Vous trouverez ci-joint le programme de deux
journées d'étude internationales qui se tiendront en
Sorbonne et à la Maison de la Recherche de Paris 3,
les 1 et 2 juin prochains : Traduire en justice.
Traduction, éthique et figures de la justice.
L'argumentaire se trouve ci-dessous.
N'hésitez pas à diffuser l'information auprès de
celles et ceux que cela pourrait intéresser.
Bien cordialement,
Naomi Nicolas Kaufman
Traduire en justice. Traduction, éthique et
figures de la justice
Depuis une trentaine d’années, les recherches
et réflexions sur la traduction ont connu une
singulière prolifération, à partir de différents
champs de savoir et points de vue
épistémologiques. En France, les travaux d’Antoine
Berman constituent un jalon important de cette
histoire. Le « virage éthique » de la traduction
(Berman 1985, 88), dont il fut l’une des
principales figures, repose sur un paradigme
articulant altérité et rapport à l’autre : «
l’essence de la traduction est d’être ouverture,
dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise
en rapport, ou elle n’est rien » (Berman 1984,
16). Dans le sillage de Berman, les discours
d’Anthony Pym et de Lawrence Venuti situent la
traduction dans une perspective sociologique et
juridique, en réaffirmant la prééminence d’une
éthique interculturelle.
Au même moment, le développement des études
postcoloniales dans le champ anglo-saxon donne
lieu à un nombre considérable de contributions à
la pensée de la traduction de la part de
théoriciens postcoloniaux issus de la Comparative
Literature et des Cultural Studies, tels que
Tejaswini Niranjana, Homi Bhabha et Gayatri
Chakravorty Spivak. Si les travaux de celle-ci,
jusqu’aux plus récents, posent la question du rôle
de la traduction dans le processus colonial,
processus de production de savoir et de
constitution de sujets, la traduction est
également représentée comme rencontre des langues
et outil de résistance à l’impérialisme politique,
culturel et linguistique, agent de la différence
culturelle (Spivak 1993, 1999, 2012). La «
non-traduction » apparaît notamment chez Spivak,
elle-même traductrice du Bengali, comme résistance
à la tentation de l’équivalence, et aux inégalités
manifestes produites par la mondialisation et le
développement d’un globish anglais planétarisé
(Cassin 2007).
L’équivalence, notion centrale en traductologie,
se voit aujourd’hui resaisie par Emily Apter, dont
les recherches actuelles proposent de la
substituer par celles d’(in)justice et
d’(in)égalité. C’est également par souci de «
réinscrire du négatif dans la pensée de la
traduction » que Tiphaine Samoyault a pu parler de
« traduction agonique » lors de l’ouverture du
Printemps de la traduction (mai 2016).
Enfin, les nombreuses réflexions de Jacques
Derrida sur la traduction, au fil de textes de
nature variée, font émerger une constellation qui
place la traduction au sein d’une réflexion sur la
violence, le pardon, le droit et la justice,
l’hospitalité et l’accueil, le don et l’échange.
Le lexique et les thématiques mobilisées par
Derrida sont l’une des sources alimentant la
recherche contemporaine sur la traduction, telle
qu’on la trouve notamment dans l’entreprise du
Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire
des intraduisibles, dirigé par Barbara
Cassin, et sa reprise en anglais par Emily Apter,
Jacques Lezra et Michael Wood.
En français, le syntagme traduire en justice
signifie appeler à comparaître devant une
institution judiciaire. Pour ces journées d’étude,
cette signification s’intensifie dès lors qu’elle
s’accompagne d’une lecture prenant en contre-pied
la lexicalisation de l’expression, « traduire en
justice » pouvant indiquer la traduction
linguistique en contexte judiciaire.
L’articulation de ces deux lectures peut permettre
déjà, dans un premier temps, de questionner le
caractère unique de la loi, l’applicabilité d’un
droit, les conditions même permettant de parler de
justice lorsque au moins deux langues parlent en
contexte judiciaire - la première étant celle dans
laquelle existe et s’exprime l’institution, les
autres étant traduites vers elle. Les enjeux de
cette articulation nous amèneront à réfléchir aux
cas où la traduction ou les traducteurs se
trouvent face à la justice.
Dans une dimension sans doute plus théorique, mais
non moins problématique ou essentielle,
l’expression traduire en justice interroge
les conditions de toute traduction, celle-ci étant
considérée comme appel fait à l’oeuvre littéraire
à comparaître devant une autre justice, un autre
droit, ou encore d’autres lois : celles de la
culture et de la langue vers lesquelles la
traduction est effectuée.
En outre, questionner le paradigme éthique de la
traduction qui domine la pédagogie traductive et
les discours institutionnels, du moins en France,
nous permettra d’analyser la façon dont éthique,
traduction et justice se présentent comme
différents noms désignant la relation à autrui. En
acceptant cette hypothèse, toute traduction
demanderait une prise de responsabilité de la part
du traducteur qui serait dès lors le garant du
caractère juste - adroit et dans le droit - de ses
choix. Derrida a toutefois démontré que la justice
ne se réduit pas à l’application du droit, et
qu’elle se situe là où « la décision entre le
juste et l’injuste n’est jamais assurée par une
règle » (Derrida 1994, 38). Si la règle pratique
et pragmatique de la traduction contemporaine s’en
tient à l’éthique, traduire en justice dans nos
journées d’étude se propose de rendre visible les
pratiques et les pensées qui mettent en crise
cette éthique, la dérangent et la modifient.
Pendant la journée d’étude, en réponse ou en
réaction au mouvement unifiant du mondial et plus
récemment du global, nous invitons à penser les
justices, les droits et les paradigmes nationaux
ou internationaux dans leurs autonomies
paradoxales, ainsi que dans leurs historicités.
On pourra se demander en quoi, par exemple, la
question de l’éthique en traduction est toujours
déjà éthique, dans la mesure où elle témoigne
d’une position culturelle privilégiée ou d’une
position linguistique dominante (Casanova 2015) et
en souligner les implications lorsqu’il s’agit de
penser l’injustice à réparer - le mé-traduit,
l’intraduit etc. -, revers plus ou moins implicite
de tous ces discours. On pourra encore se demander
en quoi sortir d’une pensée (inter)nationale de la
traduction pour se situer à l’échelle de
communautés plus petites (tribus, familles, clans
etc.) ou moins stables (zones, aires, événements)
peut complexifier la justice de notre syntagme.
Le but de ces journées d’étude sera de réunir des
chercheurs travaillant dans différentes
disciplines et de faire apparaître les noeuds
communs et problématiques s’articulant autour et à
partir de l’expression traduire en justice,
proposée ici comme point de départ à la réflexion.