Mondiaux de cyclisme : encore un bel exploit rwandais, à quel profit, à quel coût ?
Journal belge Le Soir
Alors que les Mondiaux de cyclisme débutent ce dimanche, selon Johan Swinnen, ancien ambassadeur au Rwanda, la crainte demeure que le sportswashing serve à pérenniser certaines pratiques douteuses d’un régime autoritaire.
Carte blanche -
Par Johan Swinnen
Publié le 19/09/2025 à 16:51 Temps de lecture: 4 min
Bien sûr, je trouve que l’organisation des championnats du monde de cyclisme au Rwanda est une excellente idée.
Peut-on imaginer un décor plus mediagénique pour une confrontation entre les grands talents du cyclisme ? Aurait-on pu rêver d’un meilleur endroit pour promouvoir la pratique du cyclisme en Afrique ? Y a-t-il beaucoup de pays africains qui auraient pu organiser un tel événement d’envergure ? Je pense que nombreux seront ceux qui partageront mes élans lyriques sur les spectacles impressionnants qui nous attendent.
Et bien sûr, j’espère que ce sera un succès sur toute la ligne. Aussi pour les Belges, qui, après des prestations sportives fabuleuses, réussiraient à transformer le rictus sombre du président en un sourire radieux lorsqu’il leur passera les médailles autour du cou. Le sport pourrait apporter un peu de soleil et de chaleur en ces temps de relations sombres et froides entre nos deux pays.
Mais sommes-nous si sûrs que la population rwandaise en bénéficiera réellement et que ce tournoi ne sera pas une énième opération de prestige par laquelle le régime de Paul Kagame se pare de gloire et détourne l’attention des aspects moins reluisants du « miracle rwandais » ? Même si la bicyclette peut enrichir son statut de simple moyen de transport en devenant un véhicule sportif générant un impact social et économique positif, la crainte demeure que le sportswashing serve à pérenniser certaines pratiques douteuses d’un régime autoritaire.
L’honnêteté nous oblige évidemment à reconnaître un certain nombre de réalisations positives du nouveau Rwanda. Les indices de croissance économique, les infrastructures solides, l’attention portée à la sécurité intérieure, le tourisme de qualité, le respect de l’environnement, les soins de santé, la politique d’entreprise, la diplomatie performante : ce sont d’indéniables réussites qui forcent l’estime générale. L’approche visionnaire et la discipline avec lesquelles le pays s’est relevé des cendres de la guerre et du génocide sont presque légendaires. Quelques exemples : à Kigali, on ne trouve pas un seul mégot de cigarette par terre. Bruxelles devrait d’urgence en prendre de la graine. Des médicaments sont livrés par drones jusque dans les coins les plus reculés du pays. En un temps record, le Rwanda francophone a rejoint le Commonwealth. Mais il a également réussi à s’imposer au sommet de la gouvernance de la Francophonie internationale. Pas loin de Kigali, un méga-aéroport est en construction, appelé à devenir un hub africain majeur.
Cependant, des questions s’imposent quant à la durabilité du modèle de développement rwandais. Le développement du pays reste en grande partie tributaire de l’aide internationale et de l’appui budgétaire. Mais la durabilité reposera largement sur le civisme et le volontarisme de la population locale qui, sans crainte et avec ambition, voire patriotisme, adhère à un contrat social. Un tel engagement populaire est-il garanti si la capitale s’embellit comme une vitrine au détriment de l’arrière-pays, encore très pauvre ? Des experts affirment que les statistiques de la lutte contre la pauvreté sont systématiquement enjolivées, voire falsifiées. Ce pays peut-il se permettre de sponsoriser le football européen -en arborant le « visit Rwanda »- avec des montants démesurés ? Serait-il exagéré de se demander si la réalité rwandaise n’est pas un peu trop maquillée ? Sommes-nous suffisamment conscients de la propagande et même de la désinformation que Kigali colporte à travers le monde ?
Violations de droits humains
Voilà donc quelques questions brûlantes. Mais il y a aussi des certitudes. Depuis des années, nous savons que de graves violations des droits humains assombrissent l’envers du décor rwandais. Les rapports accablants des Nations unies, de Human Rights Watch et d’Amnesty International s’accumulent. Les libertés d’expression et d’association sont mises à rude épreuve. Des rumeurs persistantes de tortures circulent. Il existe à peine un espace politique en dehors du FPR (Front patriotique rwandais), parti unique de facto du président Kagame. Victoire Ingabire, ancienne candidate à la présidence, a de nouveau été arrêtée. Les remarques critiques sur la gouvernance, même de simples questions innocentes, sont sanctionnées par des intimidations, menaces, harcèlements, disparitions, arrestations, et dans les pires cas, violences physiques et assassinats.
Les questions ou contestations de la doxa officielle sur le génocide sont systématiquement assimilées à du négationnisme ou du divisionnisme. Et pourtant, tout observateur sérieux sait que le génocide rwandais n’a pas encore livré tous ses secrets. Même le rôle du chef rebelle de l’époque – et actuel président Paul Kagame – est de plus en plus sujet à controverse. On s’interroge notamment sur son implication dans l’attentat du 6 avril qui a déclenché le genocide, les infiltrations des milices génocidaires, les massacres de nombreux Hutu avant, pendant et encore après le genocide, des assassinats ciblés de personnalités politiques… Depuis des années, je plaide pour plus de transparence et de recherches afin de nous rapprocher davantage de la vérité sur le génocide. Le dernier mot n’a donc pas encore été dit. Entretemps, et à l’opposé de quelques « idiots utiles », je m’interdis de danser au rythme de la propagande rwandaise…
Ce n’est pas seulement la situation intérieure du Rwanda qui nous préoccupe. Depuis longtemps, entre autres les Nations unies affirment que le Rwanda pille et passe en fraude des richesses minières congolaises et prête main-forte au mouvement rebelle congolais M23. Depuis la prise de Goma et de Bukavu, la balkanisation de l’Est-Congo est quasiment un fait, et la condamnation internationale de l’implication rwandaise s’intensifie. Sans reconnaître l’ingérence rwandaise, le président évoque constamment la protection de son pays contre la menace persistante des « génocidaires » rwandais réfugiés à l’Est-Congo. Il estime aussi que les insurrectionnels du M23 mènent une lutte légitime contre les discriminations que subit la minorité Tutsi congolaise. Je serai le dernier à absoudre Kinshasa, ses dirigeants politiques comme militaires, de leurs responsabilités dans ce conflit, mais celles du Rwanda appartiennent également au domaine des certitudes. Certains soupçonnent même Kagame d’avoir tiré profit d’une « déstabilisation » rwandaise qui lui a donné le droit de s’immiscer dans les soubresauts congolais et ainsi de mettre la main sur les richesses du sous-sol congolais, avec lesquelles il a construit son « Singapour africain »…
La démocratie étouffée du Rwanda, les violations des droits humains et la déstabilisation du pays voisin n’ont manifestement pas préoccupé l’Union cycliste internationale lors du choix du Rwanda comme pays hôte des championnats du monde. Pas plus que d’autres acteurs internationaux. Sans doute le sentiment de culpabilité lié à l’inaction coupable durant le génocide de 1994 continue-t-il de peser. L’assurance d’un accès aux ressources naturelles critiques, même si elles sont parvenues au Rwanda par des voies illégales, constitue également un motif déterminant.
Que le championnat du monde ait un jour lieu en Afrique, et de préférence au Rwanda, a toujours été – et reste – aussi mon ardent souhait. A condition qu’il s’agisse d’une véritable fête. Cette certitude, nous ne l’avons pas aujourd’hui. Certes, des scènes festives se dérouleront tout au long du parcours. Mais sommes-nous sûrs que le régime n’utilisera pas cette opération comme un écran de fumée pour masquer certains maux et pour justifier la voie empruntée ? N’était-ce pas l’occasion de signifier à Kagame qu’il devait revenir pour une « deuxième session » lorsque la situation des droits humains se sera nettement améliorée et que l’agression à l’Est-Congo aura été stoppée ? Cela aurait été un signal sobre, pas trop douloureux, mais néanmoins clair : « Cela suffit, monsieur le président. Vous ne pouvez pas continuer à tout vous permettre. Engagez-vous à restaurer les droits et les valeurs que nous avons convenus et souscrits ensemble, au niveau international. La candidature du Rwanda reste valable, mais ce sera pour une autre fois, pour des temps meilleurs, lorsque le régime se libéralisera, respectera le droit international et les droits humains, lorsque des assurances apparaissent que les championnats du monde seront une véritable fête. »
Il n’en a donc pas été ainsi. Une occasion a été manquée. Espérons que d’autres opportunités se présenteront pour construire avec le Rwanda une coopération mature et fructueuse, même si ce championnat est un succès.