L'avènement de la superstar haïtiano-américaine Wyclef Jean dans la
foulée électorale haïtienne en cette année 2010 marque un tournant
important dans l'évolution politique post-séisme. Et si le glorieux
candidat de Viv Ansanm en venait à gagner, on assisterait à une
réelle révolution dans la manière de faire des Haïtiens en politique.
Qu'a-t-il, ce Wyclef Jean que les politiciens de chez nous n'ont
pas ? Que ferait-il pour le pays que les autres ne pourraient pas
faire? Quels sont les points faibles d'une option Wyclef ?
Franchissons ensemble le seuil et voyons.
Premièrement, qu'on le veuille ou non, Wyclef représente la Diaspora.
Cette Diaspora, du fait de la Constitution et d'autres obstacles, a
toujours été tenue à l'écart de la praxis politique haïtienne alors
que cette diaspora fait fonctionner le pays d'un apport de presque 2
milliards de dollars chaque année. Officiellement ou pas, on aurait
une situation que certains appelleraient la Diaspora au pouvoir, de
même qu'on parlait récemment des prêtres au pouvoir, ou des agronomes
au pouvoir. De plus Wyclef arrive au bon moment, quand la présente
Législature a déjà accepté et voté le principe d'un amendement à la
présente Constitution de sorte qu'il n'est question que d'attendre la
prochaine Législature pour que la problématique de la Constitution -et
de la double nationalité- soit réglée une fois pour toute.
Deuxièmement, le candidat est rutilant de jeunesse. 40 ans. Tout comme
Obama a été choisi entre autre choses pour sa jeunesse et la jeunesse
de ses idées, Wyclef Jean pourrait infuser du sang nouveau à la
politique haïtienne. L'atmosphère de post-séisme en Haïti fait appel,
en effet, à des gens vigoureux capables d'une forte mobilité car
l'oeuvre à accomplir dans le cadre de la Reconstruction est plutôt de
dimension herculéenne et pharaonique. Ce n'est pas premièrement une
tache pour les septuagénaires, les moins vieux ou les plus vieux. Ceux-
ci, bien sûr, doivent trouver leur place du fait de leur longue
expérience et leur éminente sagesse, mais pas nécessairement à la
première Magistrature de l'Etat.
En parlant d'Etat, personne ne doit oublier que le Séisme du 12
Janvier a forcé les grammairiens haïtiens, les gens de la sémantique
haïtienne et même ceux de l'Académie, à fournir une définition toute
nouvelle et primesautière à ce terme. Le Docteur Maryse Noel-Roumain,
dans un article paru peu après le désastre, a le mérite d'avoir
soulevé ce point. A la question de savoir De quel État avons-nous
besoin ? Maryse Noël-Roumain répond :
<< Dans cette nouvelle conjoncture, il nous faut dépasser toute vision
réductrice car l'État ce ne sont plus les occupants du palais
présidentiel d'ailleurs sérieusement endommagé et désaffecté, ce ne
sont plus les différents ministères réduits en poussière... ce ne sont
plus les sénateurs, les députés et le personnel du corps judiciaire
incapables de fonctionner. Ce n'est même plus le corps de police en
formation. L'État, ce devrait être l'ensemble des forces vives et
saines de la nation organisées autour des taches de reconstruction et
de leaderships compétents et dévoués à la cause du pays. (AlterPresse
le 21 janvier 2010).
Si cette opinion était partagée par l'universalité de nos
intellectuels, elle correspondrait à une vraie révolution idéologique
et politologique en ce sens qu'elle désignerait une sorte d'Etat
apolitique, un Etat pour les gens vigoureux qui peuvent << mété-main>>
comme le chantait naguère Ansy Dérose. Et non point un Etat mu par des
intérêts de classe et par l'outrecuidance des titres. L'Etat ainsi
redéfini par cette grande Dame de la nouvelle politologie haïtienne
est un Etat de cadres, un Etat de fils du pays suffisamment qualifiés,
désireux de rebâtir leurs institutions et reconstruire leur pays et
leur Nation. Cet Etat répond à une conjoncture spéciale et
particulière, un consensus d'exception. La classe politique haïtienne
et les classes dominantes traditionnelles se doivent de s'accommoder
de cette nouvelle et cinglante réalité. Après le 12 Janvier quiconque
s'arrête et regarde en arrière sera changé en statue de sel !
Mais Wyclef Jean, le chanteur du mega-hit "Hips Don't Lie", est-il un
de ces cadres ? Quelles études a-t-il faites dans le domaine de la
politique, de l'Administration, de l'Economie politique et de la
gouvernance ?
-Eh bien, tout ici est encore une question de définition. Le bon
cadre, après un tremblement de terre, n'est certainement pas le plus
grand professeur d'université (dont les parchemins peuvent d'ailleurs
être perdus sous les décombres). C'est le bon maçon, le bon
charpentier, le bon défricheur, le bon technicien, le voisin le plus
proche, plein d'énergie, de vitesse et de jeunesse, l'homme le plus
dynamique et non -comme dans Pèlin Tèt-, les << intelektyels >> qui pour
un p'tit cric ou un p'tit crac disent toujours : << Jé démand' la
pawol ! >>
Ceci dit, les cadres aujourd'hui en Haïti sont ceux qui peuvent
participer à la Reconstruction, ceux qui connaissent des gens en haut
lieu, ceux qui peuvent mobiliser la grande presse internationale, ceux
qui connaissent les techniciens, les grandes compagnies, ceux qui ont
l'étoffe qu'il faut pour négocier avec les fournisseurs et les
investisseurs, et optimiser avec eux les << coûts de transaction >> pour
ne pas vendre le pays. Après tout ceci viendront les cadres formels
qui peuvent s'asseoir autour du vrai leader pour le conseiller tout en
étant son complément. Le profil de Wyclef Jean semblerait correspondre
à celui de l'homme dont l'Haïti déchiquetée par le Séisme a besoin
aujourd'hui.
Nous savons déjà que beaucoup d'obstacles vont se dresser sous les pas
du nouveau candidat. Nous savons aussi que de brûlantes questions
restent encore pendantes malgré l'explication fournie par Wyclef à CNN
le soir du 5 août dernier. La question des cinq ans de résidence
consécutive au pays d'un candidat, la question de citoyenneté réelle
de Wyclef Jean, et d'autres questions moins importantes, pourraient
être évoquées pour que le CEP décerne un carnet défavorable à la
superstar candidat. Après tout, les politiciens-de-race qui ont bravé
les boulets et la mitraille de l'après-86 et qui connaissent bien le
terrain, ne vont pas se croiser les bras et laisser grimper le << petit
>> Wyclef au faîte de l'Etat haïtien.
Il faudra attendre le verdict du peuple car dans le système du One man-
One vote c'est celui qui a les Masses derrière lui qui peut gagner les
élections à venir. Personne ne pourra couler un homme adulé par les
masses. Si la Star internationale peut avoir ou a déjà les grandes
masses derrière lui, il pourra bien gagner, mais s'il ne les a pas, sa
candidature, déjà, est une vaste comédie hollywoodienne. C'est un
autre qui gagnera.
Ainsi donc la seule mention du nom de Wyclef vient brouiller les
cartes car aucun joueur ne s'attendait à une telle frappe. Si la
mégastar réussissait, ce serait la fin d'une ère en Haïti, l'ère de la
politique traditionnelle. Le temps de la classe des démocrates purs et
durs serait alors révolu. Même l'ère lavalassienne connaitrait des
remous, bien que ce soient encore les masses lavalassiennes ou
néolavalassiennes qui voteraient Wyclef. ...Mais ce serait quand même
le commencement de la fin ou même la fin de la fin pour le mouvement
des eaux houleuses du docteur Aristide.
Comme déjà dit, ce serait aussi le temps de la Diaspora. Mais ce
serait de même le temps d'une participation plus exclusive et plus
vaste des grands Voisins étrangers dans les affaires d'Haïti car
Wyclef serait pour eux un interlocuteur de choix avec qui il serait
plus facile de << travailler >>. Après tout, en cette période de
reconstruction, Haïti a une marge de manoeuvre plutôt réduite. S'il y a
un mal, il est déjà fait. La Commission Intérimaire est déjà là en
place avec le Président Clinton comme co-Chair. Les fonds colossaux,
la sécurité militaire et policière, sont en train d'être fournis par
les mêmes voisins. Pourquoi alors leur priver d'un << interlocuteur
valable >> ? S'il est vrai que selon le mot récent de René Depestre <<
Haïti a une chance unique à prendre >>, l'instant présent est celui de
faire en sorte qu'Haïti sorte la grande bénéficiaire des mouvements
actuels, que les coûts de transaction soient bien minimisés en vue
d'un développement sans grande douleur de passage.
Si Monsieur Wyclef Jean devait réussir, et s'il voulait la paix, il
devrait faire appel à toute la classe des politiciens traditionnels et
intégrer les plus progressistes et les plus intelligents dans certains
secteurs de son gouvernement car désormais aucun jeu politique ne peut
se faire à somme nulle. Wyclef ne devrait ni ne pourrait tout
emporter. Le jeu sur l'échiquier d'aujourd'hui se fait à somme non-
nulle pour que le perdant trouve aussi quelque chose pour lui afin de
pouvoir continuer à jouer sur l'échiquier. Oui, il est à prévoir
qu'une fois arrivé au pouvoir, le candidat actuel -quel qu'il soit- va
subir l'influence des politiciens de race qui forment ou ont toujours
constitué en Haïti l'establishment endogène. Leur pouvoir de
cooptation ou d'absorption peut convertir l'actuel leader en quelque
chose qui en vient à être le contraire de l'homme qu'on connaissait
avant... Tous les présidents récents sont passés par là. Malgré cet
écueil prévisible, cependant, les politiciens de l'heure : les
Jacques-Ed.Alexis, les Charles Baker, les Neptune, les K-Plim, les
Maryse Narcisse, les Mirlande Manigat, les Rébu, les Pasteur Jeune,
les Kelly Bastien, les Michelle Montas, les Anacasis, les Dejean, les
Boulos et même les Sweet Mickey, pour ne citer que ceux-ci, ne doivent
pas être écartés. Leur expérience doit être mise à contribution. Ils
méritent de la Patrie !
Ainsi donc les semaines qui s'annoncent seront chargées de suspens. La
vie politique va être en pleine ébullition. Il faut seulement
souhaiter que l'industrie de l'insécurité se mette à chômer et qu'il
n'y ait pas de cadavres dans les rues. Aux trois cent milles tués du
Tremblement de terre il ne faut ajouter aucun mort. Au contraire il
faut souhaiter qu'avec tout ce bon aréopage de fils du pays et les
voisins qui sont venus aider, Haïti comme le Phénix, renaisse de ses
cendres !
Dr Nicolas-L. Pauyo
openha...@yahoo.com