La CIA finance la construction européenne (archive 2003)
De 1949 à 1959, en pleine guerre froide, les Américains, par
l'intermédiaire de leurs services secrets et du Comité pour l'Europe
unie, versent l'équivalent de 50 millions de dollars actuels à tous
les mouvements pro-européens, parmi lesquels ceux du Britannique
Winston Churchill ou du Français Henri Frenay. Leur but, contenir la
poussée soviétique…
À 82 ans, Henri Frenay, le pionnier de la Résistance intérieure,
fondateur du mouvement Combat, arbore une forme intellectuelle
éblouissante malgré sa surdité de l'oreille droite et sa récente
opération de l'estomac. Pourtant, il n'a plus que trois mois à vivre.
En ces jours de mai 1988, il me parle de l'Europe dans son appartement
de Boulogne-sur-Seine. De cette Europe fédérale dont il a révé en vain
entre 1948-1954. De la dette aussi que, en cas de succès, le Vieux
Continent aurait contracté envers les Américains, ceux notamment du ”
Comité “. Et d'insister une fois, deux fois, dix fois, tandis que moi,
je m'interroge : pourquoi diable ce mystérieux ” Comité ” revient-il à
une telle fréquence dans nos conversations ? Pourquoi ? Mais parce que
Frenay me confie, avec il est vrai d'infinies précautions de langage,
son ultime secret : l'aide financière occulte de la CIA via l'American
Committee for United Europe - le Comité - à l'Union européenne des
fédéralistes dont il a été le président. Pour reconstituer cette
filière inédite, il me faudra une quinzaine d'années. Un jeu qui en
valait la chandelle puisqu'il me permet d'ouvrir, pour les lecteurs
d'Historia, la porte d'un des compartiments les plus secrets de la
guerre froide…
Tout commence à l'automne 1948. Déjà coupée en deux, l'Europe vit sous
la menace d'une invasion totale par l'armée rouge. Au ” coup de Prague
” en février, vient de succéder en juin le blocus de Berlin. Un petit
cénacle de personnalités de l'ombre jette alors les bases de
l'American Committee for United Europe, l'ACUE - son existence sera
officialisée le 5 janvier 1949 à la maison de la Fondation Woodrow-
Wilson de New York. Politiques, juristes, banquiers, syndicalistes
vont se méler au sein de son conseil de direction. De hautes figures
gouvernementales aussi comme Robert Paterson, le secrétaire à la
Guerre ; James Webb, le directeur du budget ; Paul Hoffman, le chef de
l'administration du plan Marshall ; ou Lucius Clay, le ” proconsul ”
de la zone d'occupation américaine en Allemagne.
Bien tranquilles, ces Américains-là ? Non, car la véritable ossature
de l'ACUE est constituée d'hommes des services secrets. Prenez son
président, William Donovan. Né en 1883 à Buffalo, cet avocat irlando-
américain au physique de bouledogue, surnommé ” Wild Bill ” par ses
amis, connaît bien l'Europe. En 1915, il y remplissait déjà une
mission humanitaire pour le compte de la Fondation Rockefeller. Deux
ans plus tard, Donovan retrouvait le Vieux Continent pour y faire,
cette fois, une Grande Guerre magnifique. Redevenu civil, ” Wild Bill
” va se muer en missus dominicus du gouvernement américain. Ses pas
d'émissaire officieux le portent vers l'Europe pour des rencontres
parfois imprévues. En janvier 1923, alors qu'ils goà»tent un repos
bien mérité, sa femme Ruth et lui devront ainsi subir une soirée
entière les vociférations d'un autre habitué de la pension Moritz de
Berchtesgaden. Dix-sept ans plus tard, l'agité, un certain Adolf
Hitler, s'est rendu maître de la partie continentale de l'Europe, et
c'est ” Wild Bill ” que Franklin Roosevelt, inquiet, dépéche à Londres
s'enquérir auprès de Winston Churchill du potentiel britannique face à
l'avancée nazie.
En juin 1942, Donovan, homme de confiance du président démocrate pour
les affaires spéciales, crée l'Office of Strategic Services (OSS), le
service secret américain du temps de la Seconde Guerre mondiale dont
il devient le chef et qu'il quittera à sa dissolution, en septembre
1945, sans perdre le contact avec l'univers du renseignement : ” Wild
Bill ” tisse des liens privilégiés avec la Central Intelligence
Agency, la CIA, créée officiellement le 15 septembre 1947 par une loi
sur la sécurité nationale signée par le successeur de Roosevelt, Harry
Truman.
Prenez le vice-président de l'ACUE Walter Bedell Smith, ancien chef
d'état-major d'Eisenhower pendant la Seconde Guerre mondiale puis
ambassadeur des Etats-Unis à Moscou. A partir d'octobre 1950, celui
que ses amis surnomment le ” Scarabée ” ( beetle en anglais) va
prendre les commandes de la CIA. 1950, c'est justement l'année o๠des
universitaires comme Frederick Burkhardt et surtout William Langer,
historien à Harvard, lancent la section culturelle de l'ACUE. Ces deux
proches de Donovan ont servi autrefois dans les rangs de l'OSS. Langer
en a dirigé le service Recherche et Analyse et, excellent connaisseur
de la politique française, a méme commis après-guerre un ouvrage
savant qui s'efforçait de dédouaner Le Jeu américain à Vichy (Plon,
1948).
Prenez surtout Allen Dulles. A l'été 1948, c'est lui qui a ” inventé ”
le Comité avec Duncan Sandys, le gendre de Churchill, et George
Franklin, un diplomate américain. Principal associé du cabinet de
juristes Sullivan & Cromwell, Dulles n'impressionne guère de prime
abord avec ses fines lunettes, ses éternelles pipes de bruyère et ses
vestes en tweed. Sauf qu'avec ce quinquagénaire, un maître espion
entre dans la danse.
Retour à la case Seconde Guerre mondiale. Chef de l'OSS à Berne,
Dulles noue en février 1943 des contacts avec la délégation de Combat
en Suisse. Un temps, il assurera méme le financement du mouvement
clandestin. ” Coup de poignard dans le dos du général de Gaulle “,
s'insurge Jean Moulin au nom de la France libre. ” Survie de la
Résistance intérieure menacée d'étranglement financier “, rétorque
Frenay. Pensant d'abord à ses camarades dénués de moyens, aux
maquisards en danger, il ne voit pas pourquoi Combat devrait se priver
d'un argent allié versé, c'est convenu, sans contrepartie politique.
Cette ” affaire suisse ” va empoisonner un peu plus encore ses
rapports avec Moulin.
En 1946, Dulles démissionne des services secrets… pour en devenir
aussitôt l'éminence grise, prenant une part prépondérante à la
rédaction du texte de loi présidentiel sur la sécurité nationale.
Cofondateur à ce titre de la CIA (pour les initiés : l'Agence ou
mieux, la Compagnie), Dulles pense qu'en matière d'action clandestine,
privé et public doivent conjuguer leurs forces. C'est lui qui a déjà
inspiré, par l'intermédiaire de ses amis du Brook Club de New York, le
versement des subsides de grosses sociétés américaines à la démocratie
chrétienne italienne menacée par un parti communiste surpuissant. En
1950, il va reprendre officiellement du service comme bras droit du
Scarabée d'abord, comme son successeur à la téte de la CIA ensuite -
de février 1953 à septembre 1961. Record de longévité d'autant plus
impressionnant que son frère aîné John Forster Dulles, restera, lui,
ministre des Affaires étrangères de 1953 à sa mort de maladie en mai
1959.
Étonnant creuset que l'ACUE, o๠des personnalités de la haute société
et/ou de la CIA côtoient les dirigeants de la puissante centrale
syndicale American Federation of Labor, l'AFL, dont ils partagent
l'aversion du communisme. Exemples : David Dubinsky, né en 1892 à
Brest-Litovsk, en Russie, dirige le Syndicat international de la
confection pour dames (ILGWU) : 45 000 adhérents à son arrivée en
1932, 200 000 à la fin des années 1940 ! Ennemi acharné des nationaux-
socialistes hier (les syndicalistes proches de l'ACUE sont presque
tous habiroux), c'est aux commies , les ” cocos “, qu'il en veut
dorénavant. Jay Lovestone aussi. Conseiller politique de l'AFL, ce
Lituanien d'origine sait de quoi il parle : avant sa brutale exclusion
puis sa lente rupture avec le marxisme, il fut, entre 1925 et 1929, le
secrétaire général du PC américain ! Autre recrue de choix du Comité,
Arthur Goldberg, le meilleur juriste de l'AFL. Futur secrétaire au
Travail du président Kennedy puis juge à la Cour supréme, Goldberg, né
en 1908, a dirigé l'aile syndicale de l'OSS. A ce titre, il fut en son
temps le supérieur hiérarchique d'Irving Brown, son cadet de deux ans.
Brown, représentant de l'AFL pour l'Europe et grand dispensateur de
dollars aux syndicalistes modérés du Vieux Continent. Puisant dans les
fonds secrets de la toute jeune CIA, laquelle finance depuis 1946
toutes les opérations anticommunistes de l'AFL, ce dur à cuire ne
ménage pas, par exemple, son soutien à Force ouvrière, la centrale
syndicale née fin 1947 de la scission de la CGT (lire ” Derrière Force
ouvrière, Brown, l'ami américain ” dans Historia n° 621 de décembre
1997). Pure et dure, la ligne Brown contraste d'ailleurs avec celle,
plus nuancée, de la CIA. A la Compagnie, on aurait préféré que les non-
communistes restent dans le giron de la CGT, méme contrôlée par le
PCF…
C'est qu'au-delà des hommes, il y a la stratégie d'ensemble. Face à
l'Union soviétique, Washington développe deux concepts clés : le
containment (l'endiguement) et plan Marshall. L'idée du containment ,
revient à un diplomate russophone, George Kennan, qui la développe dès
juillet 1947 dans un article de la revue Foreign Affairs : ” L'élément
majeur de la politique des Etats-Unis en direction de l'Union
soviétique doit étre celui d'un endiguement à long terme, patient mais
ferme, des tendances expansionnistes russes. “
Le plan Marshall, lui, porte la marque de son inventeur le général
George Marshall, chef d'état-major de l'US Army pendant la guerre, et
désormais ministre des Affaires étrangères du président Truman. En
apportant une aide massive aux pays d'Europe ruinés, les Etats-Unis
doivent, selon lui, faire coup double : un, couper l'herbe sous le
pied des partis communistes par une hausse rapide du niveau de vie
dans les pays concernés ; deux, empécher leur propre industrie de
sombrer dans la dépression en lui ouvrant de nouveaux marchés.
Pour le tandem Marshall-Kennan, pas de meilleur outil que la CIA (lire
l'interview d'Alexis Debat, page 51). Et c'est naturellement un autre
ancien de l'OSS, Franck Wisner Jr, qu'on charge de mettre sur pied un
département autonome spécialisé dans la guerre psychologique,
intellectuelle et idéologique, l'Office of Policy Coordination ! Si ce
bon vieux ” Wiz ” ne fait pas partie du Comité, ses hommes vont lui
fournir toute la logistique nécessaire. Mais chut ! c'est top secret…
L'ACUE allie sans complexe une certaine forme de messianisme américain
avec le souci de la défense bien comprise des intéréts des Etats-Unis.
Messianique, cette volonté bien ancrée de mettre le Vieux Continent à
l'école du Nouveau Monde. Phare de la liberté menacée, l'Amérique a
trouvé, la première, la voie d'une fédération d'Etats, succès si
resplendissant que l'Europe n'a plus qu'à l'imiter… Cet européanisme
made in Washington comporte sa part de sincérité : ” Ils m'appellent
le père du renseignement centralisé, mais je préférerais qu'on se
souvienne de moi à cause de ma contribution à l'unification de
l'Europe “, soupire ainsi Donovan en octobre 1952.
De sa part de calcul aussi. Car en décembre 1956, trois mois avant sa
mort, le méme Donovan présentera l'Europe unie comme ” un rempart
contre les menées agressives du monde communiste “. En d'autres
termes, un atout supplémentaire de la stratégie américaine conçue par
Marshall, Kennan et leurs successeurs : construire l'Europe, c'est
remplir un vide continental qui ne profite qu'à Staline, donc, en
dernier ressort, protéger les Etats-Unis.
Ajoutons une troisième dimension. Dans l'esprit des hommes de la
Compagnie, rien de plus noble qu'une action clandestine au service de
la liberté. Tout officier de la CIA le sait : les Etats-Unis sont nés
pour une bonne part du soutien des agents de Louis XVI, Beaumarchais
en téte, aux insurgés nord-américains. Ainsi l'opération American
Committee, la plus importante, et de loin menée, par l'Agence en
Europe pendant la guerre froide, se trouve-t-elle justifiée par
l'Histoire.
Pour chaleureuse qu'elle soit, l'amitié franco-américaine ne saurait
toutefois distendre le ” lien spécial ” entre Grande-Bretagne et Etats-
Unis. En foi de quoi, Comité et Compagnie tournent d'abord leur regard
vers Londres. Hélas ! Churchill, battu aux législatives de 1945, ronge
ses griffes dans l'opposition. Le nouveau secrétaire d'Etat
britannique aux Affaires étrangères, Ernest Bevin, a bien proclamé le
2 janvier 1948 aux Communes : ” Les nations libres d'Europe doivent
maintenant se réunir. ” N'empéche que ses collègues du cabinet
travailliste et lui repoussent avec horreur la perspective d'une
véritable intégration continentale. Non pas que Bevin craigne de
s'affronter aux communistes : deux jours après son discours de
janvier, il créait un organisme clandestin de guerre idéologique,
l'Information Research Department. Ce méme IRD qui, jugeant La Ferme
des animaux et 1984 plus efficaces que mille brochures de propagande,
va contribuer à diffuser partout dans le monde les oeuvres de George
Orwell. Mais la carte Europe unie, alors là , non !
Cette carte, Churchill la joue-t-il de son côté par conviction
profonde ou par aversion pour ses rivaux politiques de gauche ? Le
fait est que le 19 septembre 1946 à Zurich, le Vieux Lion appelle à un
axe anglo-franco-allemand, élément majeur selon lui d'une ” espèce
d'Etats unis d'Europe “. Qu'en mai 1948, Duncan Sandys, taille aux
mesures de son homme d'Etat de beau-père le Congrès européaniste de La
Haye. Qu'en octobre 1948, Churchill crée l'United European Movement -
le Mouvement européen. Qu'il en devient président d'honneur aux côtés
de deux démocrates-chrétiens, l'Italien Alcide De Gasperi et
l'Allemand Konrad Adenauer, et de deux socialistes, le Français Léon
Blum et le Belge Paul-Henri Spaak. Malheureusement pour les ” amis
américains “, cette tendance ” unioniste ” ne propose, à l'exception
notable de Spaak, que des objectifs européens limités. Reconstruction
économique et politique sur une base démocratique, d'accord, mais sans
transfert, méme partiel, de souveraineté.
Le Comité et la tendance ” fédéraliste “, dont Henri Frenay émerge
comme la figure emblématique, veulent, eux, aller beaucoup plus loin.
Aux heures les plus noires de la Seconde Guerre mondiale, Frenay,
patriote mondialiste, a conçu l'idée d'un Vieux Continent unifié sur
une base supranationale. En novembre 1942, révélera quarante ans plus
tard Robert Belot dans le remarquable travail sur Frenay qui vient de
lui valoir l'habilitation à diriger des recherches à l'Université, le
chef de Combat écrivait au général de Gaulle qu'il faudrait dépasser
l'idée d'Etat-Nation, se réconcilier avec l'Allemagne après-guerre et
construire une Europe fédérale. Logique avec lui-méme, Frenay se jette
dès 1946 dans cette croisade européaniste aux côtés d'Alexandre Marc.
Né Lipiansky à Odessa en 1904, ce théoricien du fédéralisme a croisé
la trajectoire de Frenay à Lyon en 1941, puis après-guerre. A rebours
de l'européanisme de droite inspiré des thèses monarchistes
maurrassiennes ou du catholicisme social, les deux amis s'efforcent de
gauchir le fédéralisme français alors fort de ” plusieurs dizaines de
milliers d'adhérents “, ainsi que me l'assurera l'ancien chef de
Combat en 1988.
Orientée à gauche, l'Union européenne des fédéralistes, l'UEF, est
créée fin 1946. Elle va tenir son propre congrès à Rome en septembre
1948. Frenay en devient le président du bureau exécutif, flanqué de
l'ex-communiste italien Altiero Spinelli, prisonnier de Mussolini
entre 1927 et 1937 puis assigné à résidence, et de l'Autrichien Eugen
Kogon, victime, lui, du système concentrationnaire national-socialiste
qu'il décortiquera dans L'Etat SS (Le Seuil, rééd. 1993). A ces trois
dirigeants d'atténuer le profond malaise né de la participation de
nombreux membres de l'UEF au congrès de La Haye, o๠Churchill et son
gendre Sandys les ont littéralement roulés dans leur farine ”
unioniste “.
Faut-il choisir entre le Vieux Lion et le pionnier de la Résistance
intérieure française à l'internationalisme si radical ? Perplexité au
Comité, donc à la CIA. Pour Churchill, sa stature d'homme d'Etat,
d'allié de la guerre, sa préférence affichée pour le ” grand large “,
les Etats-Unis ; contre, son refus acharné du modèle fédéraliste si
cher aux européanistes américains et bientôt, ses violentes querelles
avec le très atlantiste Spaak. En mars 1949, Churchill rencontre
Donovan à Washington. En juin, il lui écrit pour solliciter le
versement de fonds d'urgence (très riche à titre personnel, l'ancien
Premier ministre britannique n'entend pas puiser dans sa propre
bourse). Quelques jours plus tard, Sandys appuie par courrier la
demande de son beau-père : de l'argent, vite, sinon le Mouvement
européen de Churchill s'effondre. Comité et CIA, la principale
bailleuse de fonds, débloquent alors une première tranche équivalant à
un peu moins de 2 millions de nos euros. Elle permettra de ” préparer
” les premières réunions du Conseil de l'Europe de Strasbourg, qui
associe une assemblée consultative sans pouvoir réel à un comité des
ministres statuant, lui, à l'unanimité.
Pour soutenir leurs partenaires du Vieux Continent, ACUE et CIA
montent dès lors des circuits financiers complexes. Les dollars de
l'oncle Sam - l'équivalent de 5 millions d'euros entre 1949 et 1951,
le méme montant annuel par la suite - proviennent pour l'essentiel de
fonds alloués spécialement à la CIA par le Département d'Etat. Ils
seront d'abord répartis sous le manteau par les chefs du Mouvement
européen : Churchill, son gendre, le secrétaire général Joseph
Retinger, et le trésorier Edward Beddington-Behrens. En octobre 1951,
le retour de Churchill à Downing Street, résidence des premiers
ministres anglais, ne tarira pas ce flot : entre 1949 et 1953, la CIA
va en effet verser aux unionistes l'équivalent de plus de 15 millions
d'euros, à charge pour eux d'en redistribuer une partie à leurs rivaux
de la Fédération, la tendance de droite du fédéralisme français,
laquelle reverse ensuite sa quote-part à l'UEF. Sommes substantielles
mais sans commune mesure avec la manne que l'appareil stalinien
international, le Kominform, investit au méme moment dans le
financement souterrain des PC nationaux et des innombrables ” fronts
de masse ” : Fédération syndicale mondiale de Prague, Mouvement de la
paix, mouvements de jeunes, d'étudiants, de femmes…
Pour Frenay, c'est clair : l'Europe fédérale constitue désormais le
seul bouclier efficace contre l'expansionnisme communiste. Mais
comment aller de l'avant quand le nerf de la guerre manque si
cruellement ? L'UEF n'est pas riche. Son président encore moins, dont
la probité est reconnue de tous - après son passage au ministère des
Prisonniers, Déportés et Réfugiés, Frenay, ancien officier de carrière
sans fortune personnelle, a quitté l'armée au titre de la loi Diethelm
de dégagement des cadres. Comme au temps de ” l'affaire suisse “, le
salut financier viendra-t-il de l'allié américain ? Oui, assurent dès
l'été 1950 les hommes de l'ACUE à un représentant français de l'UEF en
visite à New York. Conforme à la position officielle du gouvernement
américain en faveur de l'intégration européenne, leur aide ne sera
soumise à aucune contrepartie politique ou autre, condition sine qua
non aux yeux d'Henri Frenay. Et de fait, à partir de novembre 1950,
l'ACUE va financer secrètement à hauteur de 600 000 euros l'une des
initiatives majeures de Frenay et des fédéralistes de gauche : la
création à Strasbourg, en parallèle du très officiel Conseil de
l'Europe, d'un Congrès des peuples européens, aussi appelé Comité
européen de vigilance.
S'associeront à ce projet des socialistes (Edouard Depreux), des
religieux (le père Chaillet, fondateur de Témoignage chrétien ), des
syndicalistes, des militants du secteur coopératif, des représentants
du patronat et méme… des gaullistes tels Michel Debré ou Jacques
Chaban-Delmas. Mal conçue médiatiquement, l'affaire échoue de peu.
Raison de plus pour accentuer le soutien financier, oeuvre du
secrétaire général de l'ACUE, Thomas Braden. Connu pour ses opinions
libérales, cet ami du peintre Jackson Pollock, n'a pas hésité quand
Donovan, son ancien patron à l'OSS, lui a demandé de quitter la
direction du musée d'Art moderne de New York.
En juillet 1951, Frenay effectue à son tour le voyage des Etats-Unis
sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture - une
organisation que nous retrouverons bientôt. L'occasion de rencontrer
les dirigeants du Comité et ceux de la Fondation Ford (mais pas ceux
de la CIA avec lesquels il n'entretiendra jamais de rapports directs)
pour leur faire part des besoins matériels des fédéralistes. Message
reçu ” 5 sur 5 ” par les Américains…
À cette date, Braden ne figure plus parmi les dirigeants officiels de
l'ACUE. En vertu du principe des vases communicants, l'agent secret
esthète vient en effet de rejoindre Dulles à la CIA. Les deux hommes
partagent cette idée de bon sens : face aux communistes, ce ne sont
pas les milieux conservateurs qu'il faut convaincre, mais la gauche
antistalinienne européenne, dont Frenay constitue un des meilleurs
représentants. Braden va plus loin : ” Comme l'adversaire rassemblé au
sein du Kominform, structurons-nous au plan mondial par grands
secteurs d'activité : intellectuels, jeunes, syndicalistes
réformistes, gauche modérée… “, plaide-t-il. D'accord, répond Dulles.
Naît ainsi la Division des organisations internationales de la CIA.
Dirigée par Braden, cette direction centralise, entre autres, l'aide
de la Compagnie via l'ACUE aux fédéralistes européens. En 1952,
l'American Committee for United Europe finance ainsi l'éphémère Comité
d'initiative pour l'assemblée constituante européenne, dont Spaak sera
président et Frenay, le secrétaire général.
Brouillés avec la ” Fédération “, leur rivale de droite qui servait
jusque-là d'intermédiaire pour le versement des fonds CIA-ACUE par le
truchement du mouvement churchillien, les amis de Frenay sont très
vite au bord de l'asphyxie. Pour parer à l'urgence, Braden, virtuose
du financement souterrain au travers de fondations privées plus ou
moins bidon, va, cette fois, mettre en place une procédure de
versements directs aux fédéralistes de gauche par des antennes para-
gouvernementales américaines. A Paris, plaque tournante des opérations
de la CIA en Europe avec Francfort, on opérera par le biais de
l'Office of Special Representative, conçu à l'origine pour servir
d'interface avec la toute jeune Communauté européenne du charbon et de
l'acier (Ceca), ou de l'US Information Service (USIS). Par la suite,
un bureau ACUE proprement dit sera ouvert.
Comme Jean Monnet, président de la Ceca, Frenay caresse, en cette
année 1952, l'idée d'une armée européenne, pas décisif vers l'Europe
politique selon lui. L'ACUE approuve chaudement. Prévue par le traité
de Londres de mars 1952, cette Communauté européenne de défense
comprendrait - c'est le point le plus épineux -, des contingents
allemands. Reste à faire ratifier le traité par les parlements
nationaux. Frenay s'engage avec enthousiasme dans ce nouveau combat.
Pour se heurter, une fois encore, à de Gaulle, qui refuse la CED au
nom de la souveraineté nationale et, déjà , du projet ultrasecret de
force atomique française, ainsi qu'aux communistes, hostiles par
principe à tout ce qui contrarie Moscou. D'après les éléments
recueillis par Robert Belot - dont la biographie du chef de Combat
devrait sortir ce printemps au Seuil -, Frenay demandera méme à l'ACUE
de financer l'édition d'une brochure réfutant… les thèses gaullistes
sur la CED.
Staline meurt en mars 1953. L'année suivante, Cord Meyer Jr, un proche
de la famille Kennedy, remplace Braden à la téte de la Division des
organisations internationales de la CIA. Mais 1954 verra surtout cet
échec cuisant des européanistes : l'enterrement définitif de la CED.
Découragé, Frenay abandonne alors la présidence de l'Union européenne
des fédéralistes. A partir d'octobre 1955, les ” amis américains ”
reportent donc leurs espoirs sur un nouveau venu, le Comité d'action
pour les Etats-Unis d'Europe de Jean Monnet. Lié à Donovan et surtout
à l'ambassadeur américain à Paris, David Bruce, un proche de Franck
Wisner, Monnet est trop fin connaisseur du monde anglo-saxon pour
accepter directement les dollars de la CIA. Compte tenu de sa prudence
de Sioux, l'aide américaine à son courant européaniste devra emprunter
d'autres voies. En 1956, Monnet se voit ainsi proposer l'équivalent de
150 000 euros par la Fondation Ford. Une offre qu'il décline,
préférant que cet argent soit versé au professeur Henri Rieben, un
économiste et universitaire suisse pro-européen qui vient d'étre nommé
chargé de mission aux Hautes Etudes commerciales de Lausanne. Rieben
utilisera ces fonds en toute transparence financière pour créer un
Centre de recherches européen.
En 1958, le retour du général de Gaulle, radicalement hostile aux
thèses fédéralistes, annihile les derniers espoirs de l'UEF et de ses
amis américains. Dissolution de l'ACUE dès mai 1960 puis cessation des
financements occultes par la CIA s'ensuivent. En douze ans, la
Compagnie aura quand méme versé aux européanistes de toutes tendances
l'équivalent de 50 millions d'euros sans étre jamais prise la main
dans le sac ! Mais pourra-t-on préserver longtemps le grand secret ?
La première alerte éclate dès 1962. Trop précise sur les financements
américains, une thèse universitaire sur les mouvements européanistes
doit étre ” enterrée ” d'urgence en Angleterre. Ce remarquable travail
est l'oeuvre du fils d'un camarade de résistance de Frenay, Georges
Rebattet, créateur en avril 1943 du Service national maquis. Georges
Rebattet, le successeur en 1952 de Joseph Retinger comme secrétaire
général d'un Mouvement européen dont il a d'ailleurs assaini pour une
bonne part le financement.
Deuxième secousse au milieu des années 1960. L'étau de la presse
américaine (le New York Times et la revue gauchiste Ramparts ) se
resserre sur une des filiales du ” trust ” Braden-Meyer, le Congrès
pour la liberté de la culture o๠se côtoyaient des intellectuels
antitotalitaires européens de haute volée - Denis de Rougemont, Manhès
Sperber, Franz Borkenau, Ignazio Silone, Arthur Koestler ou, par
éclipses, Malraux et Raymond Aron. Financé par la CIA au travers de la
Fondation Fairfield, le Congrès édite en français l'une de ses revues
les plus prestigieuses, Preuves . Jouant la transparence, Braden jette
alors son pavé dans la mare. ” Je suis fier que la CIA soit immorale
“, déclare-t-il en 1967 au journal britannique Saturday Evening Post ,
auquel il confie des révélations sensationnelles sur le financement
occulte par la CIA du Congrès pour la liberté et sur le rôle d'Irving
Brown dans les milieux syndicaux. Silence radio, en revanche, sur le
soutien aux mouvements européanistes, le secret des secrets…
Ultime rebondissement à partir de juin 1970, quand le conservateur
anglais pro-européen Edward Heath arrive à Downing Street. A sa
demande, l'Information Research Department lance une vaste campagne
pour populariser sous le manteau l'européanisme dans les médias et les
milieux politiques britanniques. En 1973, l'Angleterre fait son entrée
dans le Marché commun ; le 5 juin 1975, 67,2 % des électeurs
britanniques ratifient la décision par référendum. Dans ce
renversement de tendance en faveur de l'Europe, un homme s'est jeté à
corps perdu : nul autre que le chef de la station de la CIA de
Londres, Cord Meyer Jr. Ce bon vieux Cord qui remplaçait vingt ans
plus tôt son copain Braden à la téte de la Division des organisations
internationales de la Compagnie.
Par Rémi Kauffer*, 01/03/2003
http://www.historia.fr