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Physionomies de la bohème 2 Jules Levallois

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karamako

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Jun 12, 2023, 11:11:39 AM6/12/23
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Autour d’un Dictionnaire (paru le 7 février 1850 dans le XIXe siècle) :
CHARGUÉRAND. – ACHILLE ET VICTOR FILLIAS. BUCHET DE CUBLIZE. — ANTONIO
WATRIPON. — MELVIL-BLONCOURT.

Si, avant le coup d’État de décembre, les littérateurs trouvaient
difficilement accès dans les journaux, encombrés par les controverses
politiques, ce fut bien pis à partir de 1852. Il n’y eut pour ainsi dire
plus de journaux. La presse gouvernementale tenait à peu près
exclusivement le haut du pavé, et deux ou trois feuilles d’opposition ne
suffisaient guère pour abriter tous les vétérans et surtout les nombreux
débutants de lettres qui se trouvaient justement alors sur le pavé de
Paris. On s’ingénia, on chercha. Les encyclopédies, les entreprises de
biographie, les dictionnaires, recueillirent un certain nombre d’épaves
littéraires et même politiques. Parmi ces radeaux construits à la hâte
et qui aidèrent tant bien que mal plus d’un écrivain à franchir les six
ou sept premières années du second empire, il ne faut pas oublier le
Dictionnaire universel de Maurice Lachâtre.

Je ne sais si cette publication avait été préparée longtemps à l’avance,
mais il est certain qu’au début et quand on rédigeait, par exemple, la
lettre A, elle offrait un singulier caractère d’improvisation et de
précipitation. Le procédé indiqué par l’Évangile avait été appliqué à la
rigueur, et l’on avait fait une véritable descente dans la rue pour y
récolter, non pas les borgnes et les boiteux de la parabole, mais tout
ce que l’on pouvait y découvrir de plumitifs sans ouvrage. Quand on eut
pris quelque aplomb, il fallut éliminer plusieurs de ces ouvriers de la
première heure, celui, entre autres, qui avait écrit sans sourciller que
l’on doit à Homère l’Iliade et la Théodicée. Peu à peu une rédaction
sérieuse se forma, composée sans doute d’éléments bien disparates, mais
qui, presque tous, offraient une valeur réelle. Lachâtre avait eu
l’heureuse idée de faire signer les principaux articles, et cela
suffisait déjà pour attirer les gens de lettres, toujours si désireux —
et très légitimement — de voir se produire leur nom.

Il fallut plus d’une fois se contenter de cette courte gloire. Les fonds
étaient rares et les paiements très espacés. Sauf quelques rédacteurs du
dehors, comme le spirituel et savant économiste Jules Duval, comme Henri
Julia, un boursier qui avait publié dans la Semaine de jolis articles
sur les Amis de Voltaire, sauf, dis-je, ces bonnets à poil favorisés
d’une manière exceptionnelle, le gros de la rédaction, si l’on peut
qualifier ainsi une réunion de gens si maigres, était payé à raison d’un
centime la ligne. Il est vrai que la ligne était courte, et qu’elle
s’abrégeait encore parfois davantage par l’introduction d’illustrations,
de figures élémentaires dont l’auteur de l’article bénéficiait. C’était
une bonne fortune d’avoir le mot cucurbite ou le mot éléphant, qui
amenaient forcément la représentation de l’objet ou de l’animal en
question. Toutefois, ce mince salaire n’arrivait pas avec une régularité
suffisante, et il y avait de temps à autre des samedis d’une mélancolie
navrante. La plantation, comme l’avait surnommée Melvil, probablement en
souvenir des colonies, dont il était originaire, se montrait houleuse et
tournait à l’émeute. Le secrétaire de la rédaction, homme prudent,
s’arrangeait pour rester chez lui ce jour-là. Aussi, quand il faisait
annoncer au bureau qu’une indisposition grave de son fils Gontran le
retenait à domicile, on savait que le samedi serait sec, et de l’un à
l’autre courait cette locution lugubre, trop coutumière, hélas : « Il a
encore tué Gontran. »

Après tout, on était mieux dans une salle de rédaction passablement
chauffée, que dans quelque chambre sans feu, pendant le sombre, dur et
long hiver de 1852. Cette salle occupait au premier étage, rue
Montmartre, une partie du même local que le journal la Presse. Dans
l’antichambre commune, se tenait l’unique garçon de bureau attaché aux
deux administrations, car Girardin était fort économe et tenait très peu
au luxe du personnel. Clovis, personnage intelligent et doux, se
trouvait là, d’ailleurs, tout. à point, pour servir de trait d’union et
de commissionnaire entre Charguérand et le rédacteur en chef de la Presse.
En effet, le petit père Charguérand, comme on l’appelait, remplissait
auprès de Girardin une fonction qui n’était pas une sinécure : il était
son habituel fournisseur de citations. Polémiste, faiseur de projets,
utopiste même à ses heures, Girardin avait besoin de sentir toujours à
sa disposition une armée de faits, de dates, d’axiomes, de théories,
tout cela rangé par ordre, formant de petits bataillons, de petits
escadrons, prêts à donner dans la bataille au moment périlleux et à en
décider le succès. Eh bien, une des sources de cette érudition, au sujet
de laquelle on a si souvent complimenté le journaliste, était l’humble
Charguérand, le modeste et patient auvergnat, véritable bœuf de labour,
voué aux arides et ingrates besognes, et rétribué par la grâce de Dieu,
c’est-à-dire plus qu’insuffisamment. À coup sûr, sans ce brave homme au
corps chétif, à l’air vieillot, à la mine pâlotte, à la voix grêle et
cassée, le Dictionnaire n’eût guère avancé. Il en était bien, au sens
exact du mot, la cheville ouvrière. Charguérand travaillait
silencieusement, continûment, tandis qu’autour de lui se croisaient les
bruyantes causeries, car on causait beaucoup autour de la grande table.
Achille Fillias se faisait remarquer par son animation. Il avait été, je
crois, officier en Afrique, et, pour ne pas prêter le serment à
l’Empire, s’était retiré du service. Ses allures flambantes et son
humeur agressive l’avaient fait surnommer par ses collaborateurs, qui,
en cela, devançaient la Belle Hélène, le « bouillant Achille » et «
Flamme de punch ». Achille Fillias a donné plus tard, à la Bibliothèque
utile, un petit volume sur l’Algérie. Sa part de coopération au
Dictionnaire ne fut jamais très active ni très brillante. Son frère
Victor ne lui ressemblait en rien. Discret, réservé, s’enfermant
volontiers dans une attitude misanthropique, Victor Fillias paraissait
dédaigner ses camarades. On eût dit qu’au milieu d’eux il se trouvait
dépaysé. Lui aussi avait eu sa carrière brisée par le coup d’État. Sorti
l’un des premiers de l’Ecole normale, il s’était vu contraint de
renoncer à l’enseignement officiel et de chercher, pour vivre, soit
d’infimes travaux de librairie, soit des leçons particulières.
Visiblement, il en souffrait et cette souffrance morale se compliquait
d’un commencement d’affection de poitrine. Il y avait là de quoi excuser
bien des colères nerveuses et expliquer bien des accès de tristesse.
Plus tard, j’ai aperçu le nom de Victor Fillias au bas des Essais et
notices de la Revue des Deux-Mondes, mais la notoriété lui venait trop
tard et le mal, qui le minait depuis longtemps, l’emporta jeune encore.
La plus sympathique et la plus vivante physionomie du Dictionnaire était
assurément Buchet de Cublize. Malgré ce nom pompeux, il n’avait aucune
prétention à la noblesse. Cublize est une localité des environs de Lyon.
Buchet, qui s’y rattachait par sa naissance ou par sa famille, avait
pris cette sorte de surnom à l’époque de 1848 où, président du fameux
Salon de Mars, rue du Bac, l’un des plus orageux clubs de ce temps, et
orateur désigné en faveur de la Pologne à la journée du 15 mai, il
tenait à n’être pas confondu avec l’autre Buchez, le président trop
facilement déconcerté de l’Assemblée constituante. Ces deux noms lui
jouèrent, en une circonstance singulière, un assez mauvais tour. Nous
l’avions recommandé très vivement, Melvil et moi, pour je ne sais quel
travail de littérature démocratique, au farouche Cayla, celui qu’on
appelait Cayla du National, sans doute parce que, en des temps reculés,
il avait écrit dans ce journal deux ou trois entrefilets. Prêtrophobie,
prêtrophage, libre-penseur exaspéré, ainsi que l’attestait une petite
brochure à couverture rouge, intitulée le Diable, hérissé, inculte,
broussailleux comme Charles Woinez ou Théodore Pelloquet, type du pur
entre les purs, Cayla n’en était pas moins au fond un excellent homme.
Il nous avait promis de faire bon accueil à notre ami Buchet. Un mois
plus tard, nous le rencontrons : « Eh ! nous dit-il avec son accent
méridional, pourquoi donc votre camarade ne vient-il pas me voir ? Il
s’est présenté pour occuper sa place un certain de Cublize, mais j’ai
vertement éconduit cet intrigant. » Et, comme nous lui disions que
Buchet et Cublize ne faisaient qu’un : « Aussi, dit Cayla furieux,
pourquoi diable a-t-il deux noms ! »

C’était le seul luxe qu’il se permit. Je n’ai jamais connu d’homme doué
d’une capacité plus haute, d’une instruction plus vaste, d’aptitudes
plus variées ; avocat, littérateur, théologien, connaisseur en art,
expert en musique et jouant du violon mieux que le fils Ducantal. Au
collège de Lyon, où il avait fait sa philosophie sous le célèbre abbé
Noirot, en compagnie de Laprade, de Tisseur, de Blanc-Saint-Bonnet, il
avait partagé le prix d’honneur avec Hippolyte Fortoul, qui fut un
instant ministre de l’Instruction publique pour la désolation de
l’Université et la désorganisation des études. Tant de dons naturels,
tant de sciences acquises furent paralysés par un incessant besoin de
perfection qui entraînait Buchet à toujours remettre la production au
lendemain. Que de notes amassées, de recherches commencées, d’esquisses
tracées, tantôt en vue du Livre de l’Ordre, qui devait être une
réfutation de Proudhon, tantôt pour un Essai sur la politique de
Richelieu, tantôt pour une étude très compliquée sur les Zingari
d’Europe, destinée à compléter le curieux travail que Georges Borrow a
consacré aux Zingari d’Espagne. La rédaction définitive demeurait
indéfiniment ajournée. Les prétextes ne manquaient pas, ni, hélas ! les
lourdes besognes nécessaires pour nourrir une femme très méritante et
plusieurs enfants.

En dernier lieu, Buchet s’était occupé d’une nouvelle manière
d’enseigner à lire aux enfants, et, comme toujours, dans ce projet, il
avait apporté une conception ingénieuse. Il fut brusquement enlevé par
une congestion cérébrale, avant d’avoir vu imprimer son Abécédaire, et
le guignon le poursuivit jusqu’après sa mort. L’ouvrage, édité par un
ami, disparut dans une débâcle de librairie. Il serait intéressant,
aujourd’hui, où l’on s’occupe tant d’instruction primaire, d’en
retrouver et d’en apprécier les épaves. J’ai comparé souvent Buchet à
une de ces grosses caraques hollandaises du seizième siècle, qui ne
pouvaient démarrer du quai à cause de leur chargement excessif. Sa belle
tête, loyale et forte, n’était pas sans ressemblance avec le portrait de
Luther par Lucas Cranach, mais avec quelque chose de mélancolique et de
foudroyé qui rappelait le mystérieux personnage de Balzac, Z. Marcas.
Antonio Watripon, lui, n’avait rien d’énigmatique. C’était un vieux
gamin de Paris, bon enfant, hâbleur, familier avec tout le monde, se
faisant passer pour l’auteur de la chanson : le Vieux quartier latin
(dont la paternité revient à M. Lepère), inconsistant, ignorant et peu
fait pour écrire dans un dictionnaire, car il avait plus besoin
d’apprendre que d’enseigner. Tout au contraire, Melvil-Bloncourt était
bourré de connaissances, parfaitement indigestes d’ailleurs. mais qui
attestaient d’immenses lectures. C’est une figure trop originale et qui
a trop marqué à divers titres, pour que je puisse l’escamoter en deux
lignes. J’y reviendrai.

--
A.

karamako

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Jun 12, 2023, 11:19:18 AM6/12/23
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Le 12/06/2023 à 17:11, karamako a écrit :
> Autour d’un Dictionnaire (paru le 7 février 1850 dans le XIXe siècle) :
> CHARGUÉRAND. – ACHILLE ET VICTOR FILLIAS. BUCHET DE CUBLIZE. — ANTONIO
> WATRIPON. — MELVIL-BLONCOURT.

Les frères Fillias, nés dans la Creuse, fils d’un ancien officier
d’infanterie, ont suivi de brillantes études : le premier, Achille
(1820-1885) fut Saint-Cyrien et ingénieur des Mines ; le second, Victor,
de sept ans son cadet, Normalien. Achille, fut le secrétaire d'Eugène
Sue d’après sa notice de la BNF, avant de s’établir en Algérie, pays sur
lequel il écrivit plusieurs livres. Il obtint même la légion d’honneur
en 1882 pour avoir effectué 22 ans de service comme chef de bureau à
Alger. À cette date, il y avait longtemps que Victor était décédé à 31
ans en 1859 à Chambéry.

Le sympathique Pierre Buchet de Cublize (1812-1862) est bien né à
Cublize comme le pense Levallois. Il fut l’ami notamment de Jules
Levallois et de Melvil-Bloncourt. Le féroce Jean-Mamert Cayla
(1812-1877) qui le renvoie sèchement dans l’anecdote de la chronique,
est un anti-ultramontain gascon qui collabore à de nombreux journaux
polémiques comme le Siècle ou La Réforme, d’abord dans le Midi puis à
Paris. Il meurt dans un relatif anonymat – aucun discours ne fut
prononcé lors de son enterrement au Père Lachaise, rapporte avec une
certaine perfidie Le Petit Parisien. Charles Woinez (1813-1880) est un
poète qui publia plusieurs recueils, sous le pseudonyme peu hermétique
de Ferdinand Zeniow. À la fin de sa vie, il écrit dans Le Réveil, un
journal à tendance radicale. Lui aussi fut un ami de Jules Levallois.

Théodore Pelloquet (1820-1868) est une autre figure de la Bohème
dépenaillée, habitué du café La Roche et d’autres établissements où il
passait ses nuits. Sa carrière de journaliste politique fut interrompue
comme celle de tant d’autres par le coup d’État de Louis-Napoléon
Bonaparte. Plutôt que de se renier, il abandonna la politique pour se
consacrer à la critique d’art. Il fut l’ami de Nadar – mais qui ne fut
pas l’ami de Nadar ? – et de Firmin Maillard. Sa fin fut lamentable* :
rendu fou par de trop fréquentes libations, il fut arrêté alors qu’il
divaguait dans les environs de Grasse, incapable de s’exprimer, et
interné à l’hospice des aliénés de Nice où il mourut peu après.

L’estime de Jules Levallois pour Antonio (Antoine) Watripon (1822-1864)
ne semble pas très haute et la médiocrité littéraire qu’il lui attribue
se retrouve dans la plupart des portraits qui lui sont consacrés. Cette
figure typique de la bohème, extravagant, mal vêtu, buveur d’eau,
accoutumé de la Brasserie des Martyrs et du Pays latin (il se spécialise
dans l’histoire des étudiants) se conformait à tous les us de ce milieu.
Watripon, parfois surnommé « Va-Fripon », fut rédacteur dans diverses
publications comme l’éphémère et révolutionnaire Aimable faubourien,
journal de la canaille en 1848. Après le coup d’État, sa carrière
politique républicaine brisée ; il écrit alors dans Le Figaro ou Le
Journal amusant pour lesquels il rédige de nombreux articles satiriques.
Ses nécrologues, à l’instar de Levallois, soulignent son usurpation de
la chanson de Lepère, son manque de talent et sa grande paresse, comme
s’il incarnait tous les vices de la bohème. Il aurait écrit une
Complainte sur l’assassinat de Sibour par Verger en 1857 que beaucoup
ont recherchée sans parvenir à n’en dénicher que le refrain et le
dernier couplet que voici :

... Verger, il creva la paillasse
À monseigneur l’archevêq’ de Paris,

Il partit entre quat’ gendarmes,
Il n’avait pas du tout l’air d’êt’ gai.
Les assistants versaient des larmes,
Bien que l’on fût dans le milieu du mois d’ mai.
On tir’ la corde ; il r’çoit le coup de grâce,
Et sa têt’ tomb’ dans un panier d’ bran d’ scie.

Ainsi finit qui creva la paillasse
À monseigneur l’archevêq’ de Paris.

Mais il est aussi connu pour avoir interrogé, à l’occasion d’un
dictionnaire des figures littéraires de son temps, Baudelaire qui lui
envoie en retour des renseignements sur sa biographie et sa
bibliographie. Doux et timide selon ses amis, Watripon meurt de phtisie
à l’hôpital Saint-Louis à l’âge de 42 ans.

* Certains, ici, pourraient puiser dans l'exemple de cette triste
destinée matière à rénovation de leur conduite.
--
A.

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