Le 07/07/2023 à 12:54, karamako a écrit :
> ALFRED DELVAU. — GABRIEL DANTRAGUES. — DUCHATELET. — LE PÈRE BOBLEY —
> PRIVAT D’ANGLEMONT. (8 juin 1887)
Alfred Delvau (1825-1867) est une figure incontournable de la bohème,
présente aux moments et aux endroits significatifs : ami de Murger, il
est membre des « buveurs d’eau » et fréquente les cafés à la mode chez
les artistes, comme le divan Lepelletier, le café La Roche ou les
brasseries bien connues… Il collabore à divers journaux, participe bien
sûr à la révolution de 1848 avec ses amis Watripon et Poulet-Malassis
(avec lesquels il fonde le Journal de la canaille). C’est un vrai
Parisien, de milieu modeste, orgueilleux et parfois rugueux, qui s’est
épuisé à la tâche littéraire et meurt prématurément en 1867, quelques
années après Murger dont il avait fait le portrait dans un livre de
souvenirs sur la bohème.
Alfred Delvau est aussi l’auteur d’un amusant Dictionnaire érotique
moderne qui recense le vocabulaire grivois de son époque. Ce
dictionnaire d’argot érotique vaut surtout pour les nombreuses
citations, piochées dans les chansons du 19e siècle ou dans la
littérature pornographique du 18e siècle : il cite abondamment le Moyen
de parvenir (une parodie du Banquet par Bérolade de Verville en 1616),
Les Caquets de l’accouchée, Le Parnasse satyrique, Lemercier de
Neuville, Louis Protat, Jean du Boys, etc.
En préface, il écrit que « Ce qui se parle doit s’écrire, et tout doit
se parler – même devant les jeunes filles. Les mots ne sont pas ords, ce
sont les pensées qui sont sales. », ce qui constitue une très belle et
fort honnête profession de foi. Et plus loin, comment ne pas regretter
avec lui les écrivains gaillards du passé, Mathurin Régnier, Agrippa
d’Aubigné, Rabelais, Montaigne, Brantôme, Diderot… sous le patronage
desquels il se place, même si la connotation masculiniste de la citation
heurte un peu nos oreilles contemporaines : « Langue châtrée, peuple
castrat. Où sont nos couilles du temps jadis ? »
Quelques exemples de citations – Firmin Maillard l’accuse d’avoir plagié
un autre dictionnaire d’argot.
Couillons : les testicules.
Voyez la grande trahison
Des ingrats couillons que je porte :
Quand leur maître est en prison,
Les ingrats dansent à la porte.
(Le Cabinet satyrique)
Les deux couillons qui ressemblent fort aux « Deux adjoints » :
Ses deux adjoints lui font escorte ;
Mais par un caprice nouveau,
Tous deux restent à la porte :
Il entre seul… à son bureau.
(Eugène Vachette)
On y apprend l’ancien sens du terme « déconner » (facile à déduire de
son radical) ou que « gonzesse » avait jadis une signification plus
insultante. On y apprend toutes sortes de pratiques amoureuses, comme «
faire la patte d’araignée », le « tire-bouchon américain » ou « la
diligence de Lyon »… Sur deux pages, l’une dédiée à l’organe masculin,
l’autre au féminin, il énumère tous les synonymes qu’il a pu réunir.
Ailleurs, il indique des phrases à répéter jusqu’à l’obtention d’un sens
coquin : « le pont du coil, le coil du pont » ou « six petites pipes
fines dans un sac »…
L’image donnée de l’amour au temps de la bohème, libre, heureuse,
légère, est-elle conforme à la réalité ? Les plaisirs étaient-ils si
partagés par la partie féminine de la société bohème que semble le
relater ce type de littérature ?
Alfred Delvau fut en 1857 condamné à six mois de prison et à une amende
de 500 francs pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. Il
avait rédigé dans le journal le Rabelais ce court dialogue qui fut jugé
licencieux :
« — Quel drôle de pistolet ! disait une femme en parlant d’un jeune
homme.
— Un pistolet !... répondit une autre en clignant de l’œil. Tu veux
dire un revolver. »
Gabriel Dantragues (1819-1867), est un autre écrivain du divan
Lepelletier, mort la même année que Delvau et Baudelaire, tout autant
Parisien. De son vrai nom Philippe Gabrielle, fils naturel de la «
demoiselle Gabrielle (sans nom de famille) », son acte de naissance
indique que sa mère était artiste peintre sans que je parvienne à
l’identifier. Il écrivait des feuilletons dans le Figaro et collabora à
La Rue de Jules Vallès, entre autres, mais l’œuvre qu’il a laissée n’est
pas une œuvre immortelle…
Alexandre Privat d’Anglemont (1815-1859) est un tout autre personnage,
l’une des personnalités les plus typiques et sympathiques de la bohème.
Il est né Alexandre Privat à Sainte-Rose de la Guadeloupe en 1815, d’une
« femme de couleur libre », Elizabeth Desmaretz, et d’un père non
dénommé, à l’instar de Melvil-Bloncourt. Son frère, Elie Victor (qui
prendra le nom Danglemont par la suite et restera toute sa vie sur
l’île) signe l’acte de naissance : « pour maman ».
http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/caomec2/osd.php?territoire=GUADELOUPE&commune=SAINTE-ROSE&annee=1816&typeacte=AC_NA
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Orphelin tout jeune, Privat d’Anglemont s’embarque pour la France et se
lance dans une carrière de journaliste et de poète sans-le-sou. Il
fréquente l’hôtel Pimodan, tous les cafés et rogomistes de la bohème,
meurt à la maison de santé Dubois, après des séjours à la Charité et à
Lariboisière pour des abcès à la selle, et il n’y a pas un récit de
souvenirs que sa silhouette élégante ne traverse. D’ailleurs, Alfred
Delvau a écrit la préface du Paris inconnu de Privat. Tous les anciens
bohèmes ont mentionné son charme et sa gaieté, son esprit malicieux et
noceur, ses excentricités et ses farces, sa tendance à l’affabulation et
à la paresse (mais n’étaient-ce pas plutôt préjugés sur les créoles ?),
sa curiosité et son sens de l’observation envers la plèbe.
Littérairement, outre quelques poèmes, il est resté pour ses
déambulations (on dirait aujourd’hui « enquêtes de terrain ») dans les
quartiers les plus sordides de la capitale. Il s’attache à décrire
d’improbables petits métiers (comme ange gardien qui consiste à veiller
toute la nuit sur un fêtard et à le suivre durant ses beuveries en
s’assurant qu’il rentre en sécurité chez lui au matin ; ou encore de
réveilleuse qui consiste… à réveiller les gens à une heure donnée), des
personnalités oubliées (Napoléon Richard, l’inventeur des estaminets aux
« pieds-humides ») ou des quartiers disparus (le cloître
Saint-Jean-de-Latran, un cloaque ; les rues Traversine et Clos-Bruneau).
Ses descriptions sont enlevées, souvent comiques, pleines d’acuité,
modernes.
Cette figure de la bohème devient un personnage comique de feuilleton
dans la presse au cours des années 1850, un personnage sur lequel toutes
sortes d’histoires circulent, parfois condescendantes (non dénuées d’un
arrière-fond de racisme). Ses revers de fortune, sa tenue de dandy en
guenilles et constamment endetté auprès de ses fournisseurs, sa barbe
rousse et ses cheveux crépus, sa gaîté rayonnante (on le compare
ironiquement à un soleil), son aplomb et sa prolixité, ses petits
mensonges amusants pour se tirer de mauvaises affaires, constituent un
vivier d’échos dans les journaux satiriques. Sa légende raconte qu’il
effectua un aller-retour à la Guadeloupe en 1835, pour raisons
notariales, et qu’il ne séjourna que 23 heures sur l’île avant de
rentrer à Paris.
Il est aussi célèbre pour une anecdote, l’histoire de la chemise, et
pour des vers signés de son nom qu’on attribue à Baudelaire. Un soir,
alors qu’il devait sortir, n’ayant plus d’autre chemise qu’une guenille
rapiécée, il se débrouilla pour en cacher l’état de misère tant bien que
mal. Après la soirée, une charmante dame l’invita chez elle mais au
moment fatal où la lumière baissa, il sentit sa chemise se déchirer et
plutôt que de révéler sa pauvreté, il s’enfuit vivement. Un autre soir,
rencontrant la même dame, il lui proposa de reprendre leur conversation
interrompue, ce à quoi elle répondit : « Non mon ami, vous avez
aujourd’hui une chemise neuve : vous seriez trop dangereux !... »
Malheureusement, il n’existe à ma connaissance nul portrait
photographique de Privat d’Anglemont, seul un dessin qui ne lui rend pas
justice. Il aurait toutefois été pris en photo par Nadar « en toilette
chicquée » pour une gravure de mode en 1859 mais l’anecdote n’est pas
garantie.
Son enterrement fut à Montparnasse, il n’avait pas souhaité de cérémonie
religieuse.
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A.