Je voudrais éviter que l'intervention de François Vatin conduise à une
mauvaise interprétation de ma position et de mes propos.
Ecartons déjà ce qui ne fait en aucun cas divergence : l'importance de se
nourrir de l'apport d'autres disciplines. Je n'ai même pas à en parler
tellement, pour ceux qui connaissent ce que j'ai écrit, il est évident que
je n'ai jamais cessé de pratiquer cette confrontation : avec l'économie,
avec la philosophie (on m'a d'ailleurs souvent reproché d'être trop
philosophe), avec l'histoire des religions orientales, avec, de manière plus
récente, la physique de la matière, les avancées en astrophysique, dont tous
mes derniers textes, sur mon site, sont remplis, etc. Dans la mesure où ce
que l'on pratique exprime ce que l'on pense, je n'ai rien à ajouter sur ce
point. Il n'y a pas débat avec François.
Je ne défends pas une pureté imaginaire de la sociologie. Par contre je
défends fortement deux postures inséparables : l'approfondissement et
l'invention. Je ne tiens pas à un nombre d'années particulier, par contre je
pense que l'enseignement universitaire doit procurer cette opportunité, pour
des étudiants, d'approfondir, en permanence, une ou plusieurs disciplines.
Et il n'y a pas approfondissement, s'il n'y a pas continuité dans une
discipline que l'on creuse chaque fois plus, retour sur des auteurs que l'on
croyait avoir compris, maturation, et, en définitive, capacité à devenir
critique. Et on ne devient jamais critique dans une discipline, voire
critique vis à vis d'une discipline, si on ne l'a pas approfondie. Par
exemple ; je suis arrivé à la conclusion très assurée que le couple
"individu/société" est une pure fiction, qu'il s'agit d'un paradigme creux,
sans substance. Qu'il n'existe pas de concept d'individu ou de société qui
soit crédible, qui tienne la route. Mais pour arriver à cette conclusion, il
aura fallu malgré tout que je fasse le tour de cette fiction, que je la
découvre comme telle. Cela demande approfondissement. Le temps, lui, va
varier selon les individus. Ce qui compte, c'est la permanence de l'effort.
Or le parcours des étudiants, par rapport à la sociologie, est actuellement
un parcours brisé, au cours duquel il ne leur est pas donné l'occasion
d'approfondir. De plus, il leur arrive ce fait étrange et pourtant
difficilement contestable, que, dans un master thématique, ils vont devoir
baisser leur niveau d'approche de la sociologie, le banaliser, le détourner
vers du "concret", abandonner les débuts d'ambition théorique (et donc
aussi, car on ne comprend jamais mieux le concret qu'avec des concepts, de
bien comprendre le thème sur lequel ils se concentrent, de saisir
l'actualité du monde).
Mais je fais un pas de plus : qu'est ce qui m'importe ? Ce n'est pas de
reproduire la sociologie, qui plus est sur un mode académique. Ce qui
m'importe, c'est que les générations actuelles et futures inventent,
innovent, inventent de nouveaux concepts, tentent de nouveaux paradigme,
bousculent l'héritage sociologique, se saisissent de l'actualité de notre
monde. L'approfondissement critique n'est pas un but en soi. Mais c'est
néanmoins la condition pour être capable de mettre en cause des paradigmes
dominants et d'en inventer des nouveaux. On n'invente jamais dans la
"brillance", dans le "surf", dans le superficiel. Mes meilleurs étudiants,
je ne les ai pas trouvés à l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, où j'ai
enseigné et mené des recherches pendant plus de 10 ans. Non. Je les ai
trouvé dans les étudiants "de base" de l''Est parisien, qui, dès lors qu'ils
se prenaient d'une certaine passion pour la sociologie, tout en étant
incités sans cesse à la mettre en cause, s'avéraient capables de se
transformer, d'évoluer beaucoup plus profondément que les élèves ingénieurs
(de dernière année de l'Ecole, puisque j'enseignais à ce niveau ! ).
Mais, ni les enseignants, ni les étudiants, ne sont placés aujourd'hui en
condition de faire ce que je décris. Ou s'ils le font, c'est l'exception.
J'aimerais pouvoir m'extasier devant les nouveaux thésards, les féliciter
chaleureusement, voire les admirer. Je l'aimerais sincèrement. Mais je me
pose la question : quels nouveaux concepts, quelles nouvelles manière de
penser, quels débuts de nouveaux paradigmes, en bref : quel renouvellement
de la sociologie ont-ils produit ? En quoi puis-je me dire "la sociologie,
après la soutenance de cette thèse, n'est plus comme avant" ? . Car en
définitive, pour une thèse, c'est la seule question que l'on devrait avoir à
se poser. Décliner la Xème version de tel courant ou école, sur tel ou tel
"terrain", est d'un intérêt nul pour moi dans le cas d'une thèse. Mais je
reconnais que je ne siège pas dans beaucoup de jurys et je suis prêt à
prendre connaissance des thèses dont parle François avec tant d'éloges. Et
surtout, ce qui m'inquiète, ce n'est pas le présent. C'est le futur. Car
c'est dans le futur que les actuelles réformes de l'université vont
pleinement produire leurs effets.
Philippe Zarifian