Le 24/03/2015, Lionel Tacchini a supposé :
> Le reste, celui que je n'apprécie pas sans savoir l'expliquer, se trouve en
> suspens, dans cette bulle encore distante et respectable par défaut car si je
> n'en perçois pas la valeur, je n'en connais pas non plus la faute.
Il n'y a pas forcément de faute. Ça s'appelle des affinités, et tu n'y
peux rien. Tu mets 20 personnes qui ne se connaissent pas dans une
pièce, et au bout de quelques heures, des groupes se forment, des
amitiés et des antipathies naissent, tu te sens plus proche de
celui-là, et tu as envie de donner des baffes à celui-ci, qui ne t'a
pourtant rien fait (et dont tu peux reconnaître, par ailleurs, les
grandes qualités). C'est pareil en musique. D'où ça vient, je n'en sais
rien, est-ce acquis, est-ce inné, y avait-il plus de lolo dans le
biberon de mon petit frère que dans le mien qui expliquerait quelque
grave traumatisme ? mystère. Mais c'est comme ça. Je n'accroche pas à
Debussy, et j'ai une tendresse tout à fait irraisonnée pour Poulenc. Et
pourtant, tout me dit que la musique de Debussy est supérieure à celle
de Poulenc. Mais si j'étais invité à prendre un pot avec l'un ou avec
l'autre, je choisirais d'aller le boire avec Poulenc, sans hésiter. Il
me semble qu'on aurait des tas de choses à se dire, qu'on partagerait
beaucoup de goûts communs, et pas seulement musicaux. Comme avec
Schubert, Mahler, Fauré ou Haydn, plus qu'avec Mozart, Bach, Beethoven
ou Brahms.
Bien que, pour Bach, c'est une idée préconçue, car je l'ai vraiment
rencontré, et il est très différent de l'image qu'on en a généralement.
J'ai raconté ici cette soirée mémorable passée en compagnie du Cantor,
mais c'était il y a plus de 10 ans, je peux donc reproduire ce compte
rendu sans crainte de lasser le lecteur :
"C'était la semaine dernière, [mais comme j'écrivais ça en mars 2001,
il faut remettre dans le contexte de l'époque, hein...] George, mon
majordome anglais était de congé [je l'ai mis à la porte depuis, quand
j'ai su qu'il avait engrossé Maria, la petite bonne portugaise], et la
jeune esclave nubienn à peine pubère qui seule connaît les caresses qui
ensorcèlent encore mes sens blasés venait de s'endormir. Je m'apprêtais
à faire de même, en sirotant un "Melmoth's Special", coquetèle de mon
invention, à base de bière brune, d'abuzokhul, de khalvados, d'oignon
confit pilé, de chartreuse verte et de céleri-rave distillé, j'en bois
une gorgée, deux gorgées, un verre, deux verres, une bouteille, la tête
me tourne, je tourne la tête...
Il est là, en face de moi, comme sur les gravures...
Aussitôt, je m'agenouille, pour Lui baiser les pieds.
- Grand Bach, quel honneur ! arrivé-je péniblement à articuler, tout en
passant ma langue sur la fine poussière qui recouvrent ses escarpins
vernis.
- Relève-toi, p'tit gars ! qu'Il me dit, avec une légère pointe
d'accent teuton... Pas de ça entre nous !
- Vous parlez donc français, Lumière de Leipzig, demandé-je.
- Si on te le demande, hein... répond l'enigmatique génie. - C'est pas
tout ça, ajoute-t-Il finement en lorgnant sur mon Melmoth's Special...
On boit de bons coups, chez toi.... mais y sont rares !
Je veux, c'est humain, en tirer d'inestimables enseignements, des
témoignages irréfutables, des confidences inédites... Je Lui fait lire
la polémique entre Tournier et l'Ineffable [qu'est-ce qu'ils ont pu
nous faire chier avec ça], je Le prie de trancher : qu'en pense-t-Il ?
La réponse du Maître est d'emblée édifiante :
- Quelles khonneries ! Z'ont pas aut' chose à foutre ?
- Mais, Grand Cantor, c'est d'une importance capitale !
- Et celle-là, dit-Il en désignant d'un geste étrange une partie
réservée de Son anatomie, elle est pas d'une importance capitale ? ha
ha ha !!!
Le rire du Génie me pénètre jusqu'à l'âme...
Je L'entraîne dans l'aile gauche du palais qui me sert de demeure, pour
Lui montrer l'un des deux somptueux bouzins à sautereaux signés par
Stehlin en 1760 (l'autre se trouve à la Smithsonian Institution à
Washington), héritage d'une première épouse richissime qui mourut trop
jeune, hélas. Je suis bien résolu à lui arracher quelques précieuses
indications sur la façon dont il convient d'exécuter certain
Nachschlag, Anschlag, certaine délicate accaciature, certain Schneller,
Palltriller, Trillo, Gruppo, Arpeggio...
- Qu'est-ce que c'est que ce machin foireux ? s'écrie le Maître, en
assénant de vigoureux coups de poing sur le coffre du clavecin. Tu n'as
pas un instrument sérieux, par hasard ?
- Certes, Ô Grand Bach ! Suivez-moi !
C'est dans l'autre aile de mon palais que je Le prie de me suivre, pour
Lui faire admirer le Bösendorfer Grand Impérial - héritage d'une
seconde épouse richissime qui, elle aussi, mourut trop jeune, hélas -
sur lequel mes doigts manucurés expriment parfois ma douce mélancolie
et mon inexprimable mal de vivre.
- Ah, c'est tout de même mieux ! Tu vois, quand tu veux ! Mais tu
n'imagines pas que je suis venu pour parler boutique, non ?
- Certes, non, Phare de la Musique...
C'est alors qu'Il sort de sa poche un petit paquet de papier qu'il
déplie soigneusement pour en extraire quelques brins d'une herbe
odorante...
- On se roule un joint, gars ?
Comment refuser ?
Ainsi, nous passons une nuit délicieuse à boire et à fumer en parlant
de femmes et d'amour. J'en apprends de belles sur Anna-Magdalena, mais
la délicatesse m'interdit de dévoiler ici ce qui m'a été révélé. Au
demeurant, c'est tellement cochon que personne ne me croirait... Est-ce
l'effet du Melmoth's spécial ou du curieux tabac du Cantor ? Vers
l'aube, je m'endors profondément. Lorsque j'ouvre les yeux, Il a
disparu. Le Grand Homme a même pris soin d'aller rincer et ranger Son
verre. Il n'y a plus que le mien sur la table.
Belle leçon d'humilité, en vérité."
Il n'est jamais revenu depuis. Mais bien entendu, s'Il réapparaissait,
je ne manquerais pas de vous tenir au courant.
--
Paul & Mick Victor
La semaine prochaine, je vous raconterai ma rencontre avec Bruquenère.