Alain Ketterlin <al...@universite-de-strasbourg.fr.invalid> writes:
> Vincent Belaïche <
vincent....@gmail.com> writes:
>
>> Dwight Aplevich <
aple...@uwaterloo.ca> writes:
>
>>>>> Conservatism is the blind and fear-filled worship of dead radicals.
>>>>>
>>>>> N'ayant trouvé sur la Toile aucune traduction officielle j'ai traduit
>>>>> par : Le conservatisme est l'adoration aveugle et apeurée de racines
>>>>> mortes.
>
>>> Si l’on traduit le mot <<radicals>> par <<révolutionnaires>> on arrive
>>> un peu plus proche à ce que voulait dire Twain.
>
> Absolument.
>
> [...]
>> Twain a vécu à la fin du XIXe et au début du XXe, dans un monde en
>> mutation à cause de la révolution industrielle. Il a connu la guerre de
>> Sécession qui est une conséquence de ces bouleversements. [...]
>>
>> La révolte des états confédérés est une sorte de révolution pour
>> conserver le statu quo contre une révolution beaucoup plus grande et
>> puissante, celle de l'accès aux énergies fossiles, qui donne l'ascendant
>> aux états les plus industrialisés sur les états les plus agricoles.
>
> Je ne sais pas d'où tu tires cette « interprétation », mais elle me
> semble relever du révisionnisme. La sécession des états du sud a été
> provoquée par la victoire des républicains abolitionnistes, menés par
> Abraham Lincoln, à l'élection présidentielle. La question de l'esclavage
> est la raison centrale de la sécession, et de la guerre civile.
Je ne suis nullement spécialiste de la question, et je me réjouis
d'avoir affaire à quelqu'un qui apparemment l'est. Sur la question de
l'abolition de l'esclavage, je t'invite à suivre ce que raconte
Jean-Marc Jancovici sur le sujet. Je ne faisais que partager son opinion
que la cause profonde de la disparition purement formelle de
l'« escalavage » est la révolution industrielle et rien d'autre. Un
salariat d'ouvriers mal payés et sans contrat, sans assurance, pouvant
être virés dès qu'ils tombent malades ou sont rendus infirmes par un
accident convenait mieux aux nouveaux maîtres du pays.
D'ailleurs, considère par exemple ce qui s'est passé il y a quelques
années quand quelques 600 couturières sont mortes au Bengladesh dans
l'effondrement de l'usine où elles travaillaient. Les grands
distributeurs de prêt-à-porter donneurs d'ordre et vendant en Europe et
aux États-Unis en y mettant des masses de gens au chômage ont-ils été
inquiétés : nenni ! Comment peut-on affirmer comme tu sembles le faire
que l'escalavage a été aboli autrement que formellement, alors même que
sa pratique ailleurs a des conséquences économiques ici (chômage de
masse / précarité), là où il est supposé être aboli.
Je pensais, mais n'étant nullement spécialiste de la question je laisse
aux historiens le soin d'expliquer cela, que la sécession des états du
sud fut plutôt provoquée par la prétention des états du nord a avoir un
monopole commercial et à empécher les habitants des états du sud
d'importer des objets manufacturés d'où qu'ils voulussent, au meilleur
prix et de la meilleure qualité. Au final la défaite des états du Sud
c'est la défaite des colonisés face aux colonisateurs, la défaite de
propriétaires terriens face à des industriels, et les perdants furent de
force rendus captifs de ce qu'on pourrait appeler l'empire colonial des
Yankees et s'appauvrirent en perdant leur souveraineté politique, et en
étant pris dans des échanges commerciaux léonins avec leurs nouveaux
maîtres. La fable de l'abolitionnisme fait le reste en les stigmatisant
pour les siècles qui suivent, et elle est encore entretenue aujourd'hui
notamment par des films à gros budget aussi délirants que « Django
déchaîné » (100M$ de budget…). Mais qui sait aujourd'hui que l'écrasante
majorité de l'armée confédérée était composée de petits fermiers blancs
ne possédant aucun esclave, et pour qui donc la question de
l'abolitionnisme était très secondaire …
>
>> Est-ce que Twain combat réellement le conservatisme, ou bien est-ce
>> qu'il cherche juste à se faire une bonne conscience, lui qui a fait le
>> choix du « progrès » plutôt que celui de l'honneur ? Est-ce qu'il écrit
>> cela sur les autres, ou bien sur lui-même ?
>
> Le choix de l'honneur ? Je ne sais vraiment pas où tu vas chercher ça.
> Mais commenter tes divagations sur Mark Twain serait hors-sujet ici.
>
Petite mise au point : je ne pense pas avoir le droit de juger Twain ni
quiconque ayant vécu dans ce pays à cette époque. Comme toute personne
n'ayant pas eu le malheur de vivre dans un pays en guerre je ne peux que
me réjouir de ma chance, et je ne sais absolument pas ce que j'aurais
fait en telle circonstance.
Ce petit préliminaire étant posé, je me contentais d'observer que Twain
(comme sans doute beaucoup d'autres) a fui au Nevada pour ne pas avoir à
combattre sous le drapeau confédéré, quoiqu'au début du conflit il
adhérât à leur cause, c'est pour cela que j'écrivais qu'il fit le choix
du progrès plutôt que celui de l'honneur. Mais je ne mettais aucun
indice de valeur ni sur progrès ni sur honneur. Je ne peux que
reproduire ci-dessous ce que j'ai écrit et qui n'est certes peut-être
qu'une divagation :
J'ai l'impression, mais je ne connais pas assez l'homme, ni l'œuvre,
que par pragmatisme et instinct de survie, alors qu'à la base il
était sudiste, il a fait le choix de devenir nordiste, et que
finalement ceci explique cela.
Je pense que Twain, comme beaucoup d'hommes de son époque, avait une
sorte de foi dans la science et le progrès, pensant que les progrès
techniques allaient amener une sorte d'âge d'or, et donc que les états
les plus industrialisés avaient une autorité morale à civiliser ceux qui
l'étaient le moins. Résumé en un mot, Twain était en plein dans
l'égarement colonialiste de son époque, et cela explique pourquoi il
devient nordiste, et sans doute est une des clefs de compréhension de la
citation.
>
> Pour ta traduction, je propose : le conservatisme est la vénération mal
> comprise et coupable de progressistes défunts.
J'aime bien ton idée d'utiliser le mot progressiste, car je pense qu'il
conserve toute l'ambiguïté de cette notion, le progrès étant à la fois
une amélioration de notre condition, cette chose que Twain porte aux
nues, mais nous savons également, et Twain s'en rendit compte au cours
de son existence, que c'est le prétexte des pires violences. Pour
prendre des exemples plus tardifs et dont les blessures sont encore
fraiches, le progrès c'est ce que mettaient en avant les fascistes
italiens qui avaient une propagande axée sur une esthétique futuriste,
ou bien encore plus proche de nous, c'est comme lorsque chaque guerre du
pétrole/gaz est précédée d'une propagande néo-féministe dont le but est
de rendre acceptable le fait d'aller taper sur des gens qu'on aura
préalablement présentés comme d'affreux machos juste histoire de piller
leurs ressources en toute bonne conscience.
Par contre pour vénération, je suis plus circonspect, j'aurais gardé
« adoration ». C'est vraiment dommage qu'on n'ait pas le contexte de la
citation. Je me demande si chez Twain il n'y avait pas aussi une
critique de la façon dont le christianisme pouvait être instrumentalisé,
notamment dans le contexte colonialiste. Et donc le terme adoration, qui
apartient beaucoup plus clairement au registre religieux est pour moi à
conserver. Voir par exemple cet article
https://www.jstor.org/stable/27666022, c'est très éclairant sur ce
point, et aussi ça démystifie un peu ce progressisme : les idées de
Twain étaient clairement celles qu'on considèrerait aujourd'hui comme
d'un colonialiste machiste, mais rien d'étonnant à cela, l'époque était
comme ça, il n'y a qu'à lire le discours sur les états unis d'Europe de
Hugo, ou encore Jules Ferry pour ressentir le décalage complet entre
notre époque et la leur.
>
> (mal comprise au sens de irraisonnée, sans fondement propre ; coupable
> au sens de "empreinte de culpabilité", culpabilisée ;
Je pense que tu t'éloignes trop du texte, et sans savoir le contexte
dans lequel Twain écrivit cela, on risque le contre-sens. « aveugle » et
« plein de peur » font peut-être référence à la peur inconsciente qui
habite tout homme, la peur de la mort et/ou d'un déclassement/d'une
maladie rendant son existence complètement misérable. Nous sommes tous
mortels et vulnérables, et le savons. Pour nous comporter comme nous le
faisons généralement, avec une certaine dose d'orgueil, il faut un peu
d'aveuglement… Au final les mots « aveugle » et « plein de peur » me
semblent plus proche du registre religieux qu'on a dans « adoration »
que « mal comprise » et « coupable ». Or dans les périodes de grand
trouble, comme l'était la guerre de Sécession, pour continuer à avancer
on a besoin de cela, d'adorer aveuglément, aveuglément parce qu'on a
peur. Mais là je continue à faire une hypothèse, qui n'est qu'une
hypothèse, c'est que la citation de Twain a cet épisode traumatisant de
la guerre de Sécession en référence cachée. Il faudrait savoir au
minimum de quand date la citation. En tout cas il faut garder en tête
que cette guerre a fait plus de morts au ÉU que les deux guerres
mondiales réunies, et est donc plus structurante dans l'inconscient
collectif des états-uniens.
> Progressiste au sens de révolutionnaire -- mais la révolution
> américaine c'est la guerre contre la puissance coloniale, sans
> connotation politique ou sociale ;
Tu penses donc que Twain avait à l'esprit l'indépendance des États-Unis
en tête par rapport au Royaume Uni ?
Je ne pense pas. Je pense que Twain se considérait lui-même comme un
« radical », un progressiste. Le terme français « progressiste » ne rend
qu'approximativement tout ce que « radical » comprend de volontarisme,
de réalisme et de virilité (au sens d'être capable d'affronter la
violence et l'advesité que semble donner Twain à ce
mot). Psychologiquement on est un peu dans le меньче слов, больше дел
(moins de mots et plus d'actes) des bolchéviks.
Si je devais formuler une critique de cette citation, je dirais qu'à
l'aveuglement qui permet de surmonter la peur en l'ignorant, et en
substituant la pratique formelle et rassurante de la vertue de salon à
des actes forts, on peut opposer l'aveuglement de croire en notre
capacité à changer le monde --- Et c'est une folie à nulle autre seconde
Que vouloir se mêler de corriger le monde, écrivait Molière --- à
« plein de peur » on peut opposer « plein d'optimiste », et aux
radicaux/progressistes défunts on peut opposer les activistes
contemporains, parmi lesquels en son temps Twain se considérait
peut-être. Au final on pourrait reformuler ceci à l'inverse ainsi, juste
histoire de faire un pied de nez :
Le progressisme c'est adorer aveugle et plein d'optimisme
quelques activistes qui s'agitent comme des idiots utiles aux
puissants.
Mais pour revenir à Twain, voici donc la dernière mouture de ce que je
pense mettre comme traduction :
Le conservatisme c'est adorer aveugle et plein de peur les
progressistes d'antan.
« d'antan » est moins violent que « dead », mais je pense que d'une part
c'est dans la culture française de faire preuve de plus de tact verbal,
par exemple on ne dit pas littérallement « deadline » pour « date
limite », et ça ne serait venu à l'esprit de personne de dire « kill »
pour supprimer un processus informatique. D'autre part, il me semble que
l'idée de Twain n'est pas la mort, mais le fait que le temps des
progressistes en question est révolu. « dead » comme « fini », la roue a
tourné…
> défunts, ou morts en fait, parce que je pense que l'idée principale est
> celle du temps : le conservatisme a toujours un train de retard, pour le
> dire vite).
>
Oui, là je suis parfaitement d'accord, j'avais trouvé une autre citation de
Twain qui corroborait cela, mais je n'ai pas remis la main dessus, et je
suis allé encore plus loin que toi dans cette direction en mettant
« d'antan » plutôt que « défunts ».
> -- Alain.
V.
--