Lionel Tacchini a formulé la demande :
> Personne pour chanter les louanges de Vivaldi. Ils préfèrent ce que leur joue
> Dudamel
J'avais écrit - en 2009, ça ne nous rajeunit pas -, un petit texte sur
le "Mystère Vivaldi". Comme je suis en manque d'inspiration
aujourd'hui, je le reproduis ici :
Le fils du barbier me rase, je n'y peux rien. Pourtant, on ne pourra
pas me reprocher de n'avoir pas essayé. Cent fois, mille fois, je me
suis attelé à la tâche, je me suis installé dans mon fauteuil le plus
confortable, concentré, plein de bonne volonté, bien décidé à percer
coûte que coûte ce mystère. Las, très vite mes paupières
s'alourdissent, mon esprit se met à vagabonder, il faudrait que je
change le joint de ce robinet qui fuit, j'ai oublié de rappeler la
banque, surtout ne pas oublier d'acheter du café, il faudra que je
change le joint de ce café qui fuit, j'ai oublié de rappeler mon
robinet, et je tombe dans une douce somnolence, anesthésié par ce
violon qui n'a rien à me dire et ces phrases musicales qui ne font pas
grand chose pour me surprendre. Vingt minutes de sa musique agissent
plus efficacement sur moi qu'un comprimé de Stillnox.
Son apport à l'évolution de la musique est incontestable. Il fixa les
formes du concerto de soliste, même s'il n'en fut pas l'inventeur :
avant lui, Torelli avait déjà utilisé la coupe en trois mouvements,
rapide, lent, rapide. Ses sinfonies préfiguraient les symphonies
classiques et annonçaient Carl Philipp Emmanuel ou Jean Chrétien Bach.
Ses modulations du majeur au mineur, ses hardiesses harmoniques,
l'utilisation des accords de 9ème ou même de 11ème devaient avoir un
aspect résolument moderne en 1720. Il est d'ailleurs faux de prétendre
qu'il ne fut pas reconnu en son temps. Il souleva l'enthousiasme en
Europe, Corrette écrivit un Laudate Dominum sur ses Quatre Saisons et
Bach transcrivit plusieurs de ses concertos. Néanmoins, ce ne sont pas
ces apports théoriques, largement ignorés du grand public, qui peuvent
expliquer aujourd'hui cette frénésie de Vivaldi. Bien d'autres
apportèrent des contributions décisives à l'écriture musicale et ne
sont pas utilisés en fond sonore sur les répondeurs téléphoniques
(celui de la Mairie de Paris avec son "Printemps" nasillard et couinant
est un modèle de bon goût municipal) ou en sonnerie sur les téléphones
portables. Non, décidément, il y a un mystère Vivaldi.
Je tombe sur un paragraphe d'Antoine Goléa écrit il y a plus de 30 ans :
"Aujourd'hui, des tonnes de disques chantent la gloire de Vivaldi, et
il suffit d'afficher un programme Vivaldi pour que se remplisse une
salle. C'est une mode qui passera comme les autres et on s'apercevra à
quel point un Corelli et un Tartini ont un génie autrement divers et
profond que ne le sont le talent et la facilité de Vivaldi." La
prophétie ne s'est pas réalisée, puisque la maison d'édition Naïve a
initié un projet monumental d'enregistrement des manuscrits inédits du
Prêtre roux conservés à la bibliothèque de Turin. Projet prévu sur 15
ans, qui promet de faire couler beaucoup d'encre et de générer de
confortables profits. 300.000 coffrets de la première livraison
auraient déjà été vendus, ce qui est un chiffre pharaonique pour de la
musique classique. Rappelons que l'immense majorité des nouveaux
disques n'atteint pas 1.000 exemplaires, et que la plupart sont vendus
à moins de 500 ex. Un disque classique qui dépasse les 3.000
exemplaires écoulés constitue un véritable exploit dans le milieu de
l'édition. Le record des ventes reste à ce jour à Jordi Savall à la
viole de gambe pour la musique de Tous les matins du monde, vendue à
environ 1 million d'exemplaires. Lequel Jordi Savall collabore
d'ailleurs au programme de Naïve. On ne s'en plaindra pas, c'est un
musicien d'exception.
Il faut regarder les photos que Naïve a utilisées pour les couvertures
de ses Cds pour mieux comprendre sa démarche marketing. Elles
conviendraient parfaitement pour promouvoir des parfums ou des
sous-vêtements haut de gamme.
http://www.naive.fr/oeuvre/the-vivaldi-edition-operas-01
Vivaldi s'y décline comme un produit de luxe, il prend sa place à côté
de Dior, Chanel, Louis Vuitton, Rolex, Gucci ou Prada. La culture est
traditionnellement austère et l'exhumation de paperasses vieilles de
presque trois siècles risquait de ne concerner qu'un public de vieilles
barbes spécialistes, forcément limité. Il fallait éviter que la pièce
de musique devînt une pièce de musée, il était nécessaire de lui donner
un look moderne à l'usage des jeunes cadres et des bobos, généralement
assez incultes musicalement, mais très sensibles au statut social.
C'est pourquoi la communication de Naïve n'est pas principalement axée
sur la musique elle-même, mais insiste davantage sur l'aspect luxueux
du produit, avec des photos inédites de Venise dans un format 30 x 30.
The Vivaldi Edition Operas #01 comprend 27 CD, 1 DVD bonus et 2 livres
totalisant 208 pages au prix de 180 Euros TTC. Démarche opposée à celle
de la maison Brilliant, qui propose régulèrement des coffrets de 100
Cds ou plus pour des prix dérisoires (on trouve désormais le coffret
Mozart de 170 Cds à moins de 50 euros, et un coffret Vivaldi de 40 Cd à
moins de 40 euros). Chez Naïve, on offre relativement peu pour assez
cher. Brilliant, c'est l'eau de Cologne, Naïve, c'est 5 de Chanel.
Il y a tout de même là-dedans, comme disait Don Juan, quelque chose que
je ne comprends pas. Qui, à part quelques allumés, pourrait bien avoir
envie d'écouter une cinquantaine d'opéras baroques, certainement bien
écrits, mais si loin de nos préoccupations actuelles ? Pourquoi Vivaldi
devient-il ce symbole de la Grande Musique, et qu'est-ce qui, dans son
oeuvre, peut expliquer cet engouement ? Ou plus simplement, qu'est-ce
qui, à notre époque, fait qu'on va chercher une émotion esthétique chez
un compositeur mort depuis trois siècles alors que personne n'écoute
les créateurs contemporains ? Je tombe également sur un "Vivaldi
Universel", commande du "Rhino Jazz Festival" qui utilise
astucieusement les Quatre Saisons dans une démarche écologiste : "Le
Livret "Les Arrières Saisons" composée de voix de 7 à 78 ans qui
disent, témoignent ou lisent les Saisons - lectures à partir d'écrits
d'Ahmadou Kourouma, de Charles Beaudelaire et surtout d'extraits du
Troisième Rapport d'évaluation du Groupe de Travail I du Groupe
d'Experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC)
intégrant les nouveaux résultats des cinq dernières années de recherche
sur les changements climatiques."
Décidément, simple phénomène de marketing ou réelle et formidable
modernité qui m'a quelque peu échappée, je le confesse, il y a bel et
bien un mystère Vivaldi. Je vais une fois de plus m'installer dans mon
fauteuil le plus confortable, concentré, plein de bonne volonté, bien
décidé à percer coûte que coûte ce mystère. Las, j'ai bien peur que,
très vite, mes paupières ne s'alourdissent, que mon esprit ne se mette
à battre la campagne, il faudrait que je change le joint de ce robinet
qui fuit, j'ai oublié de rappeler la banque, surtout ne pas oublier
d'acheter du café, il faudra que je change le joint de ce café qui
fuit, j'ai oublié de rappeler mon robinet, surtout, ne pas oublier...
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Paul & Mick Victor
Va s'écouter les Quatre saisons