Paul & Mick Victor
unread,Mar 4, 2015, 3:01:13 PM3/4/15You do not have permission to delete messages in this group
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Comme je n'ai strictement aucune moralité, j'ai piraté le coffret des
36 cds consacrés à l'intégrale Samson François (la deuxième, celle de
2010). On m'objectera que ce n'était pas la peine de le pirater,
puisque je peux l'écouter en streaming sur Qobuz autant de fois que je
veux. Mais je suis comme ça, mes gueux© ! j'ai besoin de satisfaire mes
pulsions perverses, j'ai besoin de faire le mal pour me réaliser
pleinement et retrouver une érection satisfaisante. Satan m'habite, en
quelque sorte.
Bon, je ne viens pas vous relater mes méfaits, mais vous parler de ce
magnifique coffret. Je n'ai pas tout écouté, bien sûr, mais j'y ai
trouvé quelques perles précieuses, le Concerto en sol avec Cluytens à
la baguette (en plus, je l'avais déjà), de somptueux Chopin, deux
admirables versions du Concerto de Schumann, dont l'une dirigée par
Paul Kletzki (un grand aussi, celui-là, bien injustement snobé sur ce
faux-rhum où il n'y en a guère que pour SAP et SAS). Bref, dans ce que
j'ai écouté, rien que du bon, du très bon nanan.
La première chose qui m'a frappé, c'est le répertoire relativement
limité de Samson, même s'il est mort jeune. Chopin, Schumann, Debussy,
Ravel, Liszt, un peu de Prokofiev et de Bartok, très peu de Beethoven,
quasiment pas de Mozart ni de Bach. La seconde chose, c'est
l'extraordinaire qualité de toucher du bonhomme. C'est magique ! Ce
gars-là fait chanter son piano aussi bien qu'un rossignol philomène
(Luscinia megarhynchos) fait vibrer son syrinx. Son jeu n'est jamais
dur, même dans les passages les plus musclés. Jamais il ne donne
l'impression de "taper", même dans Bartok, qui traitait pourtant le
piano comme un instrument à percussion. Dans la puissance comme dans
l'extrême douceur, c'est toujours velouté, charnu, charnel, et les
mélodies se détachent avec une luminosité que je n'hésiterais pas à
qualifier d'irradiante, de cristalline ou de porphyrique si j'écrivais
dans Diapason. Tu peux toujours essayer, bonhomme, tu n'y arriveras
pas, tu t'y casseras les didis. Un toucher comme ça, recta, (ben quoi ?
un toucher, recta...), ça demande des heures et des heures de boulot,
pression des doigts, hauteur de l'attaque, maîtrise des quarts et des
demi-pédales, et surtout, cerveau qui travaille, (je vous expliquerai),
cerveau qui façonne, qui sculpte la note avant qu'elle ne soit jouée,
ce sont des secrets oubliés. Et tout ça sans jamais tomber dans le
pathos, dans le mélo, dans les dégoulinances à la Grimaud (whaarf !),
dans le : "Écoutez comme je souffre", "Oyez comme tout ça est tragique,
braves gens". Pas de ça, Lisette ! Samson n'en rajoute jamais. Si
tristesse s'y tapi (persan), si nostalgie s'y love, si gaîté s'y niche,
elles sont tissées dans la trame même de la musique, pas dans les
outrances d'un pianiste qui veut à tout prix faire "passer des
émotions". Il suffit de jouer les notes, tout simplement, modestement,
pudiquement, il suffit de suivre les phrases, de les comprendre, de les
laisser naître, enfler, s'épanouir, mûrir et s'éteindre, et de les
prononcer avec les plus exquises sonorités. On est dans la droite ligne
de l'école française de piano, élégante, raffinée, on est dans la
tradition de Cortot, par qui Samson François fut formé, comme le furent
Père le Muttère, Lipatti (sur la pointe des pieds), Yvonne le fait dur,
et bien d'autres.
Je regrette que les livrets qui accompagnent les disques n'indiquent
quasiment jamais la marque du piano utilisé pour les enregistrements.
En écoutant Samson François, je pressens qu'il devait jouer
essentiellement sur des pianos français, et que les Pleyel étaient à
l'honneur. Aujourd'hui, tout se ressemble. L'immense majorité des
interprètes joue sur Steinway, quelques-uns sur Yamaha ou Bösendorfer -
ce qui est un moindre mal. Les pianos Steinway sont excellents, certes,
mais ils ont une sonorité un peu dure et métallique qui a tendance à
devenir un standard. Ce sont des pianos "brillants", qui flattent
l'interprète, qui sonnent haut et fort (c'est d'ailleurs nécessaire
dans des salles de concert de plus en plus grandes), mais qui ont
finalement tous la même personnalité. Et quand tout le monde a la même
personnalité, plus personne n'a vraiment de personnalité. La musique
s'uniformise, mes gueux©. De Tokyo à New York en passant par Vienne,
tous les orchestres du monde sonnent à peu près pareil (il fut un temps
où l'on pouvait distinguer à l'oreille la Philharmonique de Berlin de
la Philharmonique de Vienne, c'est bien fini), toutes les salles de
concert du monde ont à peu près la même acoustique (et les anciennes
salles, qui avaient des sonorités atypiques et une vraie personnalité,
sont démolies ou transformées en succursales du Crédit Agricole), tous
les pianos sonnent "Steinway" ou "Yamaha". Et plus personne ne peut, ne
sait jouer comme Samson François. L'enseignement s'est perdu, et les
instruments qui permettaient ces magnifiques sonorités ne sont plus
utilisés en concert. C'est un phénomène qui ne touche pas que la
musique, hélas. Les saveurs culinaires, les filles, les programes télé,
les romans, les fringues, tout s'uniformise. Et même ici, d'où je vous
écris, sous les palmiers, les filles aux yeux bridés se font débrider
et refaire le pif pour ressembler au prototype de l'actrice
internationale (de la pétasse américaine), les jeux télévisés
ressemblent furieusement à ceux qu'on peut voir partout dans le monde
(ce sont des licences qu'on se vend et qu'on s'achète de pays en pays),
bref, la mondialisation est en train de gommer les cultures, les
particularismes, les modes de pensée, les originalités. On rabote tout
ce qui dépasse, on ne veut voir qu'une tête, et si possible, la même
pour tout le monde. Si l'ennui naquit un jour de l'uniformité, on va
crever d'ennui dans pas longtemps, mes gueux©, c'est moi kivouldi.
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Paul & Mick Victor
Va boire une tite bière pour noyer son désespoir