Ad Musicam a présenté l'énoncé suivant :
> Pour ma part, j'avoue que
> toute tentative de suivre l'argument à l'écoute donne surtout une impression
> de franc ridicule. Affaire de sensibilité ?
Musique pure versus musique à programme ? Je me poserai d'abord la
question : un compositeur plaque-t-il un argument sur une musique, ou
une musique sur un argument ? Qu'est-ce qui vient d'abord ? L'œuf ou la
poule ? La musique ou l'histoire ? J'ai envie de dire que logiquement,
l'histoire, l'argument, le thème, vient généralement avant la musique.
C'est comme pour une musique de film. On ne tourne pas un film à partir
d'une musique (encore que… Il y a peut-être eu des expériences en ce
sens, chez les surréalistes ou les mouvements d'avant-garde, mais aucun
exemple ne me vient à l'esprit). C'est après avoir vu le film que le
compositeur concocte une musique qui colle le mieux possible aux image
(ou parfois même en direct : ainsi la superbe bande son improvisée par
Miles Davis et ses acolytes (Barney Willen, Kenny Clarke, René
Urtreger, Pierre Michelot, excusez du peu), pour Ascenseur pour
l'échafaud.
Bon, dans le cas de Jeux, l'histoire est particulièrement con-con,
jette la corde. On ne peut pas vraiment dire qu'elle magnifie la
musique. Mais voyons d'autres œuvres : je ne peux pas, pour ma part,
écouter Petrouchka sans me représenter la marionette, la place du
marché grouillante et bruyante, la chambre du Maure. Je ne peux pas
écouter la Création du monde sans évoquer cette boule de magma qui
gravite dans l'espace et les singes qui jacassent dans les arbres. Je
ne peux pas écouter l'Apprenti sorcier sans qu'apparaisse en
arrière-plan Mickey, son seau d'eau et son balai, et la Moldau sans
l'évocation du Danube serait impensable. En revanche, je peux très bien
écouter la symphonie Jupiter sans penser à Macron, ou la symphonie
Londres sans penser à Charles III. Je peux très bien écouter la sonate
La Tempête sans y chercher à tout prix une tempête, qui d'ailleurs ne
s'y trouve pas. Le titre a été donné en référence à la pièce de
Shakespeare.
En conclusion, je pense que cela dépend des œuvres. Certaines collent
tellement à leur argument qu'on ne peut l'occulter. D'autres n'ont
qu'un rapport lointain et peuvent parfaitement s'écouter sans rien
connaître de l'histoire ou de la source qui les a inspirées. Pas besoin
d'avoir lu Nietzsche pour apprécier Ainsi parlait Zarathoustra
(toutefois, connaître le 2001 de Kubrick sera un plus). Mais coquille
en soie, pardon, quoi qu'il en soit, il n'est jamais inutile, avant
d'écouter une œuvre (ou après), de se documenter sur ses sources.
Peut-on apprécier pleinement le Roi des Aulnes sans connaître le poème
de Goethe ? Quelle est l'histoire de ce Mazeppa racontée par Liszt ?
L'ignorer, c'est se priver d'une dimension importante de l'œuvre.
Qu'est-ce donc que cet Omphale dont Saint-Saëns fait bourdonner le
rouet ? Le con-sommateur moyen se contentera d'écouter le poème
symphonique, remarquera éventuellement que, oui, après tout, ça
pourrait évoquer un rouet. Puis il remettra le Cd dans son boitier, et
le rangera sur l'étagère, au milieu de 20.000 autres. Et qui sait même
s'il ne poussera pas l'outrecuidance, le bougre, jusqu'à intervenir sur
un forum pour conseiller les "meilleures" interprétations ? Si, si, ça
existe, des gens comme ça ! Les pauvres ! Le musilomane© digne de ce
nom aura, lui, à cœur de lire le poème de Hugo : "Des aiguilles, du
fil, des boites demi-closes, / Les laines de Milet, peintes de pourpre
et d'or, / Emplissent un panier près du rouet qui dort." Il sourira au
poème d'Apollinaire : "Le cul / D’Omphale / Vaincu / S’affale. / –
« Sens tu / Mon phalle / Aigu ? / – « Quel mâle !… / Le chien / Me
crève !… / Quel rêve ?… / – … Tiens bien ? » / Hercule / L’encule." Il
mettra ce rouet en parallèle avec celui des Romances sans paroles de
Mendelssohn, de la Marguerite de Schubert, des fileuses du Vaisseau
Fantôme, de la Chanson du rouet de Ravel, bref, loin d'être un
con-sommateur, il sera un esprit curieux, insatiable, et il enrichira
ainsi son écoute de mille références, de mille connexions, de mille
fils d'Ariane, qui formeront un vaste réseau. Connaissances qui ne
seront pas perdues. Telles mille gemmes précieuses enfermées dans un
vieux coffre au grenier poussiéreux de la mémoire, elles se
réveilleront un jour ou l'autre dans d'autres auditions, dans d'autres
circonstances, telle toile de Raphaël rappellera telle pièce de Liszt,
tel concerto de Bach évoquera tel film de Bergman, un paysage enneigé
ramènera à un prélude de Debussy, un ruisseau courant entre deux
collines fera rejaillir un quatuor de Schubert.
Comment vous dites ? Vous n'avez pas le temps ? Vous avez autre chose à
faire ? Ça, c'est ballot ! Et bien, mes gueux, courez vite où le devoir
vous appelle. Chacun, dans la vie, a ses priorités.
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Paul & Mick Victor
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or.