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Physionomies de la bohème 1 par Jules Levallois

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karamako

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Jun 9, 2023, 10:26:43 AM6/9/23
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Jules Prosper Levallois (1829-1903), l’auteur des chroniques sur la
bohème qui suivent, est l’un de ces hommes de lettres typiques du 19e
siècle. Originaire de Rouen (comme Flaubert), Levallois est connu pour
avoir été, jeune homme, le secrétaire de Sainte-Beuve et pour ses
critiques à l’Opinion nationale ou à la Quinzaine littéraire entre
autres journaux. Comme ses articles le montrent, il a connu et fréquenté
certains noms de la bohème, Nerval, Privat d’Anglemont, Baudelaire,
Delvau, Murger etc. Il leur a aussi survécu en atteignant l’âge
respectable de 74 ans. Ses amis se souvenaient des soirées joyeuses
qu’il organisait dans sa résidence de Saint-Cloud dans le quartier de
Montretout, aujourd’hui tristement célèbre. Là, les Goncourt, Barbey
d’Aurevilly, Sadi Carnot et tant d’autres s’amusaient jusqu’à l’aube à
écouter chansons et charades. Le pâle et fluet Levallois, au sourire
doux et ironique, inspirait la sympathie.

I Marc Trapadoux. — Jean Journet (publié dans le XIXe siècle, le 10
janvier 1887)

Les jeunes littérateurs d’aujourd’hui, qui pratiquent volontiers
l’excentricité dans leurs livres, mais qui portent dans la vie un
remarquable esprit d’ordre, sachant au juste, quand ils commencent un
volume combien il contiendra de lignes et quelle somme il leur devra
rapporter, n’aiment pas beaucoup que l’on évoque devant eux les figures
disparues de l’antique bohème, — trente et quelques années, n’est-ce pas
déjà, en fait de mode, une antiquité relative ? Tantôt ils traitent de
légende ce qui se rapporte à l’existence, plus vaillante et moins
joyeuse qu’on ne l’a dit, des compagnons de Murger et de Champfleury ;
tantôt, affectant de mettre à part trois ou quatre chefs de file, ils
comprennent tout le reste sous une rubrique sommaire et dédaigneuse, ils
les appellent des ratés et tiennent qu’on ne doit en rien dire de plus.
Cette manière de penser me paraît reposer sur une connaissance bien
incomplète des faits, et elle conduit à des appréciations fort peu
équitables. Le public, je ne dis pas seulement le public lettré, mais le
gros public, ne s’y est jamais prêté. Au contraire, chaque fois qu’on
lui a fourni quelques renseignements nouveaux, soit sur des personnages
se rattachant au cercle de Murger, soit même sur des individualités
appartenant à des groupes plus ou moins irréguliers et fantaisistes, il
s’est toujours franchement régalé de ce qu’on lui apportait et a
témoigné le désir d’en apprendre davantage.
En effet, excepté pour ceux qui bornent l’existence à la minute
présente, rien n’est plus intéressant, je dirai même rien n’est, à la
longue, plus émouvant, que de descendre dans la demi obscurité de ce
passé d’hier ou d’avant-hier, de voir comment quelques-uns ont su
triompher des difficultés, pourquoi d’autres ont succombé sous le
découragement ou la mauvaise chance, et combien, à côté des destinées
heureusement épanouies, il s’est flétri de talents en herbe, quelquefois
même dans leur première fleur.
L’entreprise peut sembler modeste ; elle serait considérable si on la
poussait jusqu’au bout. Je me contente d’en indiquer l’idée et d’en
esquisser quelques lignes. Le hasard de l’existence m’a fait côtoyer, à
diverses reprises, les principaux groupes de la bohème, et, à ne rien
déguiser, j’en ai gardé une impression fort supérieure à celle qui est
généralement répandue et qui s’accrédite même d’après les plus
favorables témoignages. Champfleury dans les Portraits de jeunesse,
comme M. Alexandre Schanne dans les Souvenirs de Schaunard, ont trop
insisté sur les incidents de la vie à la belle étoile, sur des
gamineries d’étudiants ou des amourettes de rencontre. Une note plus
juste a été donnée dans un volume (qu’on devrait bien réimprimer) de la
collection Hetzel, l’Histoire de Mürger par trois buveurs d’eau, MM.
Adrien Lelioux, Léon Noël et Nadar.
Ces observations me sont suggérées par la façon, assez légère, dont M.
Schanne traite le philosophe Marc Trapadoux. Il en fait l’amusante
caricature ; mais l’homme, si étrange et si imparfait qu’il fût,
méritait mieux que cela. Il y a, dans cette charge, des traits qui ne se
rapportent pas du tout à l’individu que j’ai connu. Ainsi, M. Schanne
présente le Gustave Colline de la Vie de bohème comme un composé de
Trapadoux et de Jean Wallon. En ce qui touche Wallon, le doute n’est pas
permis. Il ne se vantait point d’avoir servi de modèle pour ce type,
mais il ne s’en cachait pas non plus. Wallon, en ce cas, aurait eu fort
à faire, car il est resté jusqu’à la dernière minute de sa vie l’homme
que le roman puis le théâtre nous avaient présenté. Les poches de ses
habits étaient remplies, chargées, gonflées, bondées de volumes qui
tombaient à chaque instant et qu’il passait son temps à ramasser.
Tout au contraire, Marc Trapadoux, à l’époque où je l’ai fréquenté, ne
possédait pas un livre. Je ne l’ai jamais vu lire, et, dans sa
conversation fine, nourrie, suggestive, les citations tenaient très peu
de place. Il n’est guère probable que Mürger se soit amusé à peindre en
lui l’homme-bouquin. Ce qu’il avait de particulier, ce qui faisait de
lui réellement un esprit supérieur, c’était la finesse de l’analyse et
la délicatesse du goût, surtout en matière d’art. Dans nos courses à
travers Paris, dans nos promenades aux musées, il m’instruisait
beaucoup, sans jamais enseigner ex professo ni poser, quoique d’ailleurs
il ne fût rien moins que simple. Devant les œuvres, Trapadoux n’avait
pas le tranchant de Gustave Planche. Il excellait dans le détail des
nuances, et cependant le sentiment de la grandeur ne lui était point
étranger. Je n’en veux d’autre preuve que son très bel essai sur le
sculpteur Rude, publié vers 1859 ou 1860. à la Revue européenne, que
dirigeait alors Auguste Lacaussade. Malheureusement, toute cette
finesse, toute cette délicatesse s’évaporaient en d’interminables et
subtiles causeries. En dehors de la fatigue d’écrire, il y avait, pour
un pauvre diable, la difficulté de placer une copie entièrement
désintéressée, c’est-à-dire dans laquelle il n’entrait pas un grain de
politique. Le mot de paresse vient promptement sur les lèvres, et sans
doute, chez plusieurs de ceux que j’ai connus, il y avait de la paresse
; mais, je le répète, le monde des lettres, le monde des journaux et des
éditeurs était alors extrêmement fermé.
Trapadoux avait publié un volume, Histoire de Jean de Dieu. On le
plaisantait sur ce livre que personne, je crois, ne connaissait et que
je n’ai jamais découvert, même sur les quais. C’était une scie adoptée à
cet égard que de lui reprocher d’avoir écrit Jean de Dieu d’un bout à
l’autre sans y faire un seul alinéa. Le philosophe, d’ailleurs, n’aimait
pas qu’on le mît sur ce chapitre. Il se taisait sur son livre comme sur
sa vie, qui demeura toujours très mystérieuse. Nous savions seulement
qu’il était d’origine lyonnaise et que ses parents étaient de riches
commerçants ; j’ai vu effectivement plus tard, à Lyon, sur la place des
Terreaux, la large enseigne de la maison Trapadoux.
Sans être un Pythagore ou un Apollonius de Tyane, il aimait à dire
sentencieusement qu’il n’était né dans aucune ville ni sur aucune terre.
Cette énigmatique formule correspondait à ce fait que sa mère, revenant
d’Amérique en France, l’avait mis au monde en plein Océan. Mme
Trapadoux, devenue veuve, se serait faite religieuse, dans sa
vieillesse, d’après le récit de son fils, et aurait même été élue
supérieure de sa communauté. « Ma mère la supérieure », répétait
complaisamment le bizarre personnage ; ce qui était une manière
d’étonner le bourgeois à la façon de Baudelaire, auquel j’ai entendu
dire, de sa voix la plus aiguë et la plus sifflante : « Moi, fils d’un
prêtre. » Trapadoux avait un frère nommé Charles, qui avait voyagé,
visité le Pérou et rempli les fonctions de précepteur dans une grande
famille étrangère. Ce frère, plus jeune que lui, auteur de quelques
courts articles insignifiants, n’avait que de très rares relations avec
son aîné. Celui-ci, selon son expression favorite, ne le trouvait pas
assez esprité.
Les femmes semblent avoir joué un fort petit rôle dans la vie de ce
solitaire. Je lui ai cependant connu une liaison avec une personne assez
en vue dans le monde phalanstérien d’alors, mais cette liaison dura peu.
Plus tard, une charmante femme, qui ne devait pas se fixer en France,
éveilla chez Trapadoux un sentiment indéfini et très pur, dont témoigne
une lettre qu’il m’adressa et que j’ai conservée. Très peu abondant en
démonstrations, Trapadoux avait plus de camaraderies que d’amitiés.
L’homme dont il parlait avec le plus de sympathie était l’acteur
Rouvière, aussi subtil que lui et aussi abstracteur de quintessence. Ils
avaient ensemble de longs entretiens sur l’art dramatique, dont le
critique a profité pour son étude sur Mme Ristori, insérée dans la Revue
française de Jean Morel, excellent recueil très indépendant des coteries
et des cénacles.
Je ne sais vraiment pas pourquoi Champfleury, dans son récent ouvrage,
la Comédie de l’Apôtre, a cru plaisant d’affubler du nom de Trapadoux un
très vilain personnage philosophe hypocrite, mystificateur de bas étage,
ambitieux sans scrupule. Cette Comédie de l’Apôtre ne nous est offerte,
il est vrai, que comme une œuvre de demi-fantaisie, mais on n’a pas
besoin d’une grande perspicacité pour y reconnaître les profils de
certains modernes, entre autres ceux de Cabet et de Jean Journet.
Il est singulier et fâcheux que le nom d’un critique d’art resté
toujours parfaitement étranger aux spéculations (dans tous les sens) du
socialisme soit venu se placer sous la plume du satirique par occasion.
Rien ne ressemblait moins à un chef de parti ou plutôt à un chef de
bande que le tranquille rêveur, absorbé dans l’infini de ses méditations
et de ses distinguo, assez fier, du reste, ne faisant point, selon la
locution consacrée , la chasse à la pièce de cent sous, vivant, — mal,
j’en conviens, mais honnêtement, — d’une très modeste subvention que lui
servait sa famille, et satisfait, pourvu qu’on le laissât à la liberté
de ses incessantes déambulations nocturnes.
Dans cette Comédie de l’Apôtre, Champfleury n’a vraiment pas eu la main
heureuse. Le charlatan éhonté dont il se divertit à crayonner ou à
charbonner les traits n’a pas la mine du Jean Journet qu’il nous avait
fait connaître dans un très curieux volume, les Excentriques, publié
chez Michel Lévy et depuis longtemps épuisé. Jean Journet était
absolument le contraire de ce que, dans le langage élégant du jour, on
appelle un roublard. Tout entier au sentiment de ce qu’il croyait sa
mission, — et ce sentiment lui suggérait parfois les idées les plus
baroques, — il ne se préoccupait guère du vraisemblable ni du possible.
Un jour, la pensée lui vint d’aller trouver Lamartine, sans doute pour
solliciter du grand poète quelque pièce de vers en faveur de son œuvre.
On fit asseoir l’apôtre dans une antichambre et on le pria d’attendre.
La pièce où il se trouvait précédait immédiatement le salon dans lequel
se tenait Lamartine, ou, à mieux dire, c’était la même pièce, séparée
simplement par une cloison, de sorte qu’un même tapis allait de
l’antichambre au salon. Tout à coup Lamartine, en train d’écrire à son
bureau, sent que son fauteuil se meut d’un mouvement doux et continu et
s’aperçoit qu’il dérive insensiblement vers la porte.
Voici ce qui s’était passé : Jean Journet, semblable en cela à saint
Paul, avait été tapissier. Il l’était même encore dans les fréquents
intervalles, dans les chômages de son apostolat.
En vertu d’une vieille habitude, il portait toujours sur lui ses outils
les plus élémentaires, tenailles et marteau. Or, pendant qu’il méditait
en attendant l’audience promise, la vue du magnifique tapis l’avait
frappé, et tout de suite, se disant qu’un pareil tapis vendu au profit
des pauvres constituerait pour eux une véritable aubaine, il s’était mis
consciencieusement à le déclouer et à le rouler. C’est le contre-coup de
cette opération qui s’était fait sentir dans le salon et qui avait
déterminé la mise en marche du fauteuil de Lamartine.
J’ignore comment se termina cette aventure, légendaire peut-être.
Probablement le poète prit la chose en riant. Pour moi, toute la
moralité que je veux tirer de ce récit, c’est que Jean Journet pouvait
être un illuminé ou un fou, mais qu’il aurait été bien difficile au plus
minutieux réaliste de découvrir en lui l’étoffe d’un Tartufe.

--
A.

karamako

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Jun 9, 2023, 10:30:39 AM6/9/23
to
Le 09/06/2023 à 16:26, karamako a écrit :

> I Marc Trapadoux. — Jean Journet (publié dans le XIXe siècle, le 10
> janvier 1887)
[...]

Pour comprendre cette chronique et celles qui suivent, il faut sans
doute faire quelques présentations. D’abord le « cercle de Murger »
désigne un groupe de bohèmes, légendaire en son temps, qui se surnomma «
les Buveurs d’eau ». N’ayant point d’argent, ces jeunes gens se
contentaient le plus souvent de commander un verre d’eau dans les cafés.
Henry Murger est l’une des personnalités saillantes, comme on dit
aujourd’hui, de cette bande et il raconte ses souvenirs dans un livre
plus tard adapté au théâtre, Scènes de la vie de bohème en 1851, son
grand succès. Les membres du club y sont dissimulés sous pseudonymes
mais il n’était pas difficile pour les contemporains (dont Alexandre
Schanne) de rétablir l’identité réelle des personnages du livre.
Dans la bande, il y avait des écrivains, des poètes et des peintres (par
ordre alphabétique et sans exhaustivité) : Charles Barbara ; Antoine
Chintreuil ; Alfred Delvau ; les frères Desbrosses ; Pierre Dupont ;
Charles Guilbert ; Jules et Henry de La Madelène ; Léon Noël ; Edouard
Plouvier ; Alexandre Privat d'Anglemont ; François Tabar ; Marc
Trapadoux ; Armand Vastine ; Eugène Villain ; Jean Wallon ou encore
Antonio Watripon.

Henry Murger (1822-1861) a suivi le parcours classique de la bohème :
une naissance modeste (fils d’un concierge et d’une ouvrière), amitiés
artistes, collaboration au Corsaire, il accède à la célébrité grâce aux
Scènes de la vie de bohème. Ce livre, fondateur de la légende, donne une
image pittoresque d’un mode de vie libre et joyeux. Hélas, l’humour
vieillit vite, et les plaisanteries de ces jeunes gens avaient déjà
perdu de leurs charmes une génération après eux. D’ailleurs Murger, dans
ses écrits ultérieurs, semble renier l’existence d’artiste maudit voué à
l’art pour l’art et critique la passivité de ses anciens amis qui
préféraient mourir de faim plutôt que d’aller solliciter la fortune.
Pour achever son parcours, il meurt en 1861 à 38 ans dans la Maison de
santé municipale du Dr Dubois (aujourd’hui hôpital Fernand Widal) où
sont coutumièrement envoyés les gens de lettres malades. Son enterrement
est suivi par toute la bohème et donne lieu à des dizaines d’articles
dans la presse.

Alexandre Schanne (1823-1887), grand ami de Murger et membre de son
groupe, est décrit dans les Scènes de la vie de bohème sous le nom de
Schaunard, suite à une coquille typographique (le n de Schannard
transformé en u). Après quelques années, il se range du milieu
artistique et de cette vie extravagante pour reprendre le magasin de
jouets de son père, dans le Marais. Ce n’est qu’à la fin de son chemin,
en 1886, qu’il raconte ses Souvenirs de la vie de Schaunard où il
rétablit certaines vérités et dresse de longues listes de bohèmes.

Champfleury (1821-1889), de son vrai nom Jules François Félix Husson,
grand ami du précédent, est un autre littérateur bohème qui semble avoir
connu tous les cercles de la bohème au cours du 19e siècle, grâce à sa
longévité. Il raconte cette amitié et notamment le passage d’une femme
dans leur vie, à travers Les Aventures de Mademoiselle Mariette. On
croise dans ce récit la figure d’un étrange poète, amoureux des chats,
qui lui offre un sonnet sur ce mystérieux animal. D’ailleurs son livre
sur Les Chats représente son plus grand succès littéraire. Champfleury
fut l’ami de tout le monde, de Victor Hugo, de Flaubert, et de
Baudelaire, donc. On le situe dans le camp des Réalistes qui se
réunissaient à la brasserie Andler puis à la brasserie des Martyrs,
constituant un nouveau groupe, où se retrouvent, outre les anciens
Buveurs d’eau, Gustave Courbet, Jules Vallès, Proudhon, Honoré Daumier
et une troisième génération de bohèmes. Champfleury qui était partout en
son temps et semble nulle part aujourd’hui.

Léon Noël (1807-1883) est un lithographe et buveur d’eau.

Gustave Planche (1808-1857) est un critique d’art et critique
littéraire, autre bohème typique : toujours pauvre, sauf au moment où il
hérite d’une belle somme d’argent qu’il dilapide aussitôt pour voyager
en Italie pendant sept ans, il meurt à la maison de santé Dubois.
Destiné par son père à des études de pharmacie, il se détourne de cette
ennuyeuse voie pour se consacrer à l’art (et à la boisson, ont écrit
certaines mauvaises langues), et donc se vouer à la pauvreté.
Désintéressé, intransigeant, rude et impartial dans ses critiques, il
s’était fait de nombreux ennemis, notamment par son « anti-romantisme »
(il fréquente les Réalistes), au point de se battre en duel pour un
article.

Auguste Lacaussade (1815-1897) est un poète et critique, né à
Saint-Denis de l'île Bourbon (la Réunion) et mort à Paris. Il ne fait
pas, à mon avis, partie de la bohème mais son nom apparaît fréquemment
dans les notices biographiques de nos littérateurs en quête d’appuis. Il
est « quarteron » et souffre de cette origine à diverses occasions dans
sa vie ; il milite pour l’abolition de l’esclavage. Il fut lui aussi
secrétaire de Sainte-Beuve et même bibliothécaire du Sénat à la fin de
sa vie.

Philibert Rouvière (1805-1865) est un comédien (ancien peintre) qui
démarra sa carrière au Théâtre de l’Odéon dans les années 1840, au sein
d’une troupe désargentée. Petit, maigre et nerveux, d’une diction
monotone, il atteint enfin la gloire avec le rôle d’Hamlet et s’attire
la sympathie des Romantiques, comme George Sand. C’est un grand ami de
Marc Trapadoux ; Baudelaire était admiratif de son jeu, au point qu’il
lui proposa d’interpréter le rôle principal d’une pièce en projet.

Marc Trapadoux (1822-1865) est un écrivain aux mœurs et au style
excentriques qui apparaît dans plusieurs autres souvenirs de la bohème.
Né à Lyon, il vécut dans une grande misère à Paris et mourut aux
Incurables. Ce géant lettré, ce colosse très cultivé – ce qui n’était
alors pas antithétique –, menait d’interminables conversations
philosophico-mystiques avec Jean Wallon et Baudelaire dans les cafés de
la bohème. Une anecdote circule d’ailleurs sous différentes formes : une
nuit qu’il était tard, il hébergea Baudelaire dans sa misérable chambre
et s’en alla dormir sur une chaise dans un placard pour laisser l’unique
lit à l’auteur des Fleurs du mal. Contrairement à ce que pense Jules
Levallois, Trapadoux est bien l’auteur d’une Histoire de
Saint-Jean-de-Dieu en 1844, texte qui comporte des alinéas, mais il ne
publia plus guère ensuite, hormis quelques études comme celle sur Mme
Adélaïde Ristori (1822-1906), actrice italienne de tragédie d’une grande
célébrité. Outre le comédien Rouvière, Trapadoux fréquentait des «
romantiques frénétiques » comme Pétrus Borel et Charles Lassailly
auxquels nous voudrions consacrer quelques lignes plus tard.

Jean Journet (1799-1861) est un étonnant et sympathique personnage, au
sein d’un monde lui-même étonnant. Utopiste, un temps pharmacien, poète,
d’origine occitane (né à Carcassonne, mort à Toulouse), il se fit
l’apôtre des idées de Charles Fourier et prêche « l’harmonie et la
fraternité dans l’association » avec une fureur méridionale, en France,
en Belgique, en Suisse et même au Texas où il visite la colonie de
Victor Considérant. Habitué du café Momus, il fréquente les artistes de
son temps comme Dumas, George Sand, Victor Hugo, Gustave Courbet, Nadar
qui l’aimait beaucoup, ou Champfleury. Il publie de nombreuses petites
brochures aux titres enflammés (Cris et soupirs, Cris suprêmes, Cris
d’indignation, Cris de compassion, Cris de délivrance, Clameurs du
désert…) qu’il distribue plutôt qu’il ne vend, sans guère convaincre le
petit peuple des cafés, étudiants et artistes. Tous ses revenus passent
à défendre la Cause, au grand désespoir de son épouse… Sa photographie
par Nadar le montre hirsute, pourvu d’une barbe inculte, les yeux au
ciel dans une attitude mystique, enveloppé d’un manteau qui semble une
bure monastique et on l’entend presque traiter en hurlant les
indifférents d’« impossibilistes pacifiques » ou de « sybarites gorgés » !

Étienne Cabet (1788-1856) est un autre utopiste (le premier à se dire «
communiste »). Il fonde une communauté au Texas, nommée Icarie. Que sont
devenus ces idéalistes ? Sans doute, Fourier, Muiron, Owen, Cabet,
Considérant, Clarisse Vigoureux, Jean Journet, Adolphe Gouhennant, Abel
Transon, Jules Lechevalier, Albert Brisbane, et tant d’utopistes du 19e
siècle, transportés à notre époque, rejoindraient-ils une de ces ZAD,
tant redoutées par le ministère de l'intérieur.
--
A.

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