Les bêtes sacrifiées lors de la trittoïa des Grecs n'étaient pas
mangées. On en a retrouvé trois (d'où trittoia) enterrée, du moins leur
squelette en formation complète donc sans consommation.
Voici un texte tiré de Pour la Science :
La trittoia chez les Grecs
<https://www.pourlascience.fr/sd/archeologie/la-trittoia-un-rituel-dengagement-grec-3906.php#:~:text=Sur%20l%27île%20de%20Thasos,recourait%20pour%20passer%20un%20contrat.>
La trittoia, un rituel d'engagement grec
Sur l'île de Thasos, les archéologues ont mis au jour les squelettes
étrangement disposés de trois animaux coupés en deux. Ces vestiges
attestent un rituel, connu par les textes, auquel on recourait pour
passer un contrat.
DOMINIQUE MULLIEZ| 30 novembre 1999| POUR LA SCIENCE N° 360
Prêter serment a donné lieu à des rituels variés. Le serment engageait
les personnes, lesquelles étaient menacées des pires tourments en cas de
parjure : « Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer »,
disait-on autrefois, quand on ne jurait pas sur la tête des êtres chers.
La justice américaine fait prêter serment sur la Bible, la littérature
et la peinture illustrent des serments prêtés sur une tombe ou sur
l'épée, tel celui des Horaces peint par David ; le romancero du Cid
décrit des serments si terribles qu'ils épouvantent jusqu'aux
spectateurs. Dans cet ensemble, le rituel mis au jour sur l'île de
Thasos n'est pas le moins surprenant.
Située au Nord du bassin égéen, suspendue au continent thrace dont elle
n'est séparée que par un bras de mer de huit kilomètres, l'île de Thasos
devint vers – 680 une colonie de Paros, île grecque influente située
dans les Cyclades. Les Pariens fondèrent à Thasos une nouvelle cité,
installée sur la voie maritime, au plus près du continent.
L'École française d'Athènes explore ce site depuis 1911. Des générations
successives de chercheurs y ont mis au jour une cité grecque
caractéristique, avec ses sanctuaires, son agora et ses quartiers
d'habitation à l'abri d'un rempart, ainsi que son territoire – la chôra
– au-delà de la ville et dont les mines d'or, les carrières de marbre et
les ressources agricoles furent abondamment exploitées.
En 1999 et 2002, trois archéologues, Francine Blondé, Arthur Muller et
moi-même, et un anthropozoologue, François Poplin, ont découvert et
interprété un témoignage inespéré des habitudes des anciens Grecs. Un
sondage dans l'angle Nord-Est de l'agora a amené la découverte de trois
squelettes d'animaux mâles disposés au fond d'une fosse : un taurillon,
un porcelet et un bélier. Le contexte archéologique indique que ces
carcasses ont été déposées dans la fosse vers le milieu du IVe siècle
avant notre ère. Le nombre des victimes ainsi que les espèces
identifiées illustrent un assemblage particulier, une « trittoia ».
La trittoia, un rituel attesté
Selon les textes grecs, un tel assemblage de trois animaux était d'abord
utilisé dans le cadre d'un sacrifice, avec consommation des chairs, en
l'honneur d'un dieu ou d'un héros. Homère, par exemple, évoque une
trittoia en l'honneur de Poséidon, le dieu de la Mer ; l'historien
Diodore de Sicile précise que l'on pratique un tel sacrifice en
l'honneur d'un des héros les plus vénérés de la Grèce antique, Héraclès
; Pausanias, écrivain grec du IIe siècle de notre ère, évoque un
semblable rituel en l'honneur du héros Euamèriôn.
C'est aussi lors d'une prestation de serment que les textes grecs
mentionnent une trittoia. Un commentaire à Homère (Iliade 19.197)
signale ainsi que « les habitants de l'Attique utilisent pour leurs
serments un porc, un bélier et un taureau ». Xénophon, historien grec du
IVe siècle avant notre ère, rapporte de même, dans l'Anabase, une
prestation de serment après qu'on eut égorgé un taureau, un sanglier, un
bélier. Une inscription de l'île de Kos prescrit l'utilisation de trois
victimes : un taureau, un porc et un bélier.
Dans le Contre Aristocrate, Démosthène (IVe siècle avant notre ère)
décrit une procédure à l'œuvre devant l'Aréopage, le tribunal qui
jugeait les crimes de sang : il y précise que l'accusateur et l'accusé
devaient prêter serment sur un verrat, un bélier et un taureau immolés.
Plutarque, enfin, dans la Vie de Pyrrhus, mentionne une prestation de
serment sur les entrailles d'un taureau, d'un porc et d'un bélier.
Les ossements mis au jour à Thasos présentent une particularité a priori
surprenante : chacune des trois victimes a été coupée en deux au niveau
des lombaires et les moitiés ainsi obtenues ont été disposées dans la
fosse en deux tas distincts, séparés par un mètre et demi environ. Au
Sud, l'amas se compose des avants du bovin et du porcelet et de
l'arrière du bélier ; au Nord, il comprend les arrières du bovin et du
porcelet et l'avant du bélier. Cette disposition est certainement
intentionnelle : la probabilité de jeter au fond d'une fosse les six
moitiés d'animaux et de les trouver ainsi organisées au sol est
pratiquement nulle.
La trittoia se définit par le nombre des victimes, mais ne donne pas le
sens du rituel. En augmentant le nombre des victimes, en variant les
espèces, on rehausse l'importance de la cérémonie, on lui donne plus
d'ampleur, mais on n'en modifie pas radicalement la signification qui
résulte du découpage et de la division des victimes immolées.
Le découpage symbolique
Dans le monde grec, plusieurs textes mentionnent un rituel qui passe par
le découpage des victimes en deux parties que l'on sépare, sous une
forme qui s'apparente à ce que l'on a retrouvé à Thasos. Dans Les Lois,
Platon décrit la troisième phase de la procédure de désignation des
magistrats, où « chacun élit le candidat de son choix parmi les cent
retenus, en passant entre les parties d'une victime coupée en deux ».
L'historien Quinte-Curce évoque une cérémonie de lustration
(purification par l'eau) qui a lieu au lendemain de la mort d'Alexandre,
en 323, par le passage de l'armée entre les deux moitiés d'un chien
coupé en deux. Tite-Live mentionne exactement le même rite pour la
purification de l'armée macédonienne en 182. Plutarque, dans les
Questions romaines, décrit lui aussi un rite béotien de purification
publique par passage entre les deux moitiés d'un chien.
Plusieurs exemples, enfin, concernent les préparatifs de la guerre de
Troie. Pausanias, en particulier, raconte comment les Grecs, avant la
guerre de Troie, se sont unis par serment : le grand prêtre Chalcas
amena un porc dans l'agora, le coupa en deux et chaque homme, épée à la
main, dut passer entre les deux parties de l'animal et souiller sa lame
de son sang : chacun jurait ainsi d'être l'ennemi de Priam, le roi de
Troie. Dictys de Crète (texte du IIe siècle de notre ère, connu par sa
traduction latine du IVe siècle) mentionne ce même rituel. Chez le même
auteur, Agamemnon, pour apaiser la colère d'Achille (à qui il a ravi
Hippodamie) et pour l'inciter à rejoindre l'armée grecque, prête un
serment solennel : « Il ordonne à deux licteurs [escortes des
magistrats] d'amener une victime, il la fait alors soulever du sol par
deux acolytes à qui il demande de la maintenir en l'air, il tire son
épée et tranche la victime en deux moitiés, qu'il laisse bien en vue, là
où elles sont tombées. Gardant à la main son glaive teinté de sang, il
passe entre les deux moitiés de la bête immolée. »
Dans deux cas, ce rituel est mis en œuvre avec une victime humaine.
L'historien Hérodote rapporte la réponse que Xerxès aurait faite à son
lieutenant Pythos qui lui demandait d'exempter son fils aîné de
l'expédition militaire : Xerxès ordonna « de couper [ce fils] en deux
par le milieu du corps, de disposer les moitiés de ce corps l'une à
droite, l'autre à gauche du chemin ; et l'armée de passer sur cette
route entre les deux ». Quant au mythographe athénien Apollodore, il
raconte comment Pélée (le futur mari de Thétis et père d'Achille) ravage
Iolkos, tue Astydamie, femme d'Akastos, la coupe en pièces et fait
passer son armée entre les morceaux lors de son entrée dans la ville.
Quel sens donner à ce « passage » ? Quinte-Curce et Plutarque parlent de
« lustration » ou de « purification ». Cette explication est parfois
reprise par les auteurs modernes, mais elle ne saurait épuiser la
signification du rituel. En réalité, pour bien comprendre ces textes –
et par là même expliquer la trouvaille thasienne –, nous recourrons à
des témoignages écrits provenant d'autres aires culturelles. En dehors
du contexte grec, deux ensembles de textes indiquent clairement que le
rituel préfigure, dans le cadre d'un serment ou d'une alliance, le sort
qui attend le parjure.
Le premier ensemble regroupe des traités du VIIIe et du VIIe siècle
avant notre ère provenant de l'Empire assyrien et de ses marges. Ainsi,
l'une des imprécations lancées contre les parjures stipule : « Comme ce
veau est coupé en deux, de même Matti'el et les siens seront coupés en
deux » (inscription araméenne dite de « Sfiré », milieu du VIIIe siècle).
Le sort qui attend le parjure
Le second ensemble réunit deux extraits de l'Ancien Testament. Le
premier (Genèse 15) est aussi très proche de la découverte thasienne,
puisqu'il évoque la conclusion de l'Alliance entre Abraham et Yahvé par
le passage d'un tourbillon de fumée et d'une torche de feu entre les
morceaux d'une génisse, d'une chèvre et d'un bélier coupés en deux. Le
second (Jérémie 34) évoque la rupture d'un accord conclu entre Yahvé et
Jérusalem : « Les hommes qui n'observent pas les conditions de l'accord
qu'ils ont fait avec moi, dit Yahvé au peuple de Jérusalem, je les
rendrai semblables au veau qu'ils ont coupé en deux pour passer entre
ses morceaux. » Alliance, contrat, serment engagent les personnes à un
même degré d'obligation ou représentent différentes formes d'engagement
entre deux personnes ou deux communautés : ils recourent donc à la même
mise en scène pour évoquer le sort qui attend le parjure, le traître ou
le déserteur.
Au sens strict, la trittoia de Thasos, dont les animaux coupés en deux
gisaient au fond d'une fosse, ne paraît pas permettre un tel déroulement
du rituel. Mais outre que les carcasses ont pu être disposées au fond de
la fosse après passage entre les moitiés d'animaux, plusieurs textes
grecs associent une prestation de serment à des tomia, c'est-à-dire à
des victimes coupées en morceaux. Il ne s'agit plus cette fois de «
couper en deux », mais simplement de « couper » ; il ne s'agit plus de
prêter serment « en passant entre… », mais de « prêter serment sur… » ou
« en se tenant debout sur… ». Ainsi, Pausanias précise que, lors des
concours olympiques, athlètes et juges juraient sur un sanglier coupé en
morceaux et dont les chairs n'étaient pas consommées. Le rite diffère
dans sa forme, mais supporte la même interprétation : il préfigure ce
qui attend les parjures. C'est une pensée qui fonctionne sur le mode de
l'analogie ou du mimétisme et dont on trouve d'autres expressions. «
Lorsque les Molosses prêtent un serment, lit-on dans la compilation
byzantine La Souda, ils apportent un bœuf et une coupe remplie de vin ;
ils découpent le bœuf en petits morceaux et prient pour que le parjure
puisse être découpé de la sorte ; puis ils versent le vin de la coupe et
prient pour que le sang des parjures soit répandu de la sorte. » Chez
Homère (IIliade 3.292 sq.), un serment prêté sur des agneaux
s'accompagne de même de la malédiction suivante : « Quels que soient
ceux qui transgresseront les premiers ces serments, que leur cervelle
comme ce vin soit répandue sur la terre » : les rites sont différents,
leur signification identique.
La diversité des pratiques témoigne d'un fond commun de rites qui
accompagnent toute forme d'engagement en Méditerranée orientale. Cette
communauté des rites se traduit dans des expressions tout à fait
comparables : « Couper une alliance » en hébreu, « Couper un serment »
en grec, chez Homère, « Frapper un serment » en latin. Les mots et la
chose doivent remonter au IIe millénaire, et cette forme de serment est
typique des pays situés à l'Ouest de l'Euphrate.
C'est la première fois qu'un tel rituel est identifié archéologiquement.
Des Thasiens ont passé une alliance ou un contrat, ou prononcé un
serment, dans le cadre d'une action en justice, au nom d'un dieu, en
tout cas pour la cité, près de la fosse où l'on a retrouvé les victimes.
Les circonstances précises qui, à Thasos, vers le milieu du ive siècle,
ont justifié le recours à ce rituel demeurent énigmatiques, mais
l'existence du rituel nous permet d'en imaginer l'essence.