karamako
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Un monde sans femmes
Cette petite armée d’artistes aime se compter et alimenter sa propre
légende. Une littérature d’anciens bohèmes se nourrit de son passé et le
régurgite jusqu’à épuisement des vivants. En 1861, la fine fleur du
microcosme est ainsi présente aux funérailles de l’un de ses centres de
gravité, Henry Murger, et le Figaro rapporte scrupuleusement la
composition de l’assistance, classée par activité. Son ami, Privat
d’Anglemont, donne la composition de la bande des Buveurs d’eau dans ses
livres d’anecdotes sur Paris. Alfred Delvau, dans /Henry Murger et la
Bohème/, ravive (rabâche ?) les mêmes souvenirs (1866). Firmin Maillard
raconte les siens dans /Les Derniers bohèmes/ (1874), tout comme
Alexandre Schanne dans ses /Souvenirs/ de 1886, dresse la liste de ceux
qui fréquentaient le Café de Roche. L’année suivante, les chroniques de
Jules Levallois, intitulées « Physionomies de la Bohême » paraissent
dans le XIXe siècle, quand presque tous sont déjà morts. Philibert
Audebrand, l’un des derniers survivants, énumère pendant des pages les
collaborateurs du Corsaire-Satan, journal satirique, et les habitués de
la Brasserie des Martyrs ou de la Brasserie Andler dans ses /Derniers
jours de la Bohême/ (1905).
On pourrait grouper ces bohèmes par cercles, en fonction de leurs
amitiés, ou de leur génération, ou du café où ils se retrouvent (les
cafés Momus ou La Roche, le Divan Le Peletier, les Brasseries Andler et
des Martyrs…), des journaux dans lesquels ils écrivent (le
Corsaire-Satan, La Silhouette, Le Figaro, le Diable boiteux, le Nain
jaune…), de leur bord politique ou religieux (Quarante-huitards,
révolutionnaires, républicains, bonapartistes, communards, fouriéristes,
anticléricaux ou mystiques) voire de leur manière de quitter le monde
car beaucoup meurent à l’hôpital, de préférence à la maison municipale
de santé du Dr Dubois, « hôpital des gens de lettres », souvent à un âge
prématuré.
Dans les témoignages, ils sont littérateurs, journalistes, auteurs
dramatiques, plasticiens (comme on dirait aujourd’hui), musiciens mais
aussi philosophes, photographes, architectes…, et même un
prestidigitateur. Aucune femme dans ces listes, elles sont les oubliées
parmi les oubliés. Nombreuses sont celles qui participent de ce milieu
sans accéder pourtant à la reconnaissance artistique, zone de domination
exclusivement masculine, à l’exception des danseuses et des comédiennes.
Ces femmes figurantes, présentes à l’arrière-plan, ne sont le plus
souvent désignées que par un prénom voire un surnom, et laissent une
trace encore plus frêle que celle de leurs amants dans les livres et les
journaux. Comme ce ne sont pas elles qui racontent la bohème, seul le
récit masculin subsiste, ce que des hommes, leurs amis, ont bien voulu
dire d’elles en marge. Ils décrivent parfois des femmes libres, belles,
grandes amoureuses, papillons qui partagent leurs plaisirs avec de
pauvres poètes ou peintres qui sont leurs amants de cœur dont elles sont
parfois les modèles, contraintes par la misère de vendre leurs jeunes
corps à de riches admirateurs, et qui meurent poitrinaires avant trente
ans. À Paris, une femme du peuple célibataire ne peut généralement
subvenir à ses besoins en exerçant un métier « respectable » mal payé
(couturière, ouvrière en linge, fleuriste…).
(la suite à demain)
--
A.