temps pour votre vie privée?
Plus ou
moins. Cela dépend de ce que vous entendez par là, car ma famille n'est plus
auprès de moi, mais... je tente de m'accorder un peu de temps pour lire des
ouvrages sans rapport avec mon activité politique.
Que
pensez-vous du long-métrage que le cinéaste Luc Besson vous a consacré?
Je n'en sais
rien. Je n'en ai pas vu le moindre extrait. J'ai rencontré le réalisateur
brièvement, mais nous n'avons pas évoqué son film, car le scénario n'était pas
terminé.
Que
ressentez-vous à l'idée qu'un film vous soit consacré?
Dans un
sens, j'ai l'impression que cela n'a rien à voir avec moi. C'est un film, conçu
par quelqu'un - un homme, une société -, dont je suis censée être le sujet
principal. Je me sens un peu détachée du projet.
Si vous
pouviez voyager à l'étranger, dans quel pays souhaiteriez-vous vous rendre en
premier?
En Norvège,
car c'est un pays qui nous a beaucoup soutenus lorsque nous étions confrontés
aux pires difficultés.
A quel point
la religion joue-t-elle un rôle dans votre engagement?
Je ne suis
pas très religieuse. J'essaie d'être fidèle à mes croyances bouddhistes. Cela
dit, je respecte toutes les religions.
Y a-t-il un
personnage historique que vous admirez tout particulièrement?
Oui, Marie
Curie. C'était une femme extraordinaire, très forte. J'aime les personnalités
dévouées à une cause, surtout quand la cause est bonne! Elle aspirait à mieux
comprendre le monde dans lequel nous vivons. Je l'admire énormément pour sa
détermination et pour ses réalisations.
D'où
tirez-vous la force de votre engagement?
Je veux que,
dans mon pays, chacun puisse vivre comme il l'entend.
Une majorité
de Birmans vous aime, même s'ils ne peuvent pas l'exprimer ouvertement...
Oui, et cela
m'oblige. Je leur dois des comptes. Mais j'ai toujours dit que je ferai de mon
mieux. Je n'ai jamais fait de promesses irréalistes.
Comment
souhaiteriez-vous que l'on se souvienne de vous?
Comme de
quelqu'un qui a fait son devoir.