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- La mort, selon Claude Tresmontant -
Par Emmanuel Tresmontant
Je me souviens comme si c’était hier d’une confidence que mon père
m’avait faite deux ans environ avant de mourir (en avril 1997). Nous
étions à « notre poste » habituel, le café de la Sorbonne, où nous nous
retrouvions une fois par mois pour discuter. « C’est bientôt fini »
m’avait-il dit, au sujet de lui-même, avec cette lucidité qui était la
sienne, et qui était une clairvoyance de philosophe ancré dans le réel
et dans le terrien… « Il ne restera qu’un petit tas d’os »… Il y avait
chez lui un côté « Ecclésiaste », « tout n’est que vent », la conscience
aiguë de la brièveté de notre passage sur terre… Comme il était
visionnaire (je l’ai souvent constaté au cours de nos échanges, il avait
un regard d’aigle), ce pressentiment s’est hélas révélé exact et il est
mort brutalement. Je suis allé le voir deux fois à la Clinique quand sa
maladie s’est déclarée mais je n’ai pas eu le courage d’assister à son
agonie et c’est ma demi soeur Tatiana qui m’a raconté que la veille de
sa mort il s’était mis à prier en hébreu, à haute voix, ce qui est très
bouleversant et qui démontre la force vitale et profonde de son
attachement à la Bible hébraïque et de sa hemounah.
Curieusement, quand j’y pense, le sujet de la mort revenait assez
souvent dans nos discussions.
Mon père me racontait ainsi que c’était son meilleur ami, l’abbé Jean
Steinmann, spécialiste de la critique biblique, disparu en 1963 dans une
coulée de boue alors qu’il faisait des fouilles archéologiques en
Jordanie, qui l’avait le premier « éveillé » en lui démontrant que la
mort n’est pas du tout une catastrophe ni une tragédie, en tant que
telle. C’était du reste l’opinion de Churchill qui disait qu’un «
phénomène aussi universel et naturel que la mort ne peut être que très
positif. »
Contre les philosophies athées dominantes des années 1950, 60 et 70, qui
partaient toutes du présupposé totalement arbitraire selon lequel la
mort est égale au néant et à l’annihilation de la personne, toute
l’oeuvre de Claude Tresmontant développe cette idée d’une mort « Passage
» (je ne trouve pas d’autre terme).
Tant dans ses livres que dans nos conversations, où je le poussais dans
ses retranchements, pour voir « ce qu’il avait dans le ventre »… mon
père partait d’une analyse philosophique objective et simple.
Premièrement, dans notre expérience, la mort n’est pas autre chose
qu’une absence : la personne n’est plus là, et ce qu’il reste d’elle ne
peut aucunement être considéré comme un corps, car il n’y a de corps que
vivant. Ce qu’il reste, c’est un cadavre, un tas d’atomes et de
molécules qui ne sont plus reliés les uns aux autres par un « système »
actif, ce « système » pouvant être nommé « âme » ou « psychisme », peu
importe (dans son beau livre Le problème de l’âme, publié en 1971,
Claude rappelle qu’on répugne aujourd’hui à employer le mot « âme »
alors que ce mot latin ne fait que traduire le grec « psyché », qui a
donné « psychisme », que les scientifiques et les psychiatres emploient
sans hésitation).
Sur ce constat empirique d’un cadavre qui n’est plus un corps informé,
je racontais un jour à mon père ma propre expérience de la mort, quand,
pour la première fois de ma vie, je vis un cadavre, celui de ma
grand-mère maternelle, dont j’étais très proche, une femme née en 1900
et qui me reliait à une France un peu mythique qui me fascinait… Quand
je vis son cadavre, posé sur une table, dans le salon de son appartement
provençal, à Avignon, il était clair pour l’adolescent que j’étais qu’il
ne s’agissait pas du tout de ma grand-mère : c’était une enveloppe,
exactement semblable aux peaux de libellules après leur mue que j’avais
observées dans son jardin de Villeneuve-les-Avignon !
Elle n’était plus là, elle, en tant que personne, et ce qui restait
d’elle, n’avait aucune importance. Ce ressenti avait intéressé mon père
qui m’avait dit : « oui, c’est exactement cela ! »
Pour Claude Tresmontant, la question de la mort n’a jamais été traitée
convenablement par les philosophes, parce qu’ils sont tous partis d’une
conception fausse du corps, une conception platonicienne et cartésienne
qui fait du corps un simple réceptacle passif, comme une amphore, ce qui
est absurde car cela supposerait que le corps préexiste, indépendamment
du psychisme (lequel, selon Platon, préexiste lui aussi avant de «
tomber » dans le corps, ce qui relève de la mythologie pure et simple).
En réalité, Claude Tresmontant a toujours démontré, en tant que
métaphysicien, que le psychisme est premier : pour qu’il y ait un corps
vivant, il faut qu’il y ait un psychisme qui informe ce corps. Quand ce
psychisme disparaît en sortant du champs de notre expérience, il reste
effectivement un cadavre, une enveloppe, qui va se décomposer.
Que le psychisme soit premier, c’est ce que la biologie moléculaire ne
cesse de nous certifier depuis Claude Bernard, puisque, au départ, dès
le premier instant de la conception, ce qui existe, c’est une cellule
unique (un œuf) contenant les messages génétiques du père et de la mère
: donc, de l’information absolument pure et concentrée, sans un
micro-gramme de matière ! Il n’y a pas de corps préexistant.
Tout le monde aujourd’hui parle de « corps » sans savoir de quoi il
s’agit réellement. Mon père me disait que tous les professeurs de
philosophie, cartésiens par habitude, continuent à ignorer ce fait
absolument crucial, à avoir que l’œuf se divise et se fragmente en
milliards de cellules distinctes au cours des premières semaines : c’est
ainsi, et pas autrement, que le corps prend forme, peu à peu, à partir
d’une message primordial décrypté par un psychisme. Ce psychisme, pour
mon père, est d’abord un inconscient biologique, capable d’accomplir des
opérations incroyablement complexes et subtiles que nous sommes toujours
incapables de reproduire ou même de copier dans nos laboratoires : de
notre conception à notre mort, toute notre vie durant, cet inconscient
biologique va renouveler chaque jour les milliards de cellules de notre
corps, il va les réparer, il va les défendre contre les agressions
extérieures.
Du point de vue moléculaire, donc, un être vivant n’est jamais le même,
il est constamment un autre, ce qui demeure, c’est la forme, le système,
le sujet…
Si le psychisme est premier, ce qu’il est, de fait, alors, selon Claude
Tresmontant, il n’y a aucune raison de penser et d’affirmer que la mort
physique soit une néantisation de la personne. Le psychisme a cessé
d’informer et de maintenir en vie l’ensemble du corps. C’est tout. Ce
n’est pas le corps qui a produit le psychisme (ce qui est le point de
vue matérialiste standard actuel). C’est le psychisme qui a produit le
corps. En sortant du champs de notre expérience, ce psychisme laisse «
en vrac », si l’on peut dire, un tas d’atomes qui ne sont connectés et
reliés, un cadavre, une enveloppe…
L’optimisme de mon père s’arrêtait là, car, pour lui, l’essentiel était
à venir…
La mort n’est pas le néant. C’est un fait. Mais, du point de vue de
l’anthropologie chrétienne, la vie éternelle n’est pas non plus un don
naturel : nous sommes appelés à accomplir une mue, une métamorphose de
notre être, il faut naître une seconde fois, car, tels que nous sommes,
nous ne sommes pas terminés, nous ne sommes pas aptes à intégrer la
nouvelle dimension à laquelle le Créateur de l’Univers nous a destinés…
c’est tout l’objet de la mystique chrétienne pour qui l’homme actuel est
un embryon, une ébauche, qui ne peut accéder tel qu’il est à la vie de
Dieu. Cette finalité de l’Univers ne peut être réalisée que par le moyen
d’une nouvelle naissance intérieure dont la possibilité nous est décrite
dans le détail par le Christ. Le vrai risque, la vraie tragédie, pour
Claude Tresmontant, c’est donc « la seconde mort », la mort spirituelle,
si l’on veut, « une mort qui provient de ce que les conditions
ontologiques de la réalisation du dessein de Dieu sur l’Homme ne sont
pas effectuées. Jean, dans l’Apocalypse, parle de cette seconde mort,
qui est la seule véritable tragédie, du point de vue chrétien. »
(Problèmes de notre temps, page 499).