Elle n'est pas la première à admettre - après coup - qu'il avait été envisagé, et rejeté, de retirer l a question de l’OTAN de la table des négociations pour éviter une invasion russe.
Branko Marcetic,
Responsible Statecraft, 17 décembre 2025
https://responsiblestatecraft.org/ukraine-nato-sloat/
En ce qui concerne la guerre en Ukraine, il existe depuis longtemps deux réalités. L'une est propagée par les anciens responsables de l'administration Biden dans leurs discours et leurs interviews aux médias, selon laquelle l'invasion illégale du président russe Vladimir Poutine n'a rien à voir avec l'expansion de l'OTAN dirigée par les États-Unis dans ce pays aujourd'hui dévasté, qu'il n'y avait rien à faire pour empêcher ce qui était un inévitable accaparement impérialiste de territoire, et qu'une fois la guerre commencée, les négociations pour tenter de mettre fin aux massacres étaient non seulement impossibles, mais moralement répréhensible.
Puis il y a l'autre réalité, diamétralement opposée, qui transparaît parfois par inadvertance lorsque les responsables pensent que peu de personnes écoutent. Cette réalité a été récemment résumée par Amanda Sloat, ancienne conseillère spéciale du président et directrice principale pour l'Europe au Conseil de sécurité nationale, lors d'un entretien avec des ‘farceurs’ russes qu'elle croyait être des conseillers du président ukrainien Volodymyr Zelensky. « Nous avons eu des discussions avant même le début de la guerre. On se demandait ce qui se passerait si l'Ukraine disait simplement à la Russie : “Très bien, nous n'intégrerons pas l'OTAN, si cela permet d'arrêter la guerre, si cela empêche l'invasion” – ce qui, à ce moment-là, aurait très bien pu être le cas », a déclaré Sloat aux farceurs. « Aujourd'hui, trois ans plus tard, on peut se demander s'il n'aurait pas été préférable d'agir ainsi avant le début de la guerre, ou lors des pourparlers d'Istanbul. Cela aurait certainement évité les destructions et les pertes humaines. »
Lorsqu'on lui a demandé quelques instants plus tard si l'Ukraine et ses partenaires occidentaux auraient pu éviter toute la guerre et s'ils avaient « commis une erreur quelque part », Sloat a de nouveau suggéré, sans y être invitée, que répondre aux préoccupations des Russes concernant l'expansion de l'OTAN en Ukraine aurait pu être le moyen d'éviter la guerre.
« Si vous voulez faire une version alternative de l'histoire, vous savez, une option aurait été que l'Ukraine dise en janvier 2022 : "Très bien, nous n'entrerons pas dans l'OTAN, nous resterons neutres" », a-t-elle déclaré. « L'Ukraine aurait pu conclure un accord en mars ou avril 2022, lors des négociations d'Istanbul. »
Il convient de décortiquer ces quelques phrases pour en comprendre toute la portée. Sloat, ancien haut responsable de l’administration Biden étroitement impliquée dans la politique ukrainienne, affirme que :
1. Une affirmation explicite de la neutralité de l’Ukraine aurait vraisemblablement empêché l’invasion.
2. Cela aurait permis d'éviter les immenses pertes humaines et les destructions subies par l'Ukraine au cours des trois dernières années.
3. L'Ukraine aurait au moins pu conclure cet accord aussi tard que lors des pourparlers d'Istanbul, peu après l'invasion russe.
4. L'administration Biden a envisagé cette option pour évité la guerre, mais l’a finalement rejeté.
Mais pourquoi l'équipe Biden l’a-t-elle rejeté, en sachant qu’elle aurait permis d'éviter une guerre qui, de l’avis général, a été extrêmement sanglante et coûteuse pour des millions d'Ukrainiens ?
« J'étais mal à l'aise [‘unconfortable’] à l'idée que les États-Unis poussent l'Ukraine à ne pas le faire, accordant implicitement à la Russie une forme d'influence ou de droit de veto sur cette question », a déclaré Mme Sloat à propos de sa propre position. Interrogée sur le point de vue de Biden, elle a répondu : « Je ne pense pas que Biden ait estimé qu'il lui appartenait de dire à l'Ukraine ce qu'elle devait faire. De lui dire de ne pas adhérer à l'OTAN.»
En d'autres termes, Sloat a discrètement admis qu'elle préférait laisser la guerre éclater si l'alternative était de donner à la Russie un droit de veto de facto sur l'adhésion à l'OTAN.
Il est plus difficile de prendre au sérieux son affirmation selon laquelle Biden et elle-même étaient peu enclins à faire pression sur l'Ukraine. La politique US à l'égard de l'Ukraine a souvent consisté à faire pression sur ses représentants et sur sa population pour qu'ils acceptent à contrecœur des mesures auxquelles ils étaient opposés, et notamment en ce qui concerne l'OTAN. George W. Bush a imposé l'entrée de l'Ukraine à l'OTAN malgré l'opposition massive et véhémente de la population ukrainienne au début des années 2000, et des câbles diplomatiques divulgués dont j'ai fait état il y a deux ans montrent que les responsables étatsuniens de l'époque discutaient avec leurs homologues ukrainiens de la manière de rendre l’opinion publique ukrainienne « plus favorable » à l'idée. En fait, c'était souvent le rôle personnel de M. Biden pendant les années Obama, qui faisait pression sur les responsables ukrainiens pour qu'ils adoptent des réformes intérieures impopulaires imposées par le FMI.
Mme Sloat fait également un autre aveu potentiel lorsqu'elle mentionne que l'Ukraine aurait pu conclure un accord sur son statut au sein de l'OTAN lors des pourparlers d'Istanbul début 2022. « Je sais qu'à l'époque, les armées de nos pays avaient des points de vue divergents sur la contre-offensive », a-t-elle déclaré. « Je pense que, sous l'administration Biden, le grand espoir était que l'Ukraine récupère son territoire et soit capable de négocier un meilleur accord. Cela ne s'est pas passé comme tout le monde le souhaitait. »
Cela corrobore terriblement ce qui a longtemps été allégué par divers fonctionnaires et d'autres sources au sujet des pourparlers : comme le journal ukrainien Pravda l'avait d'abord rapporté, Zelensky avait subi des pressions pour rejeter l’accord et chercher plutôt la victoire sur le champ de bataille, les gouvernements du Royaume-Uni, des États-Unis et de divers États de l'OTAN d'Europe de l'Est étant apparemment particulièrement favorables à cette idée qui s’est avérée désastreuse.
Amanda Sloat n'est pas la première à faire cet aveu. Comme je l'ai documenté il y a deux ans, l'ancien secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, et l'ancienne directrice du renseignement national de Biden, Avril Haines, ont tous deux explicitement déclaré que l'expansion potentielle de l'OTAN en Ukraine était le principal grief qui avait motivé la décision de Poutine d'envahir le pays et que, du moins selon Stoltenberg, l'OTAN refusait tout compromis à ce sujet. Maintenant, Zelensky a accepté publiquement cette concession pour faire avancer les pourparlers de paix - seulement trois ans plus tard, alors que l'Ukraine est aujourd'hui en ruines, que son économie est détruite, que les victimes se comptent par centaines de milliers et que les survivants sont traumatisés et handicapés à grande échelle.
Tout cela restera certainement comme l'une des grandes occasions manquées de l'histoire. Les détracteurs de la guerre et de la politique de l'OTAN ont longtemps affirmé que la guerre et son impact dévastateur auraient pu être évités en excluant explicitement l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN, pour s'entendre dire qu'ils propageaient la propagande du Kremlin. Il s'avère qu'ils ne faisaient que relayer les opinions exprimées en privé des responsables de l'administration Biden
Branko Marcetic est rédacteur au magazine Jacobin et auteur de Yesterday's Man : the Case Against Joe Biden. Son travail a été publié dans le Washington Post, le Guardian, In These Times, etc.