Pourfendeur du colonialisme et avocat controversé: Jacques
Vergès…
Héros ou démon ?…
Georges Stanechy
Vendredi 23 Août 2013
Beaucoup a été dit et écrit ces derniers jours après le décès de Me
Vergès. En ce qui nous concerne, voici ce que nous avons trouvé de
mieux pour lui rendre un certain hommage…
Jacques Vergès: La dignité humaine
"Die Ehre der menschlichen Vernunft verteidigen"
"Défendre l’honneur de la raison humaine"
Kant (*)
Jacques Vergès vient de nous quitter.
Personnalité unique, hors du commun. A l’immense culture. Pas
simplement historique, littéraire, ou juridique du fait de son métier
d’avocat, mais aussi géopolitique. Un des très rares dans notre pays,
connaissant toutes les coulisses des "pouvoirs", apparents, occultes,
fictifs ou réels, avec leurs circuits de "graissage" en argot du
milieu, c’est-à-dire de corruption.
En conséquence, il n’était dupe d’aucune
arnaque politicienne,
médiatique, et électorale de "l’ultralibéralisme" qui n’est, une fois
le vernis académique décapé, que de "l’ultracupidité".
Son vécu, son métissage, son engagement permanent pour la défense de La
Dignité Humaine, l’avaient placé au cœur de tous les continents,
ethnies, croyances et drames historiques. Tout jeune résistant à
l’occupation allemande, il n’avait pu s’engager dans les Forces
Françaises Libres (FFL) qu’avec l’autorisation écrite de son père.
Témoin de la tragédie et des horreurs des luttes d’indépendance des
colonies européennes, dès la fin de la deuxième guerre mondiale,
notamment : Algérie, Madagascar, Indochine… Jusqu’à la guerre du
Vietnam provoquée par les USA, ravageant aussi Cambodge et Laos. Toutes
les invasions et destructions, dans le cynisme et le mensonge de nos «
élites », qui on suivi : écrasement de
l’Irak, pulvérisation de la
Lybie, saccages actuels de la Syrie et de l’Egypte.
Sans oublier, l’interminable martyre de la Palestine avec ses
nettoyages ethniques, son apartheid, ses massacres, tortures et
spoliations.
Ce qui, évidemment, ne lui fut jamais pardonné par notre nomenklatura,
au fanatisme colonial viscéral, qui n’a cessé de le diaboliser via ses
instruments de propagande que sont nos médias nationaux, « associations
» ou ONG spécialisées dans la désinformation. Tout juste s’ils ne le
travestissent pas en complice du terrorisme international et, pourquoi
pas, en terroriste potentiel ou camouflé !…
De l’action courageuse et tenace de cet Humaniste, deux enseignements
fondamentaux sont à retenir :
I )La Justice n’est pas le Lynchage
Face aux Tartuffes qui lui reprochaient de défendre les « mauvaises
causes », il rappelait sans cesse qu’une “Justice”
authentique se doit
de veiller à la défense de n’importe quel criminel ou supposé tel.
Défendre un "criminel", pour un avocat, n’est pas se rendre complice,
approuver ses actes, ses intentions ou ses convictions.
L’exercice, le fonctionnement, l’esprit ou l’éthique de “La Justice” ne
doivent pas être conditionnés, pollués, par l’émotion ou les préjugés
d’une opinion publique elle-même instrumentalisée par des intérêts
occultes qui n’ont souvent rien à voir avec ceux de la collectivité.
Seule une "Justice" sereine, indépendante de toutes pressions, est en
mesure de protéger nos libertés publiques et, avant tout : La Dignité
Humaine.
De plus, la défense d’un accusé ou mis en examen, sous la présomption
d’innocence ou pas, permet le partage, l’exposition d’informations
nécessaires à la compréhension des phénomènes de violence, étatique ou
individuelle, ou encore d’évolution sociale par l’ensemble des
citoyens. Et, de mieux les maîtriser.
Utopie ?… Peut-être, ou certainement.
Quand on voit sur nos plateaux TV ou radios, dans nos journaux, de
prétendus "spécialistes de la sécurité publique" affirmer, avec
l’arrogance imbécile de ceux qui jouent les détenteurs de secrets
d’Etat hors de portée des citoyens ordinaires, que grâce à « l’action
efficace des services spéciaux » de nombreux attentats sont déjoués
chaque année…
Qui sont-ils, ces soi-disant "terroristes" arrêtés ou neutralisés ?… Où
ont-ils été jugés ?… Comment ?… Par qui ?… Quels ont été les peines
requises et les peines appliquées ?… Pourquoi notre Nation, ses
citoyens, ne seraient-ils pas tenus informés sur l’identité des
prétendus "terroristes" arrêtés et sur leurs motivations criminelles ou
pas ?…
Une
"Justice", dans une démocratie, doit être publique et non pas
secrète ou "d’exception". A moins qu’il ne s’agisse, en l’absence
d’éléments probants, d’un roman élaboré par ces soi-disant "services
spéciaux" pour dissimuler leur incurie, leur gabegie, tout en créant
une ambiance anxiogène aux fins d’encadrer une opinion publique
réfractaire à la diminution incessante de ses libertés de pensée,
d’expression ou de réunion…
ii) La Bonne Conscience n’est pas La Justice
Jacques Vergès considérait "La Bonne Conscience" comme la pire des
pathologies accablant les oligarchies occidentales et leurs opinions
publiques formatées. D’être la justification de la Loi du Plus Fort, la
Loi des Vainqueurs. "Plus Fort", "Vainqueur", souvent temporaires, car
la roue de l’Histoire tourne plus vite qu’on ne l’anticipe…
Soulignant, par exemple, que le procès d’un tortionnaire
tel que Klaus
Barbie ne devait pas servir de sacrifice du bouc émissaire pour
dissimuler les tortures et exactions pratiquées par les forces
d’occupation françaises, en Algérie tout particulièrement. Au niveau
d’horreur comparable à celui de l’occupant allemand sur notre propre
territoire.
Rappelons qu’il avait épousé l’héroïque résistante Algérienne, Djamila
Bouhired, qui avait enduré de longues séances de torture par l’armée
française. Ayant pu obtenir sa grâce, après l’avoir défendue en tant
qu’avocat.
Prendre conscience de nos comportements criminels lors de nos
prédations impériales n’a pas pour finalité de pratiquer une
culpabilisation, ou une auto-flagellation masochiste. Mais, au
contraire, dans un élan constructif s’assurer, collectivement et
solidairement, que ces atrocités commises où que ce soit et par qui que
ce soit ne se reproduisent
plus.
Les abjections récentes, actuelles, d’Abu Ghaïb, Guantanamo ou Gaza,
les dévastatrices guerres civiles imposées et organisées par nos castes
dirigeantes dans des pays qui ne nous ont rien fait, sont là pour nous
inciter à la vigilance dans cette lutte permanente pour le respect de
la Dignité Humaine. Rocher de Sisyphe de notre condition humaine.
Jacques Vergès était à la pointe de ce combat. A son exemple, cette
remise en cause nous concerne tous, à chaque instant.
En son hommage, je remets en ligne, à la suite de la vidéo d’un
entretien où il résume sa vie et sa pratique d’avocat avec une
chaleureuse humilité, un billet que j’avais publié le 6 septembre 2007,
en pensant à lui. Rédigé en réaction aux tartines racistes et
coloniales du "sarkozysme"…
(*) In "Voyous", J. Derrida, p.169, note 1, Galilée, 2003.
Un combattant de La Dignité Humaine…
6
septembre 2007
Et, un Tonneau d’Oreilles !… Un !…
« … Un plein baril d’oreilles… Les oreilles indigènes valurent
longtemps dix francs la paire et leurs femmes, demeurèrent comme eux
d’ailleurs, un gibier parfait… » (1).
.
C’est en ces termes choisis
qu’un général français racontait les exploits de ses troupes pendant la
guerre de conquête de l’Algérie (2).
.
«… Tout ce qui vivait fut voué à
la mort… On ne fit aucune distinction d’âge, ni de sexe… En revenant de
cette funeste expédition plusieurs de nos cavaliers portaient des têtes
au bout de leurs lances… ».
.
Extrait de la description, par Pellissier
de Reynaud, du massacre de la tribu des Ouffias par les troupes sous le
commandement du Duc de Rovigo. Toujours à la même époque et dans le
même pays (3).
« … J’ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages,
environ deux cents, ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les
oliviers coupés… Il est impossible de se figurer à quelle extrémité
nous avons réduit ces malheureuses populations ; nous leur avons enlevé
pendant quatre mois, toutes leurs ressources en blé et en orge.
Nous
leur avons pris leurs troupeaux, leurs tentes, leurs tapis, tous leurs
objets de ménage, en un mot toute leur fortune… ».
.
Orgueilleuse
satisfaction de la mission accomplie extraite d’une lettre, datée du 25
mai 1851 (4), écrite par un archétype de ces traîneurs de sabres, aussi
sanguinaires que mégalomanes, que produisent des armées à intervalles
réguliers, le Général de Saint Arnaud, lors d’une de ses campagnes en
Algérie.
Ce sont des extraits d’un "Maître Livre", écrit par un professeur
d’Université, de sciences politiques et de philosophie politique,
Olivier Le Cour Grandmaison
: Coloniser – Exterminer, Sur la Guerre et
l’Etat Colonial.
.
Il existe des livres récents sur la colonisation,
plusieurs sont remarquables (5). Bien sûr, le système médiatique et les
lobbies qu’il représente les occultent soigneusement : négationnisme
oblige !… Pour ne pas changer, en cette "rentrée des livres", les
médias nous asphyxient, à nouveau, dans les vapeurs et le nombrilisme
des cocottes littéraires… Un véritable déluge tropical. L’art de noyer
le poisson.
Mais, celui-ci est un véritable "coup de poing". Lisez-le. Ses
recherches et leurs références, ses analyses, ses notes de bas de pages
sont d’une rigueur implacable. Sa traque de la faillite de
l’intelligence, et du naufrage des valeurs fondatrices de la Dignité
Humaine, inexorable.
.
On reste tétanisé, intellectuellement,
émotionnellement, devant le récit de ces massacres, tortures,
destructions et souffrances infligés à longueur de siècles. Immenses.
Véritables génocides planifiés et exécutés par un colonisateur imbibé
de racisme jusqu’à la moelle.
.
Dans ce livre dense, il s’agit de la
France, au Maghreb, en Afrique, en Indochine et en Nouvelle –
Calédonie. Jusqu’aux massacres de Madagascar. Jusqu’à ceux du Cameroun,
auxquels Pierre Messmer, notre ancien premier ministre récemment
disparu, a participé en tant que militaire.
D’autres, encore, auraient pu être abordés, comme ceux commis par notre
pays en Syrie, avec les massacres de Damas tout spécialement, au cours
desquels l’armée française tirait au canon sur la population. La
synthèse qui est présentée donne, toutefois, un tragique et complet
aperçu des méthodes et moyens d’une guerre coloniale.
Les autres colonisateurs européens, perpétrant des crimes contre
l’humanité
similaires (6) sont aussi évoqués. En particulier, le
génocide des Hottentots par les allemands, en Namibie.
.
Comment a-t-on
pu et peut-on perpétrer de pareilles abjections dans la bonne
conscience ?…
Ce qui prend le plus aux tripes, c’est de mesurer les ravages d’une
idéologie fondée sur le racisme. Combien elle imprégnait des
intellectuels qui la relayaient, la justifiaient, l’amplifiaient.
Complices. Et, fiers de l’être…
Des auteurs qu’on aimait ou vénérait : Lamartine, Maupassant, Victor
Hugo, Tocqueville ou André Gide, et d’autres… Découvrir qu’ils
soutenaient de telles monstruosités, fondées sur la conception d’une
race supérieure, préfigurant l’idéologie raciste des nazis, un siècle
plus tard. Ou, celle des racistes occidentaux actuels dont on peut
contempler les œuvres quotidiennes, en Palestine, en Irak ou
ailleurs.
.
On retrouve la même
rhétorique du "choc des civilisations",
structurée par une mégalomanie de la suprématie de l’Européen, de
l’Occidental, les mêmes termes, les mêmes idées, arguments,
imaginaires, fantasmes et pulsions. Même paranoïa. Cent cinquante ans
plus tard…
On souffre à la lecture des propos de Victor Hugo dans un dîner, tenus
en janvier 1841, au général Bugeaud, le premier gouverneur général
d’Algérie, véritable brute psychopathe en uniforme (7) :
« … C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple
éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit… Nous sommes les Grecs du
monde ; c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit…
».
Ou encore, Victor Hugo notant, au lendemain d’un dîner mondain, les
atrocités de l’Armée d’Afrique, comme s’il s’agissait d’une chasse aux
perdreaux :
« … Algérie, le général Flô me
disait hier soir que, dans
les razzias, il n’était pas rare de voir des soldats jeter à leurs
camarades des enfants qu’ils recevaient sur la pointe de leurs
baïonnettes… » (8).
Et, Tocqueville, longuement cité dans l’ouvrage de Le Cour Grandmaison,
dont on ne célèbre, habituellement, que son œuvre La Démocratie en
Amérique. Mais, dont on tait tout le travail de parlementaire
"colonial" qu’il accomplissait à l’époque. Aussi glacial et méthodique
qu’un parlementaire "néocon" ou membre du Likoud
« … J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que
je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les maisons, qu’on
vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des
femmes et des enfants.
Ce sont-là, selon moi des nécessités fâcheuses,
mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera
obligé de se
soumettre… » (9).
Des décennies, des siècles de colonisation, et leur cortège
d’abominations, ont imprégné l’inconscient collectif. Surgit, alors, la
vision prémonitoire d’Aimé Césaire :
« … Au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés,
de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers
ficelés et "interrogés", de tous ces patriotes torturés, au bout de cet
orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison
instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de
l’ensauvagement du continent… » (10).
Pas étonnant que notre Président de la République soit allé ânonner,
devant des universitaires, des cadres et la jeunesse de Dakar, des
leçons de "civilisation", de "modernité", de "rationalité"… En fait,
des inepties, pétries, faisandées de racisme colonial … En 2007… A la
louche, en plus. En veux-tu, en voilà… Avec une morgue à faire pâlir
d’envie un hippopotame sortant des eaux…
Raison ? Modernité ? Monde de Demain ?…
Logorrhée de l’arrogance, dissimulant la sclérose d’une "caste"
française vivant encore à l’âge de pierre…
Ou, plutôt, à l’âge du tonneau…
(1) Le Cour Grandmaison, Olivier, Coloniser – Exterminer – Sur la
guerre et l’Etat Colonial, Fayard, 2004, p. 158-159, note 1.
(2) La propagande coloniale, qui perdure, dissimule le fait historique
que l’Algérie était une province semi-autonome de l’Empire Ottoman,
extrêmement riche sur le plan agricole : blé, olivier et élevage, en
particulier. Ce fut le plus important fournisseur de blé de la France,
pendant les guerres napoléoniennes. La France, de l’après Napoléon,
refusait d’honorer les créances de l’Algérie, ce qui provoqua une
tension entre les deux
pays. Ce fut un motif déterminant dans la
conquête. Rien à voir avec le coup d’éventail du Dey à notre
ambassadeur, et autres niaiseries sur un pays que la France aurait
trouvé vide de cultures et peuplé de sauvages… Le deuxième objectif
immédiat fut de s’emparer des importantes réserves d’or de son
gouvernement… Il faut espérer que le cinéma algérien s’approprie, un
jour, ce pan de l’histoire de son pays. Il y a des films passionnants à
réaliser !…
(3) Coloniser – Exterminer, Op. Cit., p. 159.
(4) Coloniser – Exterminer, Op. Cit., p. 147.
(5) Lire, notamment :
=> Branche, Raphaëlle, La Torture et l’Armée
pendant la guerre d’Algérie – 1954 – 1962, Gallimard, 2001.
=>
Manceron, Gilles, Marianne et les Colonies – Une introduction à
l’histoire coloniale de la France, La Découverte -Poche, 2003.
=> Plumelle-Uribe, Rosa Amelia, La Férocité
Blanche, Des Non-Blancs aux
Non-Aryens, Génocides Occultés, de 1492 à nos jours, Albin Michel,
2001.
(6) Une résolution de l’ONU, du 11 décembre 1946, déclare que "…
le génocide bouleverse la conscience humaine…".
(7) Coloniser –
Exterminer, Op. Cit., p. 98.
(8) Coloniser – Exterminer, Op. Cit., note
1, p. 98.
(9) Tocqueville, Alexis (de), Travail sur l’Algérie, cité in
Coloniser – Exterminer, Op. Cit.
(10) Césaire, Aimé, Discours sur le
Colonialisme, cité dans Coloniser – Exterminer, Op. Cit., p. 342.
Georges Stanechy
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