Le samedi 17 octobre 2015 05:42:18 UTC+2, Lionel Tacchini a écrit :
> > ... ou à moins d'avoir un esprit plus "capable". J'ai des amis musiciens
> > qui captent tout de suite ce que j'ai mis des années à appréhender.
>
> La compréhension technique et une mémoire auditive photographique, cette
> dernière entraînée par la pratique musicale, font voir des choses qui
> échappent à l'auditeur normal. Ces choses peuvent être pertinentes,
> purement techniques (artistiquement inintéressantes) ou insignifiantes
> car codées.
Il y a différents niveaux de codification. Certains niveaux sont purement sensibles (comme le ressenti d'enchaînements d'accords, de retards-appogiaures, soit de dissonances, de fausses relations ayant un but expressif), d'autres sont à la fois sensibles et intellectuels (les transformations motiviques de Beethoven, par exemple) ou d'autres, comme signalé plus bas, complètement extra musicaux, qu'il s'agisse de numérologie, de symbolisme (exemple: le premier prélude de Choral de l'Orgelbüchlein de Bach "Nun komm der Heiden Heiland" est composé de 40 mesures, 40 étant le nombre de l'attente, cf. 40 années dans le désert après la fuite d'Egypte).
La question de la "mémoire auditive photographique" est intéressante. Je parlerais plutôt d'une mémoire, voire d'une conscience sonore timbro-spatio-temporelle. La question du timbre et de l'espace s'applique d'autant plus qu'il y a de timbres et donc d'instruments différents dans l'orchestre - ça peut paraître idiot, mais certaines personnes ne reconnaissent pas forcément la même mélodie ou le même "thème" si c'est un violon, un cor ou une clarinette qui le joue. Temporel car, tout en étant l'art de l'instant, la conscience du "ce qui vient de se passer" et du "vers où on va" est essentielle. Avoir une conscience globale, géographique, cartographique des oeuvres n'est pas donné à tout le monde non plus, loin de là.
On pourrait dire que plus la personne est dans l'immédiateté exclusive et moins elle est initiée, moins elle est capable de comprendre quoique ce soit à ce qui défile sous ses oreilles.
> Pertinentes: c'est souvent un musicien qui reconnaîtra dans une
> symphonie de Bruckner la citation d'un thème de l'une de ses messes.
> Cette citation, qui arrive avant la conclusion du Finale, n'est pas
> anodine et cela ajoute à la compréhension de l'oeuvre. D'une manière plus
> générale, un musicien aura plus de facilité à saisir la forme d'une
> oeuvre, et donc à suivre sa logique.
C'est là qu'on réalise que la musique est un langage (outre le fait que les zones du langage sont activées dans le cerveau lorsque des musiciens font et/ou écoutent de la musique), mais la musique, qu'elle soit écrite ou non d'ailleurs, est un langage comprenant différents niveaux de lecture et donc de compréhension.
Elle s'avère extrêmement codifiée, outre la précision mathématique et stricte de sa notation, chaque esthétique "cohérente" possède une grammaire propre, des hiérarchies, parfois des phrases (antécédent-conséquent), des répétitions qui sont des figures de style insistantes, des progressions harmoniques, des "marches" harmoniques etc. Certains paramètres sont universels, d'autre plus voire totalement spécifiques à certaines cultures.
Estimer que la musique est simplement un magma de sons dans lequel chaque individu va projeter ce qu'il a envie (ou ce qu'il est "capable") de trouver n'enlève rien au fait que la musique est bâtie selon des principes "objectifs" qui appartiennent de fait autant à la "technique" qu'au monde "sensible", au ressenti, au perçu. Un rythme est tout autant une division mathématique du temps qu'un ressenti, une perception du cerveau et du corps.
> Purement techniques: oui, d'accord Beethoven tourne son thème dans tous
> les sens dans le finale de sa sonate. Et alors? Ce kama sutra musical
> est aussi intéressant que la composition de l'encre ou la provenance de
> son papier à musique.
Non, c'est une partie importante voire essentielle de ce qu'est la musique de Beethoven. Négliger, ne pas trouver cela "intéressant", c'est passer complètement à côté, car la signification de l'oeuvre passe précisément par tous les développements motiviques consubstantiels, intrinsèques à la nature de sa musique. Ce qu'il fait est on ne peut plus explicite et constitue la rhétorique, le sens de son discours musical.
Il le disait sans détour: "je ne compose pas pour l'homme ordinaire, mais pour l'homme cultivé". S'intéresser véritablement à la musique, c'est s'y initier, entrer dans un héritage civilisationnel et sensible infiniment plus grand que notre petite échelle individuelle, même si, évidemment, cet héritage ne peut irréductiblement passer qu'à travers les portes étroites de nos petites personnes. Il n'appartient qu'à nous cependant de tenter de les ouvrir toutes grandes.
> Codées: tous les jeux de chiffres que des compteurs de haricots ont su
> trouver dans la musique de Bach, calculette à la main. Sans intérêt car
> inaudible.
Ce "niveau" n'est pas de l'ordre sensible à proprement parler, mais plutôt de celui de l'intellectuellement ludique. Cela dit, ce n'est absolument pas du même ordre que les développements thématiques, motiviques ou contrapuntiques de Bach, de Beethoven, de Brahms, de Bruckner, etc. qui, eux, sont, je le répète, consubstantiels à ce qu'est leur musique.
Ecouter une fugue de Bach sans identifier les différentes voix et au sein de ces voix ne pas tout simplement identifier les diverses apparitions du ou des thèmes et du/des contre-sujets en revient à lire Balzac en ne connaissant que les voyelles de l'alphabet.
S.