Le Monde, cahier Culture&Idées :

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Guy NICOLAS

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Oct 17, 2014, 8:57:16 AM10/17/14
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Bonjour !

Comme cela concerne Derrida et que nous recevons des mails alarmistes concernant le Collège international de philosophie, faut-il que nous fassions quelque chose et quoi ?

D’autant que le mail reçu quand au séminaire Badiou, l’impression que le gars est viré de l’ENS, parce que trop vieux ou trop de gauche à la papa (pas encore assez assimilé le Hollande/Valls/Macron...) ?

A la suite, même cahier, à propos d’une exposition Sade à Orsay un entretien avec Annie Le Brun.

Cahier Culture&Idées Le Monde daté du 18 octobre 2014


Et Derrida quitta le purgatoire


Le philosophe de la " déconstruction " est mort il y a dix ans. Enquête sur l'héritage intellectuel d'un penseur qui se méfiait des héritiers 

Jacques Derrida fut moins hanté par la mort que par la survie. Dans son existence quotidienne comme dans ses textes philosophiques, cette angoisse était omniprésente. " Tous les concepts qui m'ont aidé à travailler, notamment celui de la trace et du spectral, étaient liés au “survivre originel” comme dimension structurale ", résumait-il. En  2004, alors qu'il se savait condamné par le cancer, le célèbre théoricien de la " déconstruction " publiait dans Le Monde un ultime entretien, auquel il donnait lui-même valeur de testament. Il avait 74 ans. Bien conscient que sa survie était devenue sursis, il s'y montrait préoccupé par son héritage intellectuel. " Je laisse là un bout de papier, je pars, je meurs : impossible de sortir de cette structure, elle est la forme constante de ma vie. Chaque fois que je laisse partir quelque chose, je vis ma mort dans l'écriture. Epreuve extrême : on s'exproprie sans savoir à qui proprement la chose qu'on laisse est confiée. Qui va hériter, et comment ? Y aura-t-il même des héritiers ? "

Dix ans après la mort de Derrida, le 9  octobre  2004, cette question se pose à nouveau de façon urgente. En effet, lui qui a dynamité une à une les certitudes de la philosophie, lui dont les écrits ont inspiré psychanalystes, juristes, architectes ou cinéastes(pensons seulementau Deconstructing Harry, de Woody Allen), lui, le " petit juif français d'Algérie "qui incarna la pensée aux yeux du monde entier, lui, le séducteur qui connut en Amérique une gloire réservée d'ordinaire aux stars de cinéma, lui auquel Le Monde consacra un cahier spécial de dix pages, fait unique, au moment de sa mortsemble aujourd'hui se retrouver au purgatoire.

Pour la plupart des philosophes que nous avons interrogés, Derrida est moins cité actuellement que de son vivant, moins lu aussi que d'autres figures auxquelles on l'associe souvent, à commencer par Gilles Deleuze et Michel Foucault. " Quand on a tenu une place aussi immense que celle de Jacques, il y a forcément une chute ensuite. Lorsque j'étais étudiant, j'ai connu la même chose avec Sartre ", se souvient Jean-Luc Nancy, l'un de ses plus proches compagnons.

" Cet effet de purgatoire est classique, ajoute Mathieu Potte-Bonneville, qui avait 35 ans quand le philosophe disparut. Après la mort de Foucault, il a fallu dix ans pour qu'on puisse recommencer à le citer, parce que tous ceux qu'il avait exaspérés étaient soulagés de ne plus avoir à le discuter. Or Derrida a suscité une détestation rarement égalée, surtout en France, où il n'a jamais pu obtenir de poste à l'universitéD'ailleurs, le Collège international de philosophie, fondé par Derrida, en  1983, pour interroger les marges de l'institution philosophique en l'ouvrant à l'enseignement secondaire, à l'étranger et aux disciplines extraphilosophiques, ce Collège, donc, qui est tout sauf une école dédiée à sa pensée, fait aujourd'hui l'objet de graves menaces de la part du ministère de la recherche. "

Outre cet aspect " retour de bâton ", d'autres raisons expliquent le relatif retrait de Derrida sur la scène philosophique française et internationale. A commencer par son propre rapport à la question de l'héritage. Hériter, c'est forcément maintenir mais aussi trahir, disait le théoricien de la " fidélité infidèle ", qui a toujours mis en garde ses élèves contre les pièges de la transmission et de la dette. " Grand lecteur de littérature mais aussi de Freud et de Lacan, Derrida permet de relire tous les textes de la pensée en dehors du charabia des écoles ", explique l'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco.

Voilà pourquoi il ne peut exister quelque chose comme des " derridiens ", sauf à considérer comme tels ceux qui se contentent de psalmodier la langue du maître, cette prose magnifique qui commence à vous ventriloquer dès l'instant où vous la rencontrez. " J'aime beaucoup les parodies et, un jour, j'ai dit à Jacques que j'aimerais bien écrire un livre qui parodierait les philosophes, témoigne encore Jean-Luc Nancy. Il m'a tout de suite dit : pas moi, hein ? !, comme s'il sentait qu'il était l'un des plus éminemment parodiables. "

Hélas, cette écriture si envoûtante, avec ses formules reconnaissables et ses expressions emblématiques (" la promesse, s'il y en a ", " la révolution psychanalytique, si c'en fut une "…) menace de réduire sa postérité au ressassement, et ses disciples à des rabâcheurs. " La situation de Derrida en France est problématique, reconnaît Peter Szendy, qui a rencontré Derrida au moment de finir sa thèse, en  1995. Au mieux, on l'ignore poliment. Au pire, on pratique le pur mimétisme. La pensée de Derrida est une pensée de l'événement, qui supporte mal la répétition. Ses critiques sont donc aussi ses meilleurs héritiers. "

Parmi ceux-là, Catherine Malabou, qui fut proche de Derrida avant de prendre ses distances. Pour elle, plus encore que la haine dont le philosophe a été l'objet ou que son rapport à l'héritage, c'est le concept même de " déconstruction " qui fait désormais écran à son rayonnement. " La déconstruction, c'est la remise en cause de tout ce qui s'impose comme évidencemais ses modalités doivent changer, affirme Malabou. Chez Derrida, tout tournait autour de l'écriture, du texte, du livre… Aujourd'hui, la subversion vient d'ailleurs, de la plasticité, c'est-à-dire d'une trace qui n'est pas une inscription, mais une forme en mouvement, comme dans le cerveau ou les lunettes Google. Si la déconstruction ne s'empare pas de tout cela, c'est une pensée sans avenir. "

Partir sur les traces de Derrida pour frayer sa propre route, bousculer son lexique pour reprendre langue avec lui, tel serait peut-être le meilleur moyen de le retrouver enfin. " Derrida est une référence incontournable, mais les gens ne savent pas trop de quoi ils parlent quand ils le citent, note Jacob Rogozinski, dont un livre reparaît à l'occasion de ce dixième anniversaire (Cryptes de Derrida, Lignes, 224 p., 20  €). Lorsqu'il lisait les notes de ses étudiants, Roland Barthes avait l'impression de voir sa tête rétrécie, comme la tête coupée des Indiens Jivaros. Cela vaut particulièrement pour Derrida. Dès qu'on résume sa pensée, on la défigure, il n'y a pas chez lui de maître mot qu'on puisse transmettre facilement. Cela le rend odieux aux institutions et aux gardiens du commentaire. "

Pas de maître mot mais une écriture fragile, qui refuse de trancher, exhibant sans cesse ses tâtonnements, ses failles, ses doutes. En lieu et place d'une ligne droite, un chemin exaltant mais sinueux, parsemé de détours flamboyants, de féconds atermoiements. Le geste critique de Derrida pose question sur question et finit en général par poser la question de la question elle-même. Au risque de passer pour sceptique et de se voir congédier par une époque pressée et avide de certitudes.

" De même qu'il y a une droite décomplexée, il y a aujourd'hui une nouvelle métaphysique décomplexée, qui refuse la posture critique et veut renouer avec des formes d'affirmationen se réclamant par exemple de Bruno Latourou d'Alain Badiou, remarque Patrice Maniglier, qui appartient à l'avant-garde de la philosophie française. C'est pourquoi Derrida fait un peu figure de repoussoir pour des jeunes gens qui aspirent à dire la vérité en écho à une forme de radicalité politique. Derrida nous a appris à réfléchir, à ralentir, il a fait du gars scrupuleux, complexé même, une attitude philosophique, et c'est très beau. Mais aujourd'hui beaucoup de jeunes ont envie d'agir… "

Certes, l'œuvre de Derrida a une vraie puissance politique, elle mine toutes les appartenances et cherche les conditions d'une justice à venir, comme en témoigna la présence du philosophe aux côtés des sans-papiers ou dans la cellule de Mandela. Néanmoins, comparée à ceux de Foucault, de Deleuze et même de Sartre, ses textes apparaissent moins directement mobilisables. " Derrida a écrit dans un monde où se faisaient face des certitudes puissantes, marxistes ou catholiques, remarque Timothy Secret, jeune enseignant à l'université de Winchester (Grande-Bretagne). Dans un monde ironique comme le nôtre, il semble moins utile. C'est comme un démystificateur de magie qui a besoin que les foules croient en tel ou tel tour pour que son explication ait un écho. Aujourd'hui, les foules n'ont plus le temps de croire en quelque magie que ce soit. "

Mais, paradoxalement, cet effacementdu Derrida vedette, beau gosse charmeur et idolâtré, lui permet de devenir enfin, dans le silence des laboratoires et des bibliothèques, un classique. Récemment, un grand colloque lui a été consacré dans le théâtre de Normale-Sup, à Paris, rue d'Ulm. Située au sous-sol, la salle de spectacle était plongée dans la pénombre. Un théâtre pour ce penseur dramaturge, une semi-obscurité pour ce théoricien du secret : cette fois, Jacques Derrida était chez lui, rue d'Ulm, dans cette école dont il fut l'élève, mais qui l'a longtemps boudé. " Rue d'Ulm, il y a un groupe qui s'appelle “Lire, travailler Derrida”, où se retrouvent des doctorants du monde entier, témoigne Marc Crépon, qui dirige le département de philosophie à Normale-Sup. Même s'il est encore celui qui suscite le plus d'agressivité, Derrida est entré dans la galaxie des classiques, on le lit désormais comme on lit Sartre ou Merleau-Ponty. J'ai déjà fait soutenir deux thèses sur lui à la Sorbonne, c'était impensable il y a dix ans ! Ces lectures pointues, qui échappent au mimétisme, concernent non seulement ses textes éthiques, sur la promesse, la responsabilité, le pardon, la justice ou la peine de mort, mais aussi ce que Jean-Luc Nancy nomme les “fondamentaux de la déconstruction”, par exemple ses travaux sur Husserl et la phénoménologie. Et puis il y a ce que j'appellerais sa “constellation réceptive” : Derrida a tant écrit sur Antonin Artaud, Jean Genet, Paul Celan, Walter Benjamin, Carl Schmitt… Dès que vous travaillez sur ces auteurs, à un moment ou à un autre, vous tombez sur lui. "

Artaud, Genet, Celan… Autant de noms qui rappellent le compagnonnage de Derrida avec les poètes et les écrivains, le refus qu'il afficha toujours de séparer philosophie et littérature. Cela lui a coûté cher, puisque aujourd'hui encore, ses détracteurs les plus zélés, à commencer par les puissants représentants de la philosophie analytique, le raillent comme un pur et simple rhéteur. Mais cela lui a aussi permis de prendre pied dans des institutions académiques qui lui refusaient l'hospitalité. Aux Etats-Unis, il a non seulement exercé une influence considérable sur les départements de littérature comparée, mais il a même contribué à y façonner les modes d'enseignement.

Là-bas, ses textes font souvent référence, comme en témoigne Denis Hollier, professeur à la New York University. " Derrida a changé la vie de cet espace monacal que sont les universités américaines. L'attachement à son égard ne relève pas seulement de l'érudition, même s'il ne peut plus y avoir ces mille anecdotes que produisait chacune de ses visites sur les campus. Certes, il existe des résistances, notamment dans les études littéraires traditionnelles, qui préfèrent l'érudition sans aventure conceptuelle. De même, les étudiants ont davantage besoin d'ancrer Derrida dans des questions d'actualité liées au féminisme ou au postcolonialisme. Mais il est devenu un classique. Dans le séminaire que je consacre à l'autobiographie, toutes les questions que posent les étudiants le concernent, et beaucoup d'entre eux ont lu plusieurs fois les passages de La Grammatologie relatifs à Rousseau. "

Moins célébré que jadis outre-Atlantique, moins attractif que Foucault ou Deleuze politiquement, Derrida bénéfice toutefois d'une aura nouvelle, celle de l'auteur patrimonial. En témoigne le projet titanesque des presses universitaires de Chicago, qui ont décidé de traduire l'ensemble de ses séminaires en anglais. " Cette entreprise est sans équivalent, explique l'historienne Gisèle Sapiro, qui vient de publier une étude passionnante sur la traduction des sciences humaines. Une équipe de divers spécialistes va se réunir chaque année pour discuter de la traduction. Quand on connaît le reflux des traductions du français, la faiblesse des moyens, c'est impressionnant. Du reste, entre 2002 et 2012, parmi les éditeurs français les plus traduits aux Etats-Unis, le premier est une grande maison, le Seuil, et le deuxième une petite, Galilée, l'éditeur de Derrida ! "

Comme tous les penseurs qu'on réunit sous le label de la " French Theory " (Deleuze, Foucault, Baudrillard, Lyotard…), ce philosophe du détour est rentré au bercail après une longue virée en Amérique. " Un peu comme Heidegger est revenu en Allemagne via la France, Derrida nous revient par l'Amérique ", s'amuse la philosophe Barbara Cassin. Il a aussi beaucoup crapahuté en Turquie, au Brésil, en Inde ou au Japon, autant de pays où ses élèves sont nombreux, conscients de l'être ou non. " Derrida parlait parfois des crypto-marxistesremarque Kazuo Masuda,professeur à l'université de Tokyo. Il y a aussi désormais des crypto-derridiens, qui se servent de telle ou telle notion sans savoir qu'elle vient de lui"

Derrida a beaucoup voyagé et il revient transformé, moins starlette, donc moins intimidant qu'autrefois. Les jeunes philosophes qui s'emparent de ses textes ne l'ont souvent pas connu et sont plus libres à son égard. " Le Derrida fatigué, c'est le Derrida sentencieux, toujours en deuil, celui du pardon et de la justice, suggère Patrice Maniglier. Il nous faut un Derrida botté, avec des éperons, un Derrida rock'n'rollContre la philosophie néoréaliste d'aujourd'hui, qui pense pouvoir faire le partage entre le réel et la réflexion, ce Derrida-là nous apprend que penser c'est dangereux, qu'on ne sait jamais où est la limite entre la pensée et la réalité. Par exemple, retravailler avec Derrida le concept d'animal, c'est se mettre à vivre dans un monde où on ne peut plus percevoir la viande de la même manière. Il n'y a plus de viande, il y a de la chair meurtrie. "

Démarche derridienne s'il en est, de fidélité infidèle, et qui considère que la meilleure manière de respecter un héritage, c'est d'y faire le tri pour le sauver, de le déplacer pour mieux le relancer. " Non pas le choisir (car ce qui caractérise l'héritage, c'est d'abord qu'on ne le choisit pas, c'est lui qui nous choisit, nous élit violemment), mais choisir de le garder en vie. (…) Il faudrait penser la vie à partir de l'héritage, et non l'inverse ", notait le philosophe dans son dialogue avec Elisabeth Roudinesco (De quoi demain…, Fayard/Galilée, 2001).

Hériter de Jacques Derrida, dix ans après sa mort, lui rendre justice et répondre de lui, ce serait l'extraire du purgatoire en l'exposant à tous les vents. Et d'abord en montrant que la déconstruction, ce mot dont il annonça lui-même l'usure, jadis, loin d'être une démarche négative, voire nihiliste, constitue bien plutôt un geste d'affirmation, une philosophie de la vie. " L'aspect le plus caché de Jacques, celui qui fait son actualité, c'est une vraie affirmation, conclut son ami Jean-Luc Nancy. Par-delà une négativité apparente, Derrida dit oui, maintenant. Il est présent comme ce qui échappe mais qui a lieu, justement, en échappant. C'est la présence de quelqu'un, la rencontre, la venue. "Derrida revient, oui, il réapparaît déjà. Adieu au purgatoire, voici la transfiguration.

Jean Birnbaum, Jean Birnbaum


" Sade nous concerne tous « 


Deux cents ans après la mort de l'auteur de " La Philosophie dans le boudoir ", une grande exposition lui est consacrée au Musée d'Orsay. L'écrivaine Annie Le Brun, commissaire invitée, évoque la modernité de Sade et son influence sur les arts 

Les relations de Sade (1740-1814) et d'Annie Le Brun forment une longue histoire passionnelle. En  1977, l'écrivaine préface la première édition des œuvres complètes du " divin marquis " par Jean-Jacques Pauvert – en  1945, la publication d'Histoire de Juliette avait valu dix ans de poursuites judiciaires à l'éditeur. Suivront notamment Soudain un bloc d'abîme, Sade (Jean-Jacques Pauvert, 1986), Vagit-prop. Lâchez tout et autres textes (Ramsay-Pauvert, 1990), Sade, allers et détours (Plon, 1989). A l'occasion du bicentenaire de la mort de Sade, elle est la commissaire générale de l'exposition " Sade. Attaquer le soleil ", présentée au Musée d'Orsay.



On fête le marquis de Sade comme un classique, lui qui a été si longtemps considéré comme un maudit. Cherche-t-on à le neutraliser ?

Sade résistera à toute neutralisation, je crois qu'avec lui on peut être rassuré. On ne lit sans doute pas plus Sade aujourd'hui qu'hier, mais on l'enveloppe des plus diverses analyses historiques, psychologiques, médicales, linguistiques, comme pour nous protéger de l'abîme auquel il nous confronte.

Une grande entreprise de normalisation a commencé. La forme moderne de la censure n'est plus d'interdire, mais de désamorcer, par excès de commentaires, d'interprétations, par une sorte de gavage qui finit par tout rendre équivalent. Mais l'œuvre demeure, irréductible.



Qu'est-ce qui résiste chez Sade, qui nous concerne aujourd'hui ?

L'extraordinaire chez Sade est qu'avant Nietzsche, avant la psychanalyse, il mette la pensée à l'épreuve du corps. Il met vraiment la philosophie dans le boudoir, à l'inverse de tous les autres qui, dans le meilleur des cas, font de l'érotique une dépendance de leur système. Lui, au contraire, nous révèle que l'exercice de la pensée n'est pas une activité abstraite, mais qu'elle est déterminée par les mouvements des désirs et que sa source est avant tout pulsionnelle. C'est la phrase fameuse dans Histoire de Juliette : " On déclame contre les passions sans songer que c'est à son flambeau que la philosophie allume le sien. "

Tel est ce qui caractérise la pensée sadienne. Ses héros ne pensent jamais à froid, ils dialoguent, ils prennent du plaisir, il y a chez eux un perpétuel " échauffement " de l'esprit, une continuelle surenchère de l'imagination érotique sur le raisonnement, qui en est troublé. Et ce trouble se communique au lecteur, subjugué à son tour. D'ailleurs Juliette, l'héroïne favorite de Sade, le dit bien : " Ma pensée est prompte à s'échauffer ", révélant comment la pensée se met en mouvement. Sade est le premier à nous dire cela, et, plus encore, à nous le faireressentir…



Vous parlez d'un " cogito " sadien, d'une rupture philosophique majeure, qui nous précipite dans la modernité…

Dès 1782, il s'oppose en effet à Descartes : " Je pense, donc je suis. Cette idée, dit cet auteur, n'a aucun son, aucune couleur, aucune odeur, etc., donc elle n'est pas l'ouvrage des sens. Peut-on s'astreindre aussi servilement à la poussière de l'école ? ", pour conclure : " Point de sens, point d'idées ". Pour lui, la pensée est toujours incarnée, Il nous montre que le corps désirant travaille et sape toujours la raison, les beaux discours, la morale, et qu'en revanche une pensée est à l'œuvre qui nourrit les désirs, incite à les poursuivre sans jamais y renoncer, quel qu'en soit l'excès, jusqu'au crime parfois. Car il y a pour Sade une criminalité inhérente au désir, comme il l'affirme dans La Philosophie dans le boudoir : " Il n'est point d'homme qui ne veuille être despote quand il bande. " Voilà ce qu'on ne peut lui pardonner. Même si là et ailleurs, il annonce aussi bien Freud que le docteur Krafft-Ebing…



Vous pensez à ce catalogue des passions sexuelles que sont " Les Cent Vingt Journées de Sodome " ?

Sade y décrit six cents passions, des " passions simples "" doubles "," criminelles " et " meurtrières ", ce qui a fait dire à Maurice Heine, son éditeur dans les années 1930, que Sade est " l'homme à qui revient l'initiative de l'observation méthodique et de la description systématique " des perversions sexuelles. Seulement, à la différence des descriptions qu'en fait von Krafft-Ebing dans sa Psychopathia Sexualis, Sade nous les montre en action, il les incarne dans des personnages assumant leurs vices, tenant des propos scandaleux. Il les accompagne dans leur vertige et le pire est qu'il nous entraîne. Georges Bataille l'a bien vu, quand il rappelle qu'on ne saurait lire Les Cent Vingt Journées de Sodome sans une sorte d'" énervement sensuel " qui réveille en nous des pulsions enfouies. D'autant que dans cette perspective Sade a continuellement conscience qu'il replace l'homme au milieu des forces qui régissent l'univers, le faisant participer d'une nature violente, sexuée et immorale, qu'il lui importe en même temps d'excéder, en ce qu'elle constitue un défi pour la pensée.



Défendant un individu libre, souverain et jouisseur, certains ont dit que Sade vouait un culte maladif à des aristocrates despotiques. Ou encore qu'il était un individualiste ultralibéral avant l'heure. Qu'en dites-vous ?

En faire le premier penseur ultralibéral, une sorte de libertaire libertin épanoui, est sans objet. Sade sait combien la liberté est dangereuse et l'homme souverain inquiétant. Il est un des très rares écrivains, peut-être le seul, à mettre la nature humaine à nu. Il peint des personnages libérant toute la violence de la passion sexuelle, l'exerçant au détriment des autres, parfois jusqu'à une cruauté sans pareille. Mais, là où il nous inquiète le plus, c'est en  nous rappelant  que ces actes sont monnaie courante dans l'histoire. Ses personnages jouissant de leurs crimes sont de tous les temps.

Dès la première page des Cent Vingt Journées, il nous prévient qu'il va mettre en scène quelques-unes de " ces sangsues toujours à l'affût des calamités publiques qu'ils ont fait naître au lieu d'apaiser, et cela pour être à même d'en profiter avec plus d'avantages ". Il nous oblige à regarder ses personnages en face, il montre qu'ils nous troublent et qu'ils  vivent en nous. C'est pourquoi Sade nous concerne tous. Ses livres nous rappellent combien le vernis de la civilisation est fragile et de quelle nuit inquiétante viennent nos désirs, qui peuvent ressurgir à tout moment. Regardez ce qui s'est passé tout près d'ici, dans l'ex-Yougoslavie, au cours des années 1990, tous ces massacres, ces femmes enlevées, ces viols…



On a encore dit que Sade justifiait le crime sexuel. Dans son film " Salo ", inspiré par l'œuvre de Sade, Pasolini  assimile " Les Cent Vingt Journées " à la violence fasciste…

Si je tiens Pasolini pour un grand cinéaste, il me semble impossible de rattacher les romans de Sade à une période historique précise ou de les assimiler à tel ou tel régime. Pour lui, le crime reste un crime, quel que soit l'emballage idéologique. Sade reste le narrateur et le penseur radical de la noirceur humaine, refusant toutes les formes de justification que nous nous trouvons d'habitude pour excuser notre sauvagerie, que ce soit la patrie, la religion, la race, la révolution.

Sade nous enlève toutes nos excuses, tous nos garde-fous, toutes nos explications bien commodes pour nous montrer un homme jouisseur par nature, prompt à se servir des autres, emporté par des passions injustifiables. En cela, sa pensée défie les penseurs optimistes comme Hegel et le courant progressiste, qui avancent qu'après les périodes sombres de l'histoire la raison reprend ses droits, la négativité se dissout dans un nouvel élan de progrès social et de positivité. Chez Sade, le " noir " résiste, comme une source foisonnante, créatrice, n'en faisant pas moins entrevoir sur quel néant nous avançons.



Vous dites pourtant que Sade est moral. De quelle manière ?

De son vivant, Sade s'est opposé à la peine de mort, il a dénoncé les massacres des guerres de religion et l'Inquisition, il s'est opposé à la guillotine. Face à Robespierre qui, en principe opposé à la peine de mort, va la justifier pour des raisons idéologiques, c'est paradoxalement Sade qui est moral, refusant une fois pour toutes que la fin justifie les moyens. Son " malheur ", comme il le dit encore, est " d'avoir reçu une âme ferme qui n'a jamais su plier et qui ne pliera jamais ". A penser comme un de ses héros libertins que la philosophie " n'est point l'art de consoler les faibles " et qu'" elle n'a d'autre but que de donner de la justesse à l'esprit et d'en déraciner les préjugés ", Sade est encore moral.



En même temps, il se montre résolument athée et matérialiste, et ne cesse de blasphémer…

Sade a lu les matérialistes et les athées du XVIIIe  siècle, Nicolas Fréret, La Mettrie, Diderot, Helvétius, le baron d'Holbach, qui, en quelques décennies, ont bouleversé la pensée européenne et voulu libérer l'homme des entraves religieuses et politiques. Les personnages de ses romans les citent, ou plus souvent les détournent. S'appuyant sur eux, il ne rate jamais une occasion de démontrer l'inexistence de Dieu, comme une gymnastique nécessaire à la santé de l'esprit.

Et si Sade rejoint là le Don Juan de Molière et les penseurs des Lumières, il se propose en même temps d'éradiquer en l'homme le besoin de croire, d'instaurer une transcendance, à l'origine de toutes les formes de servitude volontaire. En cela, il va plus loin que tous les autres.



C'est-à-dire ?

Il ne lui suffit pas de rejeter Dieu, mais il en tire les conséquences, en opposant la notion de souveraineté à toute loi susceptible de limiter les passions, et du même coup d'attenter à la singularité de chacun. Pour lui, qui a passé vingt-sept années en prison, soit un tiers de sa vie, une lutte continuelle est engagée entre le désir de souveraineté de l'individu, les lois de la société et les préjugés moraux ou politiques. Cette affirmation sauvage est bouleversante parce qu'elle advient au moment où la Révolution et Robespierre célèbrent le culte de l'Etre suprême, s'installent dans le mensonge idéologique que Sade dénonce avec force dans " Français, encore un effort si vous voulez être Républicains ", cinquième dialogue de La Philosophie dans le boudoir. En cela, il annonce les grands enjeux de la modernité…



C'est cette modernité que vous voulez montrer à travers l'exposition " Attaquer le soleil ", au Musée d'Orsay,  à Paris ?

Si l'influence de la pensée de Sade dans les profondeurs du XIXe  siècle a été reconnue dans la littérature, que ce soit chez Apollinaire, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Huysmans, Lautréamont, on ne l'a pas perçue dans la peinture. Le pari de cette exposition est de montrer la rencontre de Sade avec la sensibilité du XIXe  siècle, au moment où, à la suite de la montée de l'incroyance, les cadres de pensée comme les normes de la représentation étant en train de s'écrouler, les questions qu'ils posent autour de l'irreprésentable violence du désir sont celles qui inquiètent alors la peinture.



Par exemple ?

Dans son Journal, Delacroix parle de " ce fond tout noir à contenter ". Très proche de Baudelaire, il a vraisemblablement lu Sade. Ne l'aurait-il pas fait, la rencontre est telle qu'à considérer, par exemple, l'étude pour La Mort de Sardanapale, que nous avons la chance d'avoir obtenue du Louvre, on peut se demander si ce n'est pas une illustration des Cent Vingt Journées de Sodome, alors que le texte en reste inconnu jusqu'au début du XXe  siècle. L'important est aussi que, quand on commence à affronter ces forces-là, on ne peut plus peindre de la même façon. Ainsi Degas, avec Scène de guerre au Moyen Age (1863-1865) qui représente une chasse aux femmes, où l'une est poursuivie à cheval, les autres abattues ou tuées à coups de flèches, rend compte d'une violence qui va le conduire à réinventer le nu. C'est sans doute pourquoi Degas se rendra dans les bordels parisiens pour y saisir sur ses monotypes la sauvagerie des corps dénudés échappant aux attitudes codées. De son côté, Ingres peint des corps de plus en plus érotisés, comme en témoigne le chemin parcouru entre la première version de Roger délivrant Angélique (1819) et Le Bain Turc (1862). Sans parler de Courbet et de la violence qui est à l'œuvre dans L'Origine du monde (1866) ; violence plus grande encore qu'on retrouvera dans la première période de Cézanne…



Mais n'est-ce pas au début du XXe  siècle, avec les surréalistes, que Sade est officiellement reconnu comme un auteur majeur ?

Sans aucun doute, mais c'est l'histoire d'un grand décentrement, au cours duquel le désir va devenir le sujet de la peinture. En fait, c'est une histoire souterraine qui, partant de La Philosophie dans le boudoir, aboutit aux Demoiselles d'Avignon (1907) – dont le titre de départ est Le Bordel philosophique. Et non sans raison, puisque, avec ce tableau, Picasso en arrive à mettre la peinture dans le boudoir, avant que le surréalisme ne reconnaisse le désir comme le grand inventeur de formes

Au début du siècle, le grand passeur de Sade est Apollinaire. Son roman Les Onze Mille Verges (1907) n'est pas une galéjade, mais un texte dérangeant, inquiétant, sur la férocité du désir. Il est intéressant que ce livre paraisse l'année où Picasso, dont il est alors très proche, termine Les Demoiselles d'Avignon. Quelques années après, c'est par Apollinaire que Breton, Soupault, Aragon accèdent à Sade.

Un peu plus tard, Robert Desnos publie De l'érotisme. Considéré dans ses manifestations écrites et du point de vue de l'esprit moderne (1923), où il explique qu'il y a un avant et un après-Sade. La revue La Révolution surréaliste ouvre une rubrique intitulée " Actualité du marquis de Sade ", Georges Bataille donne un texte érotique, Histoire de l'œil (1928), et les manifestes de Breton incitent l'homme à aller au bout de ses désirs et de ses rêves. C'est dire l'influence de Sade à cette époque…



Elle se fait sentir dans les arts visuels avec plus d'acuité encore. Selon vous, ce n'est pas un hasard. Pourquoi ?

La peinture est une pensée du corps, plus à même de rendre compte de ses métamorphoses. Car l'image du corps va être bouleversée de l'intérieur, comme en témoigneront violemment les œuvres de Félicien Rops, Edvard Munch ou Alfred Kubin, se rapprochant d'une expression longtemps tenue dans les marges des curiosa ou de la folie – d'ailleurs évoquées dans l'exposition –, pour rejoindre ainsi la pensée nue de Sade qui n'admet aucun des présupposés religieux, idéologiques ou sociaux.



La photo, le cinéma, le film X et d'horreur, les nouveaux arts du siècle ont aussi été touchés…

De nombreuses photos de Man Ray, d'Henri Cartier-Bresson, des cartes postales érotiques mises en scène, des photomontages de Jindrich Heisler, de Hans Bellmer, autant d'œuvres dont Sade semble être le foyer lointain, et qui bousculent les représentations connues de la sexualité. Dans le cycle " Sade au cinéma ", nous présentons L'Age d'or (1930), de Luis Buñuel, Salo ou Les Cent Vingt Journées de Sodome (1975), de Pasolini, ou encore L'Empire des sens (1976), de Nagisa Oshima, le premier film non pornographique à montrer de véritables scènes sexuelles et toute l'intensité sinon la férocité du désir féminin.



Comment ne pas penser à la Juliette de Sade, dont on a dit qu'elle était la première femme sexuellement libre ?

La Juliette de Sade est un personnage extraordinaire, dans lequel je crois que Sade s'est beaucoup projeté, et son coup de génie est d'avoir choisi une femme pour incarner cette liberté radicale. Dans ce roman, la femme et l'homme se retrouvent à égalité dans la liberté, l'ambition, la perversion et le crime. Tous les rôles traditionnels de la femme sont balayés par Juliette elle-même, qui invente jour après jour sa singularité pour aller chercher en elle, au cours de sortes de rêveries érotiques, ce qu'elle désire vraiment.

Pour Apollinaire, Juliette représente " la femme nouvelle " que Sade entrevoyait, un être, dit-il dans une formule un peu angélique, " dont on n'a pas encore idée, qui se dégage de l'humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l'univers ".  Ce n'est pas le moindre des paradoxes que Sade, qui décrit si souvent des femmes maltraitées, ait imaginé un personnage de femme radicalement libre qui proclame : " Le passé m'indiffère, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir. " Tout est dit.

Propos recueillis parFrédéric Joignot

à lire" Justineet autres romans "de Sade, préfacede Michel Delon (Bibliothèquede la Pléiade, Gallimard, 1 152 p., 60 €)." Lettres à Sade "Sous la directionde Catriona Seth.Textes de Noëlle Châtelet, Catherine Cusset, Pierre Jourde, Leslie Kaplan…(Thierry Marchaisse,152 p., 14,90 €)." Sade vivant "de Jean-Jacques Pauvert (Le Tripode, 2013)." La Philosophie dans le boudoir "de Sade(Gallimard,Folio, 1976).

à voir" Sade. Attaquerle soleil "Au Musée d'Orsay,du mardi au dimanche, de 9 h 30 à 18  heures, nocturne le jeudi jusqu'à 21 h 45.Jusqu'au 25  janvier  2015.Musee-orsay.fr/fr/visite/horaires/horaires-douverture.html " Sade, un athéeen amour "A la Fondation Martin Bodmer, à Genève.Du 6 décembreau 12 avril 2015.http://fondationbodmer.ch/expositions-temporaires/sade-athee-en-amour/



Luca Paltrinieri

unread,
Oct 17, 2014, 9:02:33 AM10/17/14
to paris...@googlegroups.com
Cher Guy, chers amis de Paris 8,
par rapport à la situation du Collège, en attendant d'entamer des actions plus substantielles, voici une pétition que nous venons de lancer sur une plateforme en ligne, chacun peut la signer et diffuser le plus largement possible
Merci de votre soutien
Luca






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Luca Paltrinieri 

Chargé de recherche, CIRPP, CCI-Paris-Idf
Chercheur rattaché au LabTop - CRESPPA,
UMR 7217, Paris 8/Paris Ouest/CNRS

Directeur de programme
Collège International de Philosophie

Chargé de cours, IED, Université de Paris 8

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