Bonjour Emmanuel,
Je réponds à ton mail en dehors de la liste afin de ne pas dévier du
thème de la discussion.
Oui nous sommes d'accord sur la variété des modes d'apprentissages. Je
prône d'ailleurs de les varier et je n'hésite pas, par exemple, à faire
des cours d'amphi magistraux sur le sujet. Par contre je connais peu
d'étudiants capables d'en tirer quelque chose d'applicable (c'est un
truc de polytechnicien d'arriver à appliquer l'abstraction des cours
magistraux) ce qui ne signifie pas que les étudiants n'ont rien appris:
ils ont entendu un langage différent et une mise en perspective, ils en
tireront profit plus tard dans leur vie professionnelle. Je me sens un
peu gourou quand je fais mon cours d'amphi.
>
>
>> Je pars du principe que le Backlog doit être orienté vers le client et
>> décrire l'usage du produit dans les termes du client. Ce principe est-il
>> adapté à cet enseignement ?
>
> C'est une question importante. Peut-être pourrait-on aller encore plus
> loin en se demandant si les structures d'enseignement classiques sont
> adaptées à l'enseignement de techniques de création d'un produit
> tournées vers le client.
En général non mais on peut les détourner, en fait nous avons sur bien
des points de grandes liberté d'enseignement. Le problème c'est
d'arriver à le faire reconnaître par l'administration. Je ne penses pas
qu'il y ait de frein essentiel de ce côté mais on est fortement ralenti
par l'administration.
>
> J'ai l'impression que ces structures d'enseignements (je parle ici des
> écoles, instituts et universités de l'enseignement supérieur français)
> vivent encore aujourd'hui dans une forte culture de la transmission de
> connaissances, et que le débat principal est de savoir si telle ou
> telle connaissance fait partie du corpus à transmettre.
C'est incontestable, je suis d'accord.
>
> La notion de client est largement absent de la culture de
> l'enseignement supérieur, est c'est à mes yeux une très bonne chose.
> Il ne s'agit pas à mon sens de satisfaire le besoin ou le désir d'un
> client, mais de permettre à un groupe de sachants de transmettre leurs
> connaissances et une certaine pensée critique qui permettra dans le
> futur de réévaluer la pertinence de ces connaissances.
Pour moi il n'y a pas de projet sans client mais on peut voir le client
comme le juge de paix qui validera le résultat. L'aspect économique peut
être laissé de côté. J'ai donc besoin d'un client mais je ne fais pas
des cours de commerce pour autant.
>
> La frontière que je fais est probablement aujourd'hui rendue poreuse
> par le fait qu'on attend des structures d'enseignement qu'elles
> "forment" les élèves à un métier, qu'elles satisfassent les demandes
> du marché de l'emploi. C'est à mon sens dommage.
C'est largement un faux débat à mon avis. Personne ne nous demande de
satisfaire les demandes du marché par contre nous devons former des
étudiants capables de s'intégrer au marché du travail. Non pour
satisfaire une demande économique mais pour leur permettre de vivre dans
notre société. S'intégrer dans le monde du travail demande d'apprendre
et de comprendre des choses fondamentales aussi. Lorsque j'enseigne à
mes étudiants à se protéger en déclarant des risques projet, est-ce que
je leur apprend une technique professionnelle ou est-ce que je les fais
réfléchir sur l'univers dans lequel ils vont vivre ? A mon avis les deux.
>
> Peut-être que ce n'est pas le rôle de l'enseignement supérieur
> français d'enseigner les méthodes agiles. Peut-être qu'il n'y a rien à
> enseigner sur ce sujet, d'ailleurs, sinon un ensemble de connaissances
> sur la programmation, l'organisation du travail et la gestion de (ses)
> relations interpersonnelles, qui manque cruellement aujourd'hui chez
> les constructeurs professionnels de logiciel.
>
> Ou alors - peut-être que c'est un rôle que l'enseignement supérieur
> français peut assumer, au même titre que les universités américaines
> assument aujourd'hui le rôle d'enseignement de disciplines de
> création. Je soupçonne néanmoins que cela nécessitera un changement
> culturel significatif.
>
> Il se peut aussi que je me trompe complètement - mon raisonnement
> étant surtout fondé sur mon expérience personnelle et quelques
> observations qui sont loin d'être exhaustives. Si toi ou quelqu'un
> d'autre peut me suggérer des lectures sur le sujet, qui me
> permettraient de m'en faire une opinion plus solide (dans un sens ou
> l'autre), ça m'intéresse au plus haut point.
Pour ma part j'aime beaucoup les écrits de François Dubet (par exemple
"L'hypocrisie Scolaire"), ils concernent d'abord le collège mais
éclairent de façon essentielle les débats sur ce qui doit être enseigné.
En particulier il faut savoir que l'enseignement en France a toujours
privilégié la formation des clercs à celle des professionnels laquelle a
toujours été vue comme un dévoiement (qui se traduit par des slogans
comme "ne pas livrer l'école à l'entreprise"). Ton discours d'ailleurs
semble montrer que tu as été influencé par cette opinion, comme je l'ai
moi-même été. La raison est surprenante mais directement liée à
l'origine religieuse de notre enseignement laïc, l'enseignement est à
l'origine une institution visant à former une élite qui a besoin de
concepts lui permettant de penser et de comprendre le Monde, une culture
d’honnête homme en sorte.
Le problème est que cette vision élitiste est en totale contradiction
avec notre époque et ses 80% d'étudiants au Bac. Nos étudiants ne
viennent pas pour que nous leur donnions les capacités de comprendre le
Monde mais pour que nous leur permettions de trouver leur place dans la
société. Nous devons leurs enseigner des compétences. En soi ce n'est
pas une si grande révolution (on le fait déjà) mais ce n'est pas noble
et donc pas reconnu. Par exemple l'avancement des enseignants-chercheurs
est uniquement lié à leurs publications scientifiques et absolument pas
à leur enseignement.
L'exemple que tu cites est biaisé car ce n'est pas l'entreprise qui va
sanctionner l'étudiant mais son prof. Cela ne me pose aucun problème,
tout étudiant sait qu'à l'examen du prof X on doit ressortir le cours de
X. Ils font cela très bien.
Il me semble contradictoire avec notre rôle de formateur initial de
former uniquement à ce qui se pratique aujourd'hui. Les entreprises que
je rencontre nous demandent de former les étudiants à des techniques et
des concepts nouveaux. Je n'avais pas beaucoup d'estime, quand j'étais
dans le privé, pour un étudiant sortant de la fac et qui avait un
savoir-faire professionnel, il était forcément mauvais. Un étudiant
sorti de l'Université doit savoir des choses que l'entreprise ne sait
pas, c'est pour lui une valeur ajoutée importante. Et les étudiants nous
sont reconnaissants de leur apprendre des innovations qui remettront en
cause ce qui est pratiqué. Maintenant je suis d'accord il ne faut pas
faire n'importe quoi: il faut rester modeste et permettre à des
professionnels de présenter des points de vue différents du nôtre.
>
> Je ne pense pas qu'il y ait de réponse simple à la question de cet
> élève, pas plus qu'aux autres questions que je soulève, et que tu
> soulèves. En particulier, je ne pense pas qu'il y ait une "bonne"
> réponse qui s'appliquerait à tous les contextes.
Si je crois qu'il y a une bonne réponse (cf ci-dessus) mais elle ne
s'applique qu'au contexte de l'examen du prof d'à côté.
>
> Plutôt que de décider de ce qui est raisonnable ou inadapté, je
> préfère t'encourager à réfléchir à /ton/ objectif. Que cherches-tu à
> obtenir ? En quoi la ligne d'actions que tu te proposes de suivre
> sert-elle cet objectif ? Quels moyens te donnes-tu de mesurer la
> progression vers cet objectif avant la fin du projet ? Qu'est-ce qui
> pourrait se passer de travers ? Quels moyens te donnes-tu pour
> détecter les catastrophes à un moment où tu pourras corriger ta ligne
> d'actions ?
Mon objectif concernant mon cours pour le projet tuteuré est clair pour
moi et je t'ai répondu sur la liste à ce sujet. Par contre ce n'est pas
le seul enseignement que je fais, et j'enseigne du management de projet
classique (risques, communication, plan projet etc) et dés l'année
prochaine je vais animer des projets en mode agile.
Mon objectif n'est pas d'enseigner telle ou telle méthode mais
d'inculquer des compétences aux étudiants. Je suis en train de réfléchir
à la liste des compétences attendues (un socle de base en quelque sorte)
des étudiants au terme d'un cursus licence-mastère, je te l'enverrai si
cela t'intéresse. Elle ne sera sûrement pas complète du premier coup.
Pour enseigner une compétence, j'utilise une ou plusieurs méthodes, mais
l'objectif de mon enseignement n'est jamais la méthode, c'est la compétence.
Pour corriger la ligne d'action, je me suis mis sur un poste de chargé
des relations avec le monde professionnel. Je m'occupe des stages, des
projets, j'anime le club agile caennais,... enfin je me donne
suffisamment d'occasions de voir ce que deviennent les étudiants que
j'ai formés: ont-ils les bonnes compétences ? On verra s'il faut corriger.
Bien amicalement,
Jean-Luc
>
> Bien amicalement,
> -- Emmanuel.
--
Jean-Luc LAMBERT
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Professeur
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"There is surely nothing quite so useless, as doing with great efficiency, something that should not be done at all."
Peter F. Drucker