Le camion du Président a ecrasé Monsieur le Maire!
Ragip Duran
La Turquie est champion d’Europe dans les accidents de route: Selon les chiffres publiés en mai 2024 du très officiel de l’Administration des Statistiques de Turquie (TUIK), il y a eu 1.314.136 accidents de route où 6548 personnes ont trouvé la mort et 350.855 personnes blessées en un an.
Mais le camion du Président qui a ecrasé Monsieur le maire n’est pas du tout l’auteur d’un accident. Car les freins du camion ne fonctionnent pas et le chauffeur n’est pas très habile.
L’arrestation et la mise en garde à vue du maire d’Istanbul, M.Ekrem Imamoglu (53), le 19 mars dernier serait ‘’le résultat d’un complot preparé depuis longtemps’’, précise Baris Terkoglu, chroniqueur du quotidien Cumhuriyet (Opposition, kémaliste) proche d’Imamoglu.
2000 policiers ont fait des descentes à l’aube chez les 106 personnes accusées, proches d’Imamoglu. L’Internet a été ralenti par les autorités.
Le parquet d’Istanbul a mis main sur l’ensemble des propriétés privées d’Imamoglu ainsi que sur celles de Murat Ongun, CEO de Medya Istanbul, une société de la mairie.
Plusieurs stations du métro d’Istanbul ont été fermées. Et la direction administrative du métro est transferée de la Municipalité au Ministère du transport.
La Bourse d’Istanbul a perdu de 10 points et toutes les opérations ont été suspendues pendant plus de trois heures. La Livre Turque a perdu plus de 10% de sa valeur devant le dollar américain et l’Euro. Le prix de l’or a également battu un nouveau record. Stanley Morgan, la grande banque d’investissement américain a annoncé qu’elle se retirait définitivement de la Bourse d’Istanbul.
Elu maire en mars 2019 une première fois avec 13.000 voies de différence, le Palais d’Erdogan avec l’aide de ses juges avait pu annuler cette élection. Mais Imamoglu a été élu cette fois avec 800 milles voies en avance en juin 2019.
Personnalité très énergique et charismatique il avait également réussi à placer son candidat (M.Ozgur Ozel) en novembre 2023 à la tête de son parti le CHP (Parti Républicain du Peuple, 134 sièges à l’Assemblée Nationale sur 593) lors du dernier Congrès de la principale formation de l’opposition. Déjà critiqué à cause de ses origines de la Mer Noire, (Il est pontique donc Grec! disaient les pro-Erdogan), libérale, centriste, modéré mais surtout populiste il peut s’entendre avec n’importe qui, selon ses rivaux.
A la tête de la plus grande ville du pays il gère un budget de 415 milliards de Livres Turques (Environ 10 milliards d’Euros).Le régime d’Erdogan avait reçu un coup dur lorsqu’il avait perdu la municipalité d’Istanbul avec celles d’Ankara, d’Adana… En tout, 6 métropoles et 23 grandes villes.
Les municipalités en Turquie sont les forteresses des partis politiques comme source financière, comme postes d’embauche pour leurs cadres et comme caisse pour soutenir les ONG des partisans.
M.Imamoglu se préparait depuis déjà au moins 6 mois pour les élections présidentielles de 2028. Il faisait des tournées à travers les villes d’Anatolie. Il était d’au moins de 10 points en avance par rapport à Erdogan même dans les sondages d’opinion financés par le régime. Son parti désirait organiser un scrutin interne dimanche le 23 mars pour désigner le candidat, déjà interdit par le Préfet. Le maire conservateur-nationaliste d’Ankara, M. Mansur Yavas, serait encore un candidat potentiel.
Le Parquet d’Erdogan a rédigé une très longue acte d’accusation contre Imamoglu. Les deux principaux chefs d’accusation sont ‘’aide et étroite collaboration avec les terroristes séparatistes’’(Car le CHP avait réalisé des alliances tactiques locales avec certains membres du Parti des kurdes, le DEM (57 sièges) pour les faire élire maire sur les listes du CHP) et divers actes soi disant illégales ou illégitimes commises dans le fonctionnement de la municipalité.
Le régime avait déjà envoyé un signal d’alarme à Imamoglu quand le Conseil d’Administration de l’Université d’Istanbul, bien qu’il n’avait pas l’autorité, avait declaré le 18 mars dernier son diplôme invalide, inventant des prétextes juridico-bureaucratiques très compliqués et très discutables.
Le diplôme universitaire du Président Erdogan, que d’ailleurs personne n’a vu l’original, est également un sujet de débat depuis qu’il a été élu Président la première fois en 2014.
- Quelqu’un qui n’a pas de diplôme universitaire interroge le vrai diplôme de notre maire, a estimé un dirigeant du CHP.
La réaction contre l’arrestation d’Imamoglu était forte mais pas très massive, car le régime a interdit toute manifestation sur la voie publique et plusieurs dizaines de personnes ont été arrêtées. Ce sont surtout des étudiants qui ont organisé des manifestations de protestation à travers tout le pays.Plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées devant la Mairie d’Istanbul sur la Place Sarachane.
La direction du CHP, toujours ‘’par peur de contre provocation’’ n’encourage pas la libre expression des opposants sur la voie publique. Elle se satisfait des déclarations écrites et orales dans lesquelles elle insiste sur la carence de la démocratie, sur la violation des Droits de l’Homme et celle de la Constitution. Le parti alternatif de l’ordre etabli, le CHP, incline le cou devant les agressions du régime et croit encore que la Turquie est un Etat de droit.
De leurs cotés, les représentants politiques des kurdes qui commencent d’ailleurs à perdre l’espoir concernant la solution pacifique du problème kurde, croient que les bombardements de l’aviation turque en Syrie du Nord contre les kurdes et l’arrestation de M.Imamoglu ‘’sont des obstacles dressés devant la route de la paix’’.
‘’La très grande majorité des gens de l’opposition, y compris les universitaires, les intellectuels et les journalistes n’ont toujours pas compris la vraie nature de la dictature. Ils parlent encore de la loi, du droit, de la démocratie, de la paix et surtout de renverser Erdogan par les élections. Alors qu’en face d’eux il y a un pouvoir qui est prêt à tout faire et qui fait tout pour ne pas quitter son Palais. De plus, il a par exemple en pratique le pouvoir de ne pas organiser les élections!’’ conclut un professeur de droit en exil en Allemagne. Il conclut par les vers du poète Nazim Hikmet: ‘’La peur des celui qui a trahi la patrie ne ressemble à aucun peur’’ (FIN/RD)