Célestin Freinet, enseignant d'adultes illettrés

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Robert Jeannard

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May 9, 2018, 4:39:16 PM5/9/18
to freinet...@googlegroups.com
Bonjour.

La pédagogie Freinet s'est forgée principalement à l'école primaire, auprès d'enfants. Cependant, pendant son internement dans des camps successifs en 1940 et 1941, Célestin Freinet a fait également l'expérience de l'enseignement à des adultes illettrés.
En témoignent les textes ci-dessous, extraits de deux ouvrages: 

  • Michel Barré, Célestin FREINET, un éducateur pour notre temps 1936-1966 Tome II © 1995 - PEMF Mouans-Sartroux
  • Emmanuel Saint-Fuscien, Célestin Freinet, Un pédagogue en guerres © Perrin, 2017

Bonnes lectures !

 

1 - Au camp de Saint Sulpice-la-Pointe (Tarn)


En février 41, nouveau transfert à Saint-Sulpice (Tarn). Il s'agit là d'un véritable camp de concentration, avec alignement de baraquements autour d'une allée centrale, entouré de barbelés derrière lesquels se trouvent des sentinelles. L'alimentation, à peu près normale au début, se restreint de plus en plus. Chaque matin, appel des 800 internés, puis désœuvrement après les corvées quotidiennes.

En accord avec la direction du camp, les internés avaient organisé des cours. 200 camarades s'étaient fait inscrire. Les nombreux instituteurs ou professeurs internés s'étaient réparti les élèves dont quelques-uns étudiaient à un niveau supérieur.

Je m'étais chargé des internés qui savaient à peine lire et écrire et qui avaient oublié tout ce qu'ils avaient appris à l'école. Je procédais avec eux comme nous le faisons dans nos classes, avec des textes libres que nous mettions au point et qui nous donnaient l'occasion d'exercices de lecture, de vocabulaire et de grammaire.

Avec ces mêmes principes, je prenais à part, hors des cours, une dizaine de camarades totalement illettrés (j'avais en effet retrouvé à Cannes, et transmis à Élise Freinet en 1967, un cahier sur lequel Freinet, à St-Sulpice, avait recopié des contes populaires, dictés par certains de ces élèves adultes, peu familiarisés avec l'expression libre personnelle, et sur lesquels il les faisait lire). J'avais ainsi appris à lire et à écrire à un camarade de soixante ans qui m'avait écrit à sa sortie du camp pour me dire sa reconnaissance (des témoignages d'autres internés font état de l'émotion du groupe lorsque cet homme put pour la première fois écrire lui-même à sa famille).

Nous avons réalisé un journal du camp, totalement rédigé et illustré par les internés, recopié en 8 exemplaires. Le n° 2 ne fut plus autorisé par le chef de camp.

Un spectacle est également organisé, puis interdit parce que des Gaulois y criaient : "Gaule vaincra !". Les autorités y ont vu une allusion au chef de la France libre. À cette époque, Freinet a écrit un poème, dédié à sa fille : Par-delà les barbelés, mis en musique par l'un de ses compagnons.

Michel Barré, Célestin FREINET, un éducateur pour notre temps 1936-1966 Tome II © PEMF Mouans-Sartroux, 1995.

 

2 - Aux camps de Saint-Maximin (Var) et de Saint-Sulpice-la-Pointe (Tarn)


Captif, Freinet demeure un organisateur et un pédagogue actif, et cela transparaît dans sa correspondance et les archives de son internement. Son investissement débute dès les premiers jours qui suivent son transfert au camp de Saint-Maximin. On retrouve dans son témoignage son sens de l’organisation et son obsession pédagogique. Le 30 mars 1940, il écrit à Élise : « Nous avons organisé le travail et la vie du groupe : un peu sur le modèle de notre école, avec deux responsables de la vaisselle, deux des cabinets, deux du réfectoire, etc. […]. Tous comprennent bien ce que je leur dis. Je vais leur faire raconter leur vie et nous aurons des documents émouvants et de nouveaux succès pédagogiques. »

[…] Freinet est alors transféré à Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn, l’un des principaux camps d’internement politique du gouvernement de Vichy.  Le directeur de l’école de Vence y arrive en février 1941 et y demeure jusqu’à sa libération, le 28 octobre de la même année. [...] Il organise des cours d’instruction auprès des prisonniers et en tire une satisfaction palpable: « C’est un peu émouvant, je t’assure, de faire ainsi mon cours à 150 camarades qui mettent tant de bonne volonté et d’application pour s’éduquer et s’instruire. » Il découvre le plaisir de professer à un public adulte silencieux et attentif, et qui lui manifeste sa reconnaissance. Décrivant cette expérience dont il rend compte à sa femme, l’enseignant témoigne d’une certaine fierté. Une forme de contentement semble s’exprimer entre les lignes lorsqu’il évoque ses nouveaux élèves : « Je continue mes cours. Certains camarades comprennent mieux et je les prends comme aides […] mais ils sont tous très appliqués, très disciplinés ; le travail en est considérablement facilité. […] Je ne perds pas espoir du tout. Je suis d’ailleurs dans un milieu où il m’est donné actuellement de rendre beaucoup de services. »

Célestin Freinet s’occupe notamment des loisirs des prisonniers, écrivant des pièces de théâtre qui sont jouées devant les internés, toujours avec l’accord du commandant du camp. La première représentation a lieu le 4 mai 1941. Il s’agit d’une pièce en cinq tableaux intitulée La Farce du cochon. Au cours de son séjour à Saint-Sulpice, il en aura écrit quatre au moins dont Notre guerre, une pièce sur la Grande Guerre qui décidément s’impose sous toutes les formes. Notre guerre est entièrement accessible grâce au texte original, rédigé en quatre tableaux, presque sans rature sur un cahier de brouillon « Nouvelle France » conservé aux archives départementales. L’essentiel de l’histoire se déroule dans une cagna et l’on y retrouve tous les attendus de l’expérience de la Première Guerre mondiale : les poux, les civils privilégiés, les embusqués, les gaz, les tirs d’artillerie dévastateurs, les blessures et la mort. Freinet, s’adaptant peut-être à la demande, ne tourne pas le dos à un certain style troupier. Mais le principal réside dans la dénonciation de la guerre. Le poilu est décrit en victime manipulée par les autorités et contraint de tuer. Le tout est résolument pacifiste, le rideau tombant sur une tirade répétée par deux acteurs différents : « Il faut tuer la guerre ! » La pièce, rédigée, comme les autres, sous l’autorité du commandant de Saint-Sulpice, est en effet terminée le 31 juillet 1941.


Emmanuel Saint-Fuscien, Célestin Freinet, Un pédagogue en guerres © Perrin, 2017.

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