Le Monde : La "philo" contre la philosophie ?

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Guy NICOLAS

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Jul 26, 2014, 9:02:28 AM7/26/14
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Pour information - Guy


Le Monde daté du 27 juillet 2014

La " philo " contre la philosophie ?


Aux Controverses du " Monde " en Avignon, Michaël Fœssel et Frédéric Worms interrogent le succès d'une discipline qui oscille entre pédagogie et démagogie 

La philosophie ou, plutôt, la " philo " est désormais partout. Dans les hebdos, les bistrots, les radios. En bande dessinée, en croisière, sur CD ou DVD. Elle vulgarise les classiques et attire de nombreux lecteurs, amateurs et passionnés. La philo est un filon, avec ses vedettes et ses gourous, ses pédagogues cathodiques et ses rhéteurs polémiques. S'agit-il d'une heureuse démocratisation des concepts ou d'une contestable marchandisation de la sagesse ? Assiste-t-on au triomphe de la pédagogie ou bien à l'avènement d'une nouvelle idéologie ?

C'est à cette question que les philosophes Michaël Fœssel et Frédéric Worms ont répondu aux Controverses du Monde en Avignon, le 20 juillet. L'essor d'un business philosophique plaiderait tout d'abord en faveur du leurre idéologique. Vous êtes victime d'un licenciement abusif ? Plongez-vous dans le Manuel d'Epictète, célèbre stoïcien qui enjoignait ses contemporains de " vouloir ce qui arrive ", nous répondent les gazettes et autres livres à recettes. Une séparation douloureuse ? Relisez Rousseau, pour qui " l'amour n'est qu'une illusion ". Vous vivez avec 300 euros par mois ? Méditez Epicure, selon qui " celui qui ne sait pas se contenter de peu ne sera jamais content de rien ", recommandent des philosophes de service généreusement rétribués. Les autres sont pour vous que de simples objets de désir ? Ne vous moralisez pas, puisque Schopenhauer nous enseigne que " tout état amoureux, si éthéré qu'il se présente, a son unique racine dans l'instinct sexuel ".

Lutter contre la maladie avec Nietzsche (car " ce qui ne te tue pas te rend plus fort "), bronzer avec Camus au soleil de la Méditerranée (avec " cette lumière, si éclatante, qu'elle en devient noire et blanche "), s'affirmer avec Descartes, lâcher prise avec Heidegger, se soucier de soi avec Foucault…

Les usages démagogiques de la philosophie ne manquent pas. Il y avait autrefois la psychanalyse de comptoir. Il y a désormais la philo de bistrot, de Kant à Kanterbräu. On propose aussi aux lecteurs des expériences sensorielles et hautement métaphysiques à réaliser dans sa salle de bains, des croisières intelligentes en compagnie de stars de la pensée sur les mers aristotéliciennes ou dans des fjords kierkegaardiens.

Il y a trente ans, la philosophie était aux abonnés absents. Elle plaidait coupable pour ses impensés et crimes supposés. Totalisante et totalitaire, elle devait s'éclipser. Et se dissoudre dans l'art, la science ou la politique. Le postmodernisme avait annoncé son état de coma dépassé. Or aujourd'hui, " la “philosophie” est partout, note Alain Badiou.Elle sert de raison sociale à différents paladins médiatiques. Elle anime des cafés et des officines de remise en forme. Elle a ses magazines et ses gourous. Elle est unanimement convoquée, des banques aux grandes commissions d'Etat, pour dire l'éthique, le droit et le devoir " (Second manifeste pour la philosophie, 2009).

Ainsi " prostituée par une surexistence vide ", poursuit-il, la " philosophie " serait en train de devenir une idéologie. Une vision du monde à la fois soft et dominante qui permet de mieux l'accepter. Un discours d'accompagnement du monde tel qu'il va. Non pas une résistance à l'air du temps. Mais un acquiescement au conformisme du présent. Précisons. La philo, davantage que la philosophie, serait menacée d'un tel usage. Car il est nécessaire de faire le distinguo. La philosophie, c'est cet amour de sagesse entendue par les Grecs comme une " médecine de l'âme " mais aussi cette discipline de l'esprit qui invente des concepts, comme le cogito cartésien ou le conatus spinoziste. La philo, ce serait son versant populaire, sa vulgarisation déformante, sa version commerçante. Le monde des croisières et des séminaires (pour les classes huppées) et celui du " Grand Journal " de Canal+ et des bandes dessinées (pour les classes moins favorisées). L'univers de la consolation et de la consultation. Mais alors, " y a-t-il besoin de philosophie si celui-ci ne nous dit rien d'autre que le souci de soi au quotidien ? ", se demande Jacques Rancière (Chroniques des temps consensuels, 2005).

Tout cela est vrai. Mais gare toutefois à ne pas rejouer l'ancienne division entre les savants et les ignorants, les élites et les ilotes, les professionnels de la pensée et les Bouvard et Pécuchet. Car la philosophie a toujours marché sur ces deux jambes.

En France, la philosophie a un pôle universitaire où se conçoivent la plupart des œuvres philosophiques. Et un pôle populaire, où triomphent quelques maîtres penseurs et de nombreux pédagogues conteurs. Il y a du talent et de l'esbroufe de tous les côtés. Des artistes de la théorie et des populistes de la pensée, de véritables statures et de réelles impostures. Si le débat s'est notamment porté sur le style de Michel Onfray, critiqué par Michaël Fœssel et défendu par Frédéric Worms, il ne faudrait pas croire que la version " rebelle " de la philo soit hégémonique. En la matière, c'est plutôt la " moraline ", comme dit Nietzsche, la mièvrerie et les intellectuels d'accompagnement qui dominent. La circulation entre l'universitaire et le populaire en France est donc risquée, mais précieuse et singulière.

Car, dans un monde saisi par la montée des extrêmes et la bêtise planétaire, " il n'y jamais trop de philosophie ", assure Frédéric Worms. Face à la " demande de sens ", les philosophes ne doivent pas renoncer aux grands récits et relever le défi, explique Michaël Fœssel. La philo contre la philosophie ? Oui, mais tout contre.

Nicolas Truong


Face à la nouvelle demande de sens, refuser l'élitisme comme le populisme




Faut-il distinguer la " philo " de la philosophie ? 

Frédéric Worms La philo et la philosophie sont les deux versants d'une même discipline. Il faut les distinguer, mais je trouve dangereux de les opposer et surtout de les séparer. En France, cette articulation a toujours été centrale et fragile, du philosophe moderne à l'intellectuel contemporain, de Montaigne à Sartre. Cette articulation entre un discours libre qui s'adresse à tout le monde sur la place publique et un savoir fondé et critique remonte plus loin encore. Elle est peut-être née avec Socrate, qui parlait avec chacun pour éclairer sa vie concrète, tout en mettant chaque idée en question et restant un métaphysicien.

Au XVIIIe siècle, la philo était présente dans les salons et la philosophie l'était dans les traités. L'exemple le plus célèbre de ce clivage, c'est David Hume (1711-1776). A 23 ans, il publie un traité qu'il voulait scientifique sur le modèle de Newton, Traité de la nature humaine. Ce fut un échec total. Personne ne l'a lu. Il en a tiré la conclusion qu'il fallait parler aussi pour les salons. Il a alors écrit la même philosophie dans un style " agréable ". " Plaire et être utile ", comme on disait au XVIIe siècle. La philosophie est en échec lorsqu'elle ne plaît pas car il lui faut agir.

Michaël Fœssel C'est une distinction structurelle, en effet. On pourrait remonter à la différence entre les œuvres métaphysiques de Platon et d'Aristote et celles des épicuriens et des stoïciens qui, en apparence, relèvent davantage de la spiritualité ou des arts de vivre. La dualité entre la philosophie comme savoir systématique et exhaustif et la philo comme règle de vie et apprentissage de l'existence fait partie de l'histoire de la discipline. C'est dans la nature de la philosophie.

On admet sans sourciller de ne rien comprendre à la physique quantique ou à la biologie moléculaire. En revanche, on n'accepte pas facilement son incompétence devant des questions qui touchent à l'existence, à la liberté ou à l'amour. Autant de thèmes qui sont ceux de la philosophie, mais dont nous avons tous une idée, une prénotion, une expérience parfois. Cela crée un rapport ambigu à la philosophie, à la fois fasciné et distant, dans lequel le public ne comprend pas que des questions aussi banales soient abordées avec une telle technicité. D'où la tentation, récurrente, de sacrifier la philosophie à des discours de la sagesse, immédiatement articulés à la " vie ".

Je crois qu'il y a autant de définitions de la philosophie qu'il y a de philosophes. En revanche, je crois que l'on peut définir assez facilement la philo comme une expression issue de l'exigence de démocratisation des savoirs. Le sens, à la différence peut-être de la vérité, possède un caractère démocratique.



Sur quoi repose le succès de la philo aujourd'hui ? 

M. F. La philo repose sur une gigantesque demande de sens qui n'est plus réservée à une élite. N'oublions pas que les premiers essais de philosophie populaire datent du XVIIIe siècle. Pourquoi cette demande est-elle si forte aujourd'hui alors que l'opinion courante consiste à dire que la philosophie est en crise et qu'elle ne compte plus de grandes figures telles que Sartre, Foucault, Deleuze ou Levinas ? Parce que nous sommes dans des sociétés de l'information saturées de savoirs et qu'il n'est plus possible de les unifier.

Un projet comme l'Encyclopédie, qui rassemble et synthétise tout le savoir humain disponible, serait impensable aujourd'hui, tant les sciences se sont spécialisées. Cette inflation des savoirs spécifiques produit une frustration qui se retrouve dans la défiance à l'égard de l'expertise. Le sentiment s'impose d'en savoir de plus en plus sur le monde et de le comprendre de moins en moins. Le succès de la philo repose sur l'idée que l'on peut malgré tout reconstituer une unité de ces savoirs éclatés, réinjecter de la cohérence et de la finalité.

Les explications de type scientiste laissent insatisfait. Pour le dire simplement, un amoureux admet difficilement que l'on explique ses sentiments par des mécanismes hormonaux. De même, il y a un besoin de grands récits, en particulier dans le domaine politique, à l'heure où le champ idéologique est saturé par les exigences gestionnaires. Ce désir épique face au désenchantement du monde, où triomphe une conception purement scientifique de l'univers est compréhensible. Mais le risque consiste à réduire la philosophie à un supplément d'âme, une manière de " réenchanter le monde " à peu de frais.

F. W. La philosophie retrouve ses questions les plus vitales, après la fin des idéologies et des religions (ce qui explique le retour parfois durci et clos de celles-ci). Mais elle retrouve aussi les questions qui surgissent de notre vie et ne cesseront de le faire. " Qu'est-ce qui m'arrive ? ", c'est la question de Juliette dans Roméo et Juliette, de Shakespeare, quand elle tombe amoureuse. C'est un événement abyssal et singulier que de tomber amoureux. La philosophie doit à la fois penser nos temps modernes désenchantés et les questions plus intimes, comme celles qui surviennent lors de la mort d'un proche.

La religion avait volé à la philosophie l'enjeu de l'amour ou du salut. Or on redécouvre que la philosophie n'est pas seulement un savoir abstrait, mais une " manière de vivre ",comme disait Pierre Hadot. Elle peut et doit répondre à ces questions vitales qui, inversement, exigent une recherche nouvelle, au-delà des réponses toutes faites. Y compris de celles de la philo quand celle-ci devient un genre. Le désir de philo va au-delà de la philo. Il mène à la philosophie !

La philo est-elle devenue une idéologie ? Et y a-t-il aujourd'hui un charlatanisme philosophique ?

F. W. Il y a charlatanisme quand on répond à ces demandes de sens par des évidences sans démonstrations, sans réflexions, sans concepts. Par une consolation devenue consommation. Comme un remède sans diagnostic. On transforme le philosophe en accompagnateur moral qui dit : " Ça va aller. " Le philosophe qui prétend démocratiser devient alors le pire des maîtres, car il n'est maître que par son prestige, sa personne, non par son travail ou son œuvre. La fascination pour la star médiatique, si l'on vient la voir – dans des bateaux ou sur des plateaux – non pour ce qu'elle dit mais pour ce qu'elle est, peut constituer une grave dérive, un risque de coupure entre philo et philosophie. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Si on jette la philosophie avec ceux qui manipulent la philo, on perd sur tous les tableaux.

Un étudiant qui s'inscrit en philosophie, si ça se passe bien, dira heureusement : je vais au cours de philo. Inversement, le public qui va dans un café philo sera sensible au lien qui l'unit à la philosophie. Dans les amphis, une philosophie sans réponse aux questions de la philo serait désespérante. Dans les cafés, forums et autres festivals, une philo sans philosophie le serait aussi !

M. F. Prenons deux philosophes très opposés mais que réunissent leur succès médiatique : Alain Badiou et Michel Onfray. Le premier est la figure du philosophe roi, platonicien, qui affirme l'autonomie de la philosophie, sa grandeur démonstrative et mathématique. Le second est plutôt du côté des opinions, de l'affirmation péremptoire et de la polémique. Badiou le philosophe reproche à la philo d'être partout avec ses " paladins médiatiques " et s'en plaint. Pour autant, je suivrais Maurice Merleau-Ponty lorsqu'il explique dans un texte de 1953 que la philosophie est " partout et nulle part ".Elle est partout, en chaque perception, logée dans le creux et les non-dits de nos expériences. Mais elle est aussi nulle part car il n'y a pas de lieu naturel de la philosophie, même si l'université est celui de la recherche. Je crois qu'il est vain de rappeler à l'ordre la philo en disant que la philosophie ne devrait se faire qu'à l'université. Tous les efforts de reterritorialisation seront tenus en échec par les nouvelles technologies.



Que reprochez-vous à la méthode de Michel Onfray ? 

M. F. De privilégier l'affirmation sur la démonstration. Michel Onfray fait de la philosophie et prétend même faire de la contre-philosophie en exhumant des auteurs soi-disant oubliés par l'université. Sa démarche épouse un trait de l'époque : la théorie du complot. Celle-ci n'est que le revers de la demande hyperbolique de sens : lorsque l'on s'attend à tout comprendre, et que cela ne marche pas, on trouve des coupables. C'est cette idée selon laquelle on a toujours menti au public, que la philosophie officielle est ardue, jargonneuse et accaparée par des professeurs abscons qui empêchent les gens de penser par eux-mêmes.

Onfray, c'est l'importation du populisme du " tous pourris " en philosophie. Face au désarroi devant la prolifération des savoirs, le discours complotiste répond que des institutions nous en cachent la portée. Avec le bénéfice symbolique habituel pour celui qui se targue devant ses fidèles d'être passé de l'autre côté du miroir et d'avoir percé le secret.

J'ajoute que le b.a.-ba de la bonne critique est de ne pas se tromper d'ennemi. Dire que les professeurs de la Sorbonne ou les psychanalystes détiennent aujourd'hui le pouvoir symbolique, alors que les étudiants désertent les facultés et que triomphent les thérapies cognitives et comportementalistes, est proprement aberrant. Faire carrière en attaquant des institutions déjà très affaiblies ne relève pas du courage, mais de la démagogie.



Iriez-vous jusqu'à considérer que la légitimité philosophique d'auteurs comme Luc Ferry ou Raphaël Enthoven, André Comte-Sponville ou Charles Pépin soit contestable ? 

F. W. Non. Tous les philosophes intervenant dans la philo que vous avez cités rendent un hommage à la philosophie, au risque parfois de la trahir. C'est que la philosophie, en France, tire sa force de croiser plusieurs légitimités, et plusieurs publics. Il y a l'enseignement (pensons à la classe de terminale), la recherche (l'œuvre, les pairs) et le public (la politique, les médias aussi). Tout tient à ce lien. Tous les noms que vous citez en jouent, de manière différente, et je ne les confondrai pas. Un Michel Onfray est des plus fascinés par l'enseignement, et à bon droit, et il le pratique parfaitement. Il assure critiquer la philosophie institutionnelle, mais l'Université populaire de Michel Onfray reste une université ; sa " contre-histoire " de la philosophie reste une " histoire " ; son " anti-manuel " reste un " manuel ".

Un Bernard-Henri Lévy sait qu'il faut une œuvre pour nourrir une opinion. Mais pour cela, il faut rencontrer les problèmes de son temps, construire des concepts. Peut-on lui en attribuer ? Et pourquoi dire pour cela que rien ne se fait à l'université ? Sartre, sur qui BHL a écrit un beau livre, lui, reliait tout. Inversement, une certaine philosophie académique renoncera à vouloir convaincre et agir. Mais elle s'attachera à critiquer ceux qui le font ! Ainsi, parfois, malgré eux, la plupart font encore tenir ensemble la philo et la philosophie, et il faut s'en féliciter. Car il n'y a jamais trop de philosophie.

On disait déjà que des philosophes comme Sartre et Bergson faisaient sortir la philosophie de l'école, où ils sont maintenant étudiés. Bergson a reçu le prix Nobel de littérature (il n'y en a pas en philosophie), tout comme Camus et Sartre qui ont beaucoup souffert de cette reconnaissance littéraire à double tranchant. Même Sartre qui l'a refusé pour des raisons politiques car celles-ci, associées à son génie littéraire, ont fait oublier sa philosophie !



Assiste-t-on à une radicalisation des controverses et à un nouveau populisme philosophique ?

Michaël Fœssel Nous assistons à une " brutalisation " du débat public. A mesure que les oppositions idéologiques et politiques perdent de leur substance, le débat verse dans la polémique un peu vaine et personnalisée. Il semble de plus en plus difficile d'admirer son adversaire, ce à quoi Nietzsche invitait pourtant les polémistes. Il n'y a qu'à lire ce qu'il écrit sur Platon ou sur saint Paul, ses deux ennemis de prédilection. C'est la force de leur pensée qui justifie qu'il s'attaque à eux, ce qui suppose d'explorer les profondeurs de leur psychologie. Or, nous assistons au règne de l'ironie facile élevée au rang de critique.

Il n'y a pas lieu de blâmer Michel Onfray parce qu'il s'attaque à Freud. D'autres, comme Gilles Deleuze et Félix Guattari, l'ont fait avant lui. Mais nulle part dans L'Anti-Œdipe, coécrit par ces deux auteurs, vous ne trouverez l'idée qu'on ne peut pas faire confiance à Freud parce qu'il trompait sa femme ! Paradoxalement, ce type de virulence gratuite est la rançon du scepticisme. On gonfle les forces de l'adversaire, on s'invente des ennemis imaginaires pour convaincre de son caractère subversif. Mais la violence philosophique, et il n'y a pas de philosophie sans violence, se passe sans peine d'adjectifs grandiloquents et de leçons de morale.

Frédéric Worms Je vais prendre un exemple très simple. Dans les débats sur la fin de vie, toute position qui n'est pas déchirée sera fausse, en plus de n'être ni éthique ni politique. Ce sont des questions où entrent forcément en contradiction des principes moraux et où on doit nécessairement concilier des points de vue différents. En principe, la médecine cherche à préserver la vie, mais dans quelle mesure certains types de souffrances peuvent-ils être pires que la mort ? Comment considérer au moins la possibilité que, dans certains cas, mettre fin à une vie puisse ne pas être le pire des actes mais le moins mauvais ? Toute personne qui n'est pas déchirée est déjà dans l'imposture. Même et surtout celui qui se dit " philosophe ".

Ni gourou ni supplément d'âme, à quoi sert le philosophe lorsqu'il s'implique dans les débats journalistiques et les institutions de la cité, comme les hôpitaux ou les tribunaux ? 

F. W. Prenons, en effet, l'exemple de la médecine. Il y a un problème lorsqu'on réduit le soin à son aspect technique, mais en même temps, dire que le soin c'est l'amour et la bienveillance, c'est extrêmement insuffisant. Il faut donc articuler l'aspect technique, moral, social et politique. On ne soigne pas sans avoir un peu de technique. Si vous chantez une berceuse sans donner le biberon, ça ne marche pas. Il y a autant d'éthique dans un scanner ou une feuille de Sécurité sociale que dans une parole bienveillante ou une main tendue. Or, par leur complexité croissante, par leur progrès autant que par leurs crises, ou par des cas extrêmes, ces dimensions entrent en tension, parfois en conflit. La philosophie est utile pour les penser.

M. F. Je ne crois pas que l'on puisse faire de la philosophie dans la sphère médiatique. Lorsque le philosophe y intervient, il le fait au titre de personnage public susceptible, tout au plus, de susciter des débats, de populariser des thèses. Mais les arguments trouvent leur place naturelle dans les livres. La principale fonction sociale du philosophe aujourd'hui, je la vois dans le rappel à un certain sens de l'histoire, ou plutôt de l'historicité. Dans la revue Esprit, par exemple, nous avons essayé de replacer la notion de nihilisme dans le champ intellectuel (numéro de mars).

Le nihilisme est une notion qui implique qu'un certain nombre de phénomènes, que nous considérons comme spécifiquement contemporains, comme l'absence de repères ou la crise des valeurs, sont en réalité des phénomènes au long cours liés à des évolutions spirituelles et métaphysiques extrêmement profondes, comme la " mort de Dieu " dont parle Nietzsche. Le nihilisme permet d'interroger le présent sans passer par les discours du " déclin " ou de la " crise ". L'une des fonctions politiques de la philosophie est de rappeler que nos catégories les plus usuelles ont une histoire.



Petite philosophie du football, du cinéma, des séries télévisées… Peut-on faire de la philosophie avec tout ? 

M. F. Je ne le pense pas du tout. Le problème n'est pas celui de la dignité des objets : il n'y a pas de raison d'arrêter la liste des thèmes susceptibles d'être abordés par la philosophie. Le problème tient à la méthode. La philosophie n'a pas vocation à commenter tous les objets qui émergent sur la scène. Nous souffrons déjà assez de la tendance contemporaine à éditorialiser le moindre événement. Nous vivons une époque qui s'est réconciliée à trop bon compte avec le sens, comme si n'importe quel phénomène médiatique portait avec lui un système de significations qui ne demandait qu'à être déployé. Or le premier geste philosophique est le doute à l'égard du sens et des attentes qui portent sur lui. Sans doute la philosophie peut-elle explorer l'ordinaire, mais les armes qu'elle déploie pour cela (les concepts) sont, si je puis dire, des moyens d'exception. Il me semble que le rôle de la philosophie est de remettre en cause les significations, pas de les rechercher à tout prix. C'est sa violence propre ou, si l'on préfère, sa fonction de désenchantement.

F. W. " Toute matière étrangère est bonne et même toute bonne matière est étrangère ", disait Georges Canguihem. Ce n'est bien sûr pas l'objet qui définit la philosophie, c'est la manière dont on en parle ! Il ne faut donc pas enfermer la philosophie dans ses objets, ses outils techniques et ses concepts. Mais il ne suffit pas non plus d'en sortir pour faire de la philo et croire dire quelque chose de nouveau sur le réel. Il faut que la réflexion sur ces nouveaux objets (Internet, par exemple) touche réellement à des questions de principe (par exemple, ici : qu'est-ce qu'un espace public ?). Il faut penser les problèmes du présent, ils sont là dans ces nouveaux objets, mais pas forcément où l'on croit. On apprend plus des drones et de WikiLeaks, des controverses et des dangers, que des objets en eux-mêmes, sur lesquels on réfléchirait dans le vague.



Quelles sont les pires formes de marketing philosophique ? 

M. F. Le pire réside dans le prêt-à-penser. La tendance du marketing, y compris en philosophie, est de présenter comme nouveau ce qui est ancien et oublié. Deleuze, qui n'avait rien d'un traditionaliste, parlait de la " tristesse des générations sans maîtres ".Un " maître ", ce n'est pas quelqu'un qui force à dire, mais quelqu'un qui interdit de répéter.

F. W. Tout marketing philosophique est déjà le pire ! Car le marketing suppose le packaging, l'adaptation des contenus et le formatage. Il faut des médiateurs (journalistes, éditeurs, médias, y compris Internet), des lieux de légitimité et de parole exigeants. Débâcle politique, désarroi économique, désastre écologique : les problèmes sont là. N'oublions pas que le moment est dangereux, que l'heure n'est pas à parader ni à se replier, que nous dansons sur un volcan. Il faut laisser parler les sismologues, mais dans de bonnes conditions et médiations. Il faut aussi préserver les lieux de pensée et de questionnement, comme le disait l'homme de théâtre Jean-Luc Lagarce, car " les lieux de la certitude définitive, nous en avons, cessons d'en construire ".

Propos recueillis par Nicolas Truong

Né en 1964, professeur à l'Ecole normale supérieure, où il dirige

le Centre international d'études de la philosophie française contemporaine, Frédéric Worms est spécialiste

de Bergson. Membre du Comité consultatif national d'éthique, il a notamment publié " La Philosophie en France au XXe siècle. Moments " (Gallimard, 2009) et " Les 100 mots

de la philosophie " (PUF, 2013).

Né en 1974,

Michaël Fœssel est maître

de conférences à l'université

de Bourgogne. Successeur d'Alain Finkielkraut à la chaire de philosophie de l'école Polytechnique, il s'est intéressé aux œuvres d'Emmanuel Kant et de Paul Ricœur et a notamment publié " Après la fin du monde : critique de la raison apocalyptique ", Seuil, 2012.

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